Laura Tufféry
Le 18 juin 2010, place de la Bastille, les travailleurs sans papiers attendaient un texte pour lequel ils se bâtirent un campement aux marches de l’Opéra. Le 18 juin 2010, Nicolas Sarkozy commémorait à Londres les soixante-dix ans de l’appel du général De Gaulle à la résistance et rendait un vibrant hommage à ceux qui se batturent pour la même idée de la liberté, la même idée de la civilisation.
Au-delà de l’éloge forcément amoindri par cette faute dont on ne sait si elle est de frappe, d’appréciation ou d’ignorance, il y avait matière, dans l’actualité, à s’interroger sur la consonance, soixante-dix ans plus tard, du verbe intransitif se battre. Et aussi: à qui ce message supposé entretenir en éveil les esprits s’adressait-il?
Au-delà de l’éloge forcément amoindri par cette faute dont on ne sait si elle est de frappe, d’appréciation ou d’ignorance, il y avait matière, dans l’actualité, à s’interroger sur la consonance, soixante-dix ans plus tard, du verbe intransitif se battre. Et aussi: à qui ce message supposé entretenir en éveil les esprits s’adressait-il?
Tandis que les Bleus se batturent dans le mitan de la plus grande des cacophonies de leur entraîneur; les travailleurs sans papiers se battirent huit mois durant pour attendre place de la Bastille, au soir du 18 juin 2010, un texte visant à régulariser leur situation de travailleurs sans papiers, contribuables pour la plupart. La commémoration de cette soixante-dixième année de l’appel à la résistance du 18 juin 1940 serait digne du père Ubu ou de Tartuffe si on s’en tenait à cette topographie des faits, des «lieux de la mémoire» et de la langue française.
Pourtant, la France est historiquement une nation contestataire éprise de liberté, de justice et de culture et elle aime à entretenir ses symboles emblématiques, établir des corrélations entre les dates qu’elle n’oublie jamais de commémorer. Nation de la mémoire, contre l’oubli par excellence, elle a donné naissance à un florilège de disciplines et de disciples pour la servir, tels les cinéastes, les intellectuels ou les historiens qui n’ont eu de cesse de produire des œuvres, des films, des textes qui honorent cette tradition de la mnésie collective. Alors, si Ubu à Londres et Tartuffe au ministère du Travail et de l’Immigration étaient incontestablement de la partie pour cette commémoration, les frères Lumière tinrent une place de choix aux marches de l’Opéra Bastille.
Démarré le 12 octobre 2009, le mouvement -qui s’est terminé le 18 juin, en dépit d’un texte qui laisse en suspens une des revendications fondamentales des syndicats, à savoir la durée de séjour en France toujours fixée à 5 ans et la non prise en compte du travail au noir- marque une spécificité dans l’histoire des mouvements sociaux et plus particulièrement dans celle de l’association étroite entre artistes, intellectuels et les luttes sociales en France.
Il faut remonter à la fondation de SOS Racisme par Harlem Désir et au slogan Touche pas à mon pote, en 1984, faisant suite à la Marche des Beurs en 1983, qui avait comme revendication principale une carte de séjour de dix ans, pour trouver un lien de parenté avec le slogan «On vit ici! On bosse ici! On reste ici!» porté par le film manifeste du même nom, film de Christophe Ruggia, Laurent Cantet et Jean-Henri Roger co-signé par le Collectif des cinéastes pour les sans-papiers (au nombre de 350).
Le Collectif des cinéastes pour les sans-papiers a commencé par signer massivement l’appel «Nous les prenons sous notre protection» pour soutenir les travailleurs sans papiers en grève de la rue du Regard. Cet appel, qui ne concernait pas que les cinéastes, répondait à l’urgence de ne pas laisser les grévistes menacés d’expulsion dans leur isolement. Dans le même temps, après quatre mois de grève, le Collectif signe un nouveau film dans la continuité de Nous, sans-papiers de France (1997) et Laissez-les grandir ici! (2007) dont le titre reprend le slogan «On bosse ici ! On vit ici ! On reste ici !».
La première du film a lieu le 22 février 2010 dans un autre lieu emblématique de l’histoire culturelle française, la Cinémathèque, présidée par Costa Gavras, également co-signataire du film, le lundi 22 février 2010.
La présence de cinéastes en renfort ou substitution des clercs n’est pas nouvelle: on se souvient de la mobilisation des cinéastes en février 1997, et de l’appel à la désobéissance contre les lois sur l’immigration lancé par cinquante-neuf réalisateurs de cinéma.
A dessein, il faut donc parler ici d’association, contrairement au soutien qu’apportait jadis la seule caution pétitionnaire de grandes figures intellectuelles emblématiques et tutélaires, et c’est bien la forme et la manière participative des cinéastes qui est inédite dans ce mouvement, tant sur le plan de la mise en place d’une logistique de soutien, notamment financier en amont et en aval (à «l’appel» du 18 juin répond «l’appel» du 18 septembre prochain de Rocks sans papiers: les fonds du concert seront reversés aux travailleurs grévistes sans papiers) que du choix de filmer ainsi que sur le parti pris «cinématographique» des cinéastes.
Cette originalité du coude-à-coude entre des cinéastes et des travailleurs grévistes sans papiers est donc aussi à rapprocher de la spécificité de ce mouvement qui dévoile les visages et porte les voix de travailleurs dont la plupart sont originaires de l’Afrique noire et de la Chine, nations souvent «oubliées» ou dont la culture, dans l’imagerie d’Épinal, est associée à des sans papiers, sans visages et sans voix.
C’est bien l’imbrication, et l’apport de l’un à l’autre, qui donne à ce mouvement des travailleurs sans papiers sa force, son unicité et constitue d’ores et déjà un précédent tant sur le plan de l’histoire sociale que sur celle du cinéma français. Car si les travailleurs sans papiers ont bénéficié du soutien des cinéastes et d’une caméra qui métamorphose leur parole et les rend acteurs de leur propre combat, le cinéma s’est posé la question du réel et de la responsabilité du cinéaste dans le choix du comment filmer.
Le dernier temps de ce long mouvement de grève, l’occupation des marches de l’Opéra place de la Bastille, a bénéficié d’un tournage réalisé par Luc Wouters, un des 350 signataires du collectif, à la façon des Frères lumières, Les Minutes des marches, dont ce texte est émaillé, qui met en situation un travailleur sans papiers avec une personnalité ou un anonyme, ainsi que les minutes relatant la vie du campement bâti avec les moyens de bord et où la vie s’organise, dans le calme, l’ordre malgré la fatigue de huit mois de grève.
La prise de parole citoyenne des sans-papiers, loin des slogans, de toute euphorie bon enfant, s’organise, se structure, se découvre, s’amplifie au gré des rencontres, des photos de groupe avec des personnalités du monde artistique intellectuel ou politique et syndical.
La caméra cadre volontairement dans des plans resserrés, des face-à-face, des côtes à côtes, où l’un rencontre l’autre, dans un échange libre, en sachant éviter l’écueil d’un exercice où l’un, supposé maîtriser la parole, aurait pu aboutir à un propos ethnographique, voire anthropologiste tendancieux.
Loin de là, émerge une parole qui circule de l’un à l’autre, et ces minutes cinématographiques, tout comme le parti pris du court On bosse ici! On vit ici! On reste ici!, ne prétendent nullement à une esthétique supposée donner une certaine forme de superbe à un mouvement social; bien au contraire, elles n’en restituent que l’authenticité et la dignité.
La performance réussie est celle d’une caméra qui, de ne pas être intrusive et de laisser se produire des rencontres, met en relief l’entière souveraineté des grévistes sans papiers -coincés entre le symbole de la liberté et celui de marches qui leur sont interdites par des cordons policiers- et celle des personnes qui viennent à la rencontre d’un mouvement qui, sorti de son isolement, prend de son autonomie, et où la force des individualités émerge. Il est probable que Jean Rouch n’aurait pas désavoué ce cinéma du réel qui n’est pas sans référence à Chronique d’un été : Paris 1960.
L’apprentissage de la justice, l’appropriation et l’affirmation de son identité, indissociables de la notion de dignité humaine, passent par un certain regard de l’autre.
Fi des tentes improvisées où l’on dort sous la pluie, on se relaie pour accueillir les soutiens anonymes ou pas, on improvise des danses parce que danser, comme regarder un match de football, est souvent ce qui permet, dans de nombreux pays pauvres, de combattre une situation précaire, de la supporter et de la transcender.
Ni vus ni voyeurs, ni victimes ni porte-paroles, ni glose ni charabia. Au soir du 18 juin 2010, au même moment où d’autres se batturent dans la confusion des déclarations patronales soutenant les travailleurs sans papiers puis des ministères de l’immigration et du travail, des travailleurs sans papiers, pour la plupart originaires du Mali et du Sénégal, levaient en moins d’une heure leur campement à l’issue de négociations syndicales qui constituent déjà une belle avancée. Mais l’important, l’inédit est ailleurs.
La place de l’Opéra Bastille désormais désertée, on venait d’assister à une belle leçon d’histoire, de français et de cinéma.
Ceux qui se battirent durant huit mois pour leurs droits et leur dignité, bâtirent un discours qui a le mérite d’exposer en un français et une syntaxe claire et concise, on vit ici, on bosse ici, on reste ici, le dénominateur commun de toute démocratie, de toute nation, de tout État de droit qui se respecte et s’appuie sur son histoire et ses symboles de soutien aux opprimés, inscrits dans l’inconscient collectif : la dignité.
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