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19/07/2010

La gauche américaine a oublié ses victoires

Alexander Cockburn

Sortie exsangue des persécutions maccarthystes des années 1950, la gauche progressiste et radicale américaine a d’abord connu une renaissance spectaculaire. Le 1er février 1960, enfreignant le règlement intérieur stipulant que les Noirs devaient manger debout, quatre étudiants du lycée agricole et technique de Caroline du Nord s’assoient à la cafétéria du magasin Woolworth de Greensboro. Le lendemain, ils sont vingt-cinq. Deux jours plus tard, quatre étudiantes blanches les rejoignent. Peu après, le mouvement s’étend à quinze villes, dans neuf Etats du sud des Etats-Unis. Le 25 juillet, après avoir essuyé 200 000 dollars de pertes, le magasin (succursale d’une chaîne nationale) renonce officiellement à sa réglementation ségrégationniste. Ces événements provoquent un véritable séisme dans le pays. Et marquent le point de départ d’une refonte en profondeur de la société.

En avril 1960, le Comité de coordination des étudiants non violents (SNCC) voit le jour dans la ville de Raleigh, située à cent trente kilomètres de Greensboro, avec pour objectif d’amplifier et de structurer le mouvement. Bob Moses, son premier directeur de campagne, se dit frappé par « l’allure sombre, la colère et la détermination » des contestataires, lesquelles contrastent avec l’expression « craintive et obséquieuse » visible sur les photographies de manifestants des Etats du Sud.

Le même printemps se réunit à Ann Arbor, dans le Michigan, la première conférence des Etudiants pour une société démocratique (SDS) — elle jouera un rôle-clé dans l’organisation de l’opposition à la guerre au Vietnam. En mai, les étudiants de l’université de Californie, à Berkeley, traversent la baie pour se réunir au pied des marches de l’hôtel de ville de San Franciso et huer la très maccarthyste commission d’enquête de la Chambre des représentants sur les activités « non américaines » (HUAC). La débauche de moyens employés par les forces de l’ordre pour disperser la foule fera basculer l’opinion, et mettra un terme aux persécutions anticommunistes.

En quatre courtes années, le mouvement pour les droits civiques contraint le président Lyndon Johnson à signer un ensemble de lois modifiant la Constitution des Etats-Unis et proscrivant la discrimination raciale. Dès 1965, les rues de Washington grondent du bruit des manifestations contre la guerre au Vietnam. Au tournant de la décennie, la société américaine tout entière vit un profond bouleversement. Une relecture scrupuleuse et sans complaisance de l’histoire du pays remet en question l’empire américain et l’idéologie de la sécurité nationale : les secrets et les turpitudes du Bureau fédéral d’investigation (FBI) et de l’Agence centrale de renseignement (CIA) sont rendus publics ; on dénonce l’utilisation à des fins militaires des savoirs développés dans les universités ; des mutineries se multiplient parmi les soldats envoyés au Vietnam ; l’avocat Ralph Nader et son association Public Citizen mettent en accusation la société de consommation. En 1974, le président Richard Nixon est contraint à la démission, le mouvement gay et lesbien affirme sa puissance et la gauche semble en mesure de jouer un rôle politique majeur pour le quart de siècle à venir.

Un changement aussi radical n’est pas survenu à partir de rien. En 1958 déjà, un boycott des cafétérias avait eu lieu à Oklahoma City. Son initiatrice, Mme Clara Luper, avait été marquée par l’exemple de Rosa Parks, célèbre pour avoir en 1955, à Montgomery, en Alabama, refusé de céder à un homme blanc le siège qu’elle occupait dans un bus. Cet acte marqua l’entrée en politique du pasteur Martin Luther King. Parks et King avaient participé aux séminaires de la Highlander Folk School, un institut fondé par des chrétiens de gauche proches du Parti communiste.

Ainsi l’essor des gauches américaines dans les années 1960 s’inscrit-il dans une lignée de luttes pour la justice sociale et contre les discriminations raciales. Il sera cependant victime de son incapacité à transformer les élans militants en force de gouvernement. Les différents courants de la gauche progressiste se fédérèrent un temps autour de la candidature à l’élection présidentielle du sénateur pacifiste George McGovern, investi par le Parti démocrate en 1972. Mais les chefs syndicaux, principaux bailleurs de fonds de la campagne, et les instances dirigeantes du parti abandonnèrent ce candidat, permettant ainsi la réélection du républicain Nixon. Accédant à la Maison Blanche en 1977, le président démocrate James Carter embrasse les thèses du néolibéralisme et engage le pays dans une « nouvelle guerre froide » en Afghanistan et en Amérique centrale, sans se heurter à une opposition des mouvements antiguerre qui avaient, quelques années plus tôt, célébré la défaite des Etats-Unis au Vietnam.

La gauche se ressaisira dans les années 1980 en organisant la résistance aux guerres de Ronald Reagan en Amérique centrale. Elle soutiendra également la première candidature sérieuse d’un homme noir à l’élection présidentielle, M. Jesse Jackson. Le révérend baptiste et militant des droits civiques se trouvait à Memphis au côté de King quand celui-ci fut assassiné en 1968. A la tête de sa coalition « arc-en-ciel », M. Jackson se présenta aux primaires du Parti démocrate de 1984 et de 1988 muni d’un programme qui constituait une anthologie de toutes les idées progressistes portées par les courants de gauche depuis le début des années 1960. Il ne fut pas investi par son parti, mais mobilisa des millions d’Américains.

A partir des années 1990, la prise de pouvoir des organisations à but non lucratif et des fondations privées (Howard Heinz, Rockefeller, etc., qui financent des causes progressistes) a eu sa part dans la débâcle de la gauche. Formées par des investisseurs cossus et exonérées d’impôts, ces entités dis-pensent et retirent leurs dotations en fonction de leurs orientations politiques. Les milieux « progressistes » et universitaires doivent ainsi leur survie financière, leurs salaires, leurs locaux, etc., à des subventions susceptibles d’être remises en cause chaque année.

Ainsi, lorsque les centrales syndicales et les groupes de défense de l’environnement ont menacé de s’unir en 1993 pour contrer la ratification par le président William Clinton de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), les grandes fondations caritatives sont intervenues. A l’époque, les groupes écologistes avaient reçu 40 millions de dollars de plusieurs mécènes issus de l’industrie du pétrole, dont près de 20 millions de la Pew Charitable Trusts. Face aux pressions de ses bailleurs de fonds, l’opposition à l’Alena ne résista pas longtemps. A l’aube du nouveau millénaire ne subsistait du mouvement d’autrefois que quelques groupes désargentés, les autres ayant été absorbés par le Parti démocrate et les forces néolibérales.

Le mouvement féministe s’est lui aussi peu à peu détourné des questions de justice sociale pour se focaliser sur le seul droit à l’avortement, constamment attaqué par la droite. Largement financé par Hollywood, qui vouait au président Clinton un véritable culte, il ne se fit pas entendre lorsque ce dernier entérina l’abolition de l’aide fédérale aux pauvres dont bénéficiaient une majorité de mères célibataires. Quant au mouvement gay, très radical dans les années 1970 et 1980, il milite désormais surtout pour le mariage des homosexuels, que certains d’entre eux analysent pourtant comme une forme de ralliement aux valeurs conservatrices de la famille.

Au fil du temps, les courants léninistes et trotskistes, qui offraient aux jeunes un accès aux rudiments de l’économie et à la discipline d’une organisation, se sont réduits comme peau de chagrin. Cette déliquescence de cultures de gauche a contribué à l’émergence de générations peu formées au débat d’idées, ignorantes des leçons de l’histoire et disposées à substituer diverses thèses complotistes ou le catastrophisme climatique à l’analyse des systèmes de production.

L’extinction d’une gauche capable de formuler des critiques dignes de ce nom explique les réactions exagérément personnalisées à l’encontre des politiques menées par le président George W. Bush et son bras droit Richard Cheney, lesquelles ont contribué à l’illusion que les démocrates représentaient une réelle solution de rechange, que n’importe lequel d’entre eux ferait l’affaire en 2008. Qu’il s’agisse de Mme Hillary Clinton, acquise aux politiques néolibérales des années 1990 (dont la déréglementation des banques), ou de M. Barack Obama, soutenu par les contributions électorales de Wall Street. Les circonscriptions les plus radicales du pays, souvent à forte population noire, qui se sont mobilisées en faveur de M. Obama, lui demeureront certainement fidèles jusqu’à la fin de son mandat.

L’actuel président est entré à la Maison Blanche convaincu que la gauche soutiendrait son action, quoi qu’il entreprenne en Afghanistan ou n’entreprenne pas en matière de protection sociale et de réforme financière. En un sens, le bilan morose de sa première année de pouvoir représente non pas l’héritage de Greensboro, mais celui de son oubli.

http://www.monde-diplomatique.fr/2010/02/COCKBURN/18821

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