À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

19/07/2010

L’actualité de la crise: un scenario d’épouvante ou d’horreur ?

François Leclerc

De manière peu évocatrice mais néanmoins menaçante, un scénario à la japonaise est régulièrement évoqué, description de ce qui pourrait atteindre l’Europe, et peut-être même les Etats-Unis. Le cas du Japon étant déjà réglé – puisqu’il est le modèle – de quelle histoire concernant les autres peut-il donc bien s’agir, puisqu’elle est disponible ?

Deuxième puissance mondiale – tant que la Chine ne l’a pas dépassé – le pays permet d’observer en grandeur réelle ce qui n’est donc pas une hypothèse d’école. Le miracle japonais était encensé dans les années 80 mais s’est terminé en queue de poisson dans les années 90. Il ne s’en est jamais remis.

La croissance économique y est devenue chroniquement anémique, en dépit des multiples plans de relance qui se sont succédés sans résultats, aboutissant à la création d’une énorme bulle financière. Une gigantesque dette publique, dépassant déjà les 200% du PIB, deuxième mondiale en volume après celle des Etats-Unis, qui a été jusqu’à maintenant essentiellement financée sur son marché intérieur.

Une politique monétaire très accommodante de la Banque of Japan (BoJ, la banque centrale) a en effet notamment permis aux banques privées japonaises de largement y contribuer. Ces dernières sont aujourd’hui fragilisées, face au risque de hausse des taux obligataires et de baisse de la valeur de ces actifs dans leurs bilans, par voie de conséquence.

Le financement de la dette japonaise est la plupart du temps décrit comme produit de l’épargne intérieure. Dans la grande tradition d’une science économique dont la vulgate nous est dispensée par des divinités secondaires, cette explication s’arrête là où elle pourrait devenir intéressante. La réalité est qu’environ la moitié des obligations d’Etat est détenue par le secteur public (ou quasi-public), fonds de pension gouvernemental, banque centrale et banque postale. Le solde, moins les 6% qui sont financés à l’international, l’étant par les banques privées, qui n’ont pu tout mettre en pension à la banque centrale, financé par le recyclage des profits industriels réalisés à l’exportation. On est loin des petits porteurs que l’on laisse entrevoir, qui ne contribuent au financement de la dette que pour assurer leurs retraites.

Le mécanisme qui s’est instauré au Japon avait été prévu dans ses grandes lignes par Keynes, sous le nom évocateur de trappe à liquidité. Anticipant sans l’avoir connue une situation au sein de laquelle les liquidités déversées par une banque centrale ne parviennent pas à relancer la machine économique, en dépit de leur quasi gratuité et de leur abondance. Une baisse des prix (déflation) l’accompagnant.

L’origine de cette situation est à rechercher dans l’amélioration de la compétitivité du Japon, afin de favoriser l’exportation. Elle s’est appuyée sur la croissance du chômage – que les statistiques officielles ne reflètent comme toujours que partiellement – ainsi que sur la très forte augmentation du travail à temps partiel. Les deux contribuant à affaiblir une consommation intérieure, que l’Etat dope en appliquant un taux très faible de TVA, accentuant ainsi son déficit en contrepartie.

Afin de relancer la croissance, il a par ailleurs financé des grands travaux d’infrastructures, se consacrant au bétonnage du pays, favorisant les entreprises du bâtiment et des travaux publics (BTP) ainsi que la corruption, tout en creusant encore son déficit. Ce qui n’a pas été accessoire dans son dispositif, mais n’a par contre produit que peu de pouvoir d’achat. A l’exception de subventions à l’achat de voitures, téléviseurs et systèmes solaires. Autant de mesures qui sont désormais menacées.

Par parenthèse, si le Japon a bien été un laboratoire, cela l’a été de la manière d’expérimenter – avec succès pendant un temps – la viabilité d’une économie reposant sur l’exportation d’un côté et un sous-emploi soutenu assorti de salaires contenus de l’autre. Il a fait de ce point de vue école, dans des contextes très différents, depuis la Chine au sein des pays émergents jusqu’à l’Allemagne dans le camp des pays développés. Mais, faut-il le rappeler, ce ne sont pas seulement les limites intrinsèques du modèle qui en relativisent la portée, mais aussi le fait que tous les pays ne peuvent à la fois être exportateurs nets.

Le club des grandes nations exportatrices est désormais également le dos au mur, en dépit de sa relative prospérité, car ses clients n’ont plus les moyens qui ont fait sa fortune. La chance de ses membres est de développer entre eux leurs relations commerciales, tant qu’ils ne se concurrenceront pas.

Ce très rapide survol, pour fermer cette incise, n’est pas sans nous rappeler quelques grands traits de la situation actuelle de l’économie des pays occidentaux : de très importantes liquidités déversées par les banques centrales, une dette publique hypertrophiée financée par les banques privées, un chômage très élevé ainsi qu’une croissance très faible.

Ces fortes ressemblances n’empêchent pas la majorité des commentaires à propos du scénario à la japonaise de mettre par contre en avant les différences qui existent entre la situation européenne, ou américaine, et celle du Japon. Sans être du tout convaincants, doit-on avouer. En les lisant, on constate en effet qu’il s’agit surtout pour leurs rédacteurs d’exorciser ce qui est ressenti comme un danger, les Japonais ne parvenant pas, en dépit de tous leurs efforts, à sortir de cette trappe.

La hausse des taux obligataires, reconnue comme inévitable à terme, risque surtout de rendre intenable le financement d’une dette publique continuant à croître. Aboutissant à une impasse générale, si ce même scénario devait se reproduire à l’échelle de l’économie occidentale. Au cours duquel une restructuration d’ensemble de la dette publique deviendrait inévitable, précipitant cette fois-ci sans échappatoire, en raison de son ampleur, l’ensemble du convalescent système financier dans l’abîme. Ce qui a été évité de justesse avec la faillite de Lehman Brothers. En comparaison une piqûre de moustique, bien que qualifiée de chute libre par les connaisseurs.

Tout, sauf un scénario à la japonaise, est-il donc instamment intimé dans l’urgence par les plus clairvoyants ! Faut-il chercher ailleurs la justification de la politique préconisée en Europe, ainsi qu’aux Etats-Unis, de réduction de la dette publique à marche forcée ? La crise à venir au Japon sert de formidable repoussoir et d’aiguillon. Il en est tiré comme conclusion que la relance par le déficit ne servira a rien et qu’il faut serrer les dents pour au contraire le réduire.

Car la crise japonaise est considérée comme inscrite dans les faits. Il n’est donc pas question de prendre le risque de sa reproduction. Il faudrait aussi l’éviter, ce qui implique que des mesures drastiques soient sans tarder déployées. Lesquelles, si l’on écoute les préconisations du FMI ? Avant toute chose, la réduction à tout prix du déficit public, en augmentant la taxe sur la consommation (TVA). Car l’organisation internationale a calculé que, au train où vont les choses, l’endettement japonais atteindrait 246% du PIB en 2014 si rien n’est fait.

Pour sa part, Nippon Keidanren, la puissante fédération patronale, appelle avec insistance et sans relâche depuis des mois le gouvernement à s’attaquer à ce qu’elle considère être les deux maux principaux du pays : un système fiscal reposant trop sur l’imposition des entreprises, affaiblissant leur compétitivité internationale, et pas assez sur les consommateurs, en raison d’un taux de TVA trop faible.

Il y a urgence à agir, est-il de tous côtés déclaré, alors que se manifestent les signes avant-coureurs de l’incontournable obligation dans laquelle va progressivement se trouver l’Etat de se tourner vers les marchés internationaux pour s’y financer, et d’y rencontrer une forte augmentation des rendements qu’il va devoir consentir.

La frayeur de tomber dans la trappe à liquidité a toutefois le regrettable inconvénient de risquer de précipiter dans une récession larvée – et la déflation – l’Europe et les Etats-Unis. Ce qui est considéré comme un moindre mal, à condition que la crise sociale reste contenue dans des limites supportables (par ceux qui sont en place).

Tous les dirigeants occidentaux s’interrogent aujourd’hui, séparément mais sur la même question : où faut-il placer le curseur, entre mesures d’austérité et de relance publique, une fois admis qu’il ne peut plus être compté sur la relance privée ? Quels moyens avons-nous de rassurer les marchés ? tentent-ils aussi de jauger. Une des réponses a déjà été trouvée à cette dernière question : ne pas imposer à leurs représentants, les mégabanques, des contraintes réglementaires aux incidences financières trop lourdes. Mais cela ne sera pas suffisant.

Sortir de ce dilemme nécessiterait de tourner le dos à ce qui a été engagé. C’est à dire d’entamer rien de moins qu’une politique de redistribution de la richesse, grâce notamment à l’outil fiscal. Cela n’impliquerait d’ailleurs ni de faire fonctionner la planche à billet, ni d’accroître les déficits, ces deux épouvantails honnis. Mais c’est une horreur impensable !

Il est donc préféré de continuer à s’enfermer dans des choix impossibles, résolus sur le papier par de belles phrases inapplicables qui conjuguent harmonieusement rigueur et croissance à tous les temps. Tant que la magie du pouvoir des mots peut encore opérer auprès de ceux qui les prononcent comme de ceux qui doivent les écouter.

Sur ce registre, on parle encore beaucoup des grands déséquilibres mondiaux, en opposant pays exportateurs et importateurs nets. En espérant vainement qu’une fois ce déséquilibre corrigé, dont l’origine est sans surprise analysée comme résultant d’un simple déséquilibre monétaire, tout rentrera dans l’ordre, est-il assuré. C’est bien entendu illusoire, car il faut chercher dans le développement même du capitalisme financier les raisons de l’émergence de nouvelles puissances économiques, ainsi que de la désindustrialisation des pays avancés qui l’a accompagnée.

Il suffit d’observer les flux de capitaux mondiaux : la recherche de nouveaux eldorados, en l’occurrence de nouveaux marchés à fort rendement pour les capitaux, est à l’origine du déséquilibre dont on s’aperçoit un peu tard des conséquences, quand les belles mécaniques de la finance se grippent.

Car le filet de sauvetage financier qui avait été inventé pour contenir la dette des particuliers – et donc la consommation – a cédé. S’il y a une raison au déséquilibre actuel, c’est là qu’il faut la rechercher : même rapiécé tant bien que mal, le filet en question ne va plus soutenir un tel volume d’endettement. La tritrisation ne repartira pas comme avant.

La conséquence en est redoutable, non seulement au sein des pays développés, où la consommation va globalement mais inégalement baisser, mais également pour les pays émergents. Car ceux-ci n’ont pas de marché de remplacement, si ce n’est à terme (mais lentement) à l’intérieur du monde dont ils font partie. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on observe dès à présent un accroissement des flux commerciaux entre les pays émergents, afin de suppléer aux déficiences du commerce Nord-Sud (avec les pays avancés).

Le grand déséquilibre qui est la cause de la crise majeure actuelle n’est donc pas de la nature que l’on croît. En raison d’un magistral contre-sens dont la source n’est autre que l’incapacité du système capitaliste financier à se remettre en question. En réalité, le déséquilibre auquel il faudrait remédier résulte du développement inégalitaire des sociétés occidentales, auquel il a été tenté de suppléer grâce à la machine produisant de la dette. Elle maintenait la consommation dans les pays développésau niveau requis, tout en apportant sa contribution à la prospérité du système financier.

Cette machine est cassée et avec elle disparaissent progressivement les effets qu’elle produisait. Cela atteint par ricochet ceux dont il était faussement prédit qu’ils allaient relancer la croissance mondiale et qui, dans le cadre de la nouvelle division internationale de la production, reproduisaient en leur sein – accentuant celui d’origine – un développement inégalitaire similaire. Dans des contextes différents mais en application d’une logique commune.

A la crise actuelle, il n’y a qu’un seul enjeu, mais de taille, sans tenir compte des nouveaux dérapages plus ou moins contrôlés qui peuvent survenir. Soit d’assister à une forte accentuation des inégalités sociales, accompagnée d’un renforcement du contrôle social – sous les formes les plus sophistiquées et primaires à la fois – soit de renverser cette logique et avec elle ceux qui la représentent.

http://www.pauljorion.com/blog/?p=13933#more-13933

Sem comentários:

Related Posts with Thumbnails