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19/07/2010

La fabrique des goûts

Lizé Wenceslas , Roueff Olivier

Pris entre la tradition philosophique de l’Esthétique, les croyances insubmersibles en une démocratisation de l’art et les débats sur la place de la culture dans la globalisation capitaliste, le goût est l’un de ces objets où les sciences sociales viennent régulièrement jouer leurs spécificités ainsi que leurs oppositions internes. Si cette situation sensible, qui a beaucoup à voir avec « l’amour de l’art » que nombre de chercheurs ont en partage avec leur classe d’appartenance, a nécessairement produit des controverses biaisées et des luttes de mauvaise foi, elle est aussi le terreau d’enquêtes et de réflexions où se donne à voir la capacité cumulative, bon an mal an, du savoir scientifique. Depuis les années 1960, théâtre (pour la France) des premiers investissements empiriques sérieux du goût autour de Joffre Dumazedier et surtout de Pierre Bourdieu, jusqu’aux débats récents sur les transformations de la légitimité culturelle, sur l’agency du sujet esthétique ou encore sur la dialectique postmoderne entre impérialismes et relocalisations des formes culturelles, de nombreux terrains ont en effet été défrichés et pour certains revisités, des méthodes ont été élaborées et combinées, des grilles d’analyse affinées et corrigées.

Les recherches sur le goût n’échappent pourtant pas au clivage qui structure la sociologie de l’art et de la culture en dissociant les dispositifs d’enquête consacrés soit à la réception, soit à la production des formes culturelles. Les chercheurs tendent en effet à se consacrer exclusivement, ou au mieux alternativement, à la sociologie des champs et des professions artistiques ou à la sociologie du goût et des publics. Cette situation tient en grande partie à l’histoire de ce domaine de recherche. La sociologie de l’art et de la culture est en effet une sociologie d’État, au sens où elle s’est essentiellement construite à partir des problématiques imposées par le principal financeur des enquêtes sur la culture depuis les années 1960[1]. La dissociation entre une sociologie des producteurs et une sociologie de la réception ainsi que l’intérêt sensiblement moins marqué pour les « personnels de renfort[2]» et leurs activités en est le résultat direct.

Du côté de la sociologie de la culture, l’étude des publics a connu deux périodes modales. Lorsqu’il s’agissait, pour les administrations et les agents culturels, de démocratiser la culture, il fallait mesurer la pénétration sociale des goûts, mettre au jour les barrières sociales opposées à l’accès aux œuvres de l’esprit, pour constater, bien souvent, que le volontarisme étatique ou les techniques de commercialisation massive des industries culturelles ne résorbent en rien l’inégale distribution des pratiques culturelles et les luttes symboliques qu’elles occasionnent[3]. Lorsqu’il s’est agi conjointement, dans les années 1980, de reconnaître les pratiques minoritaires ou populaires (en opposant la démocratie à la démocratisation culturelle) et de réagir aux transformations du marché culturel (son internationalisation accrue et la démultiplication de sa puissance de prescription), le souci a émergé d’affiner les outils pour interroger des segments différenciés du marché (des publics-cibles), les modes d’appropriation subjective de l’offre, la multiplicité des facteurs de la réception en fonction de configurations singulières (un territoire local, une institution, un genre, etc.). Cette nouvelle orientation rencontrait alors le développement de l’ensemble hétéroclite, sous-tendu par divers paradigmes, des études de réception[4]

Il en résulte aujourd’hui, à l’intérieur même de la sociologie de la culture, une segmentation des objets qui, très fortement liée à une segmentation des méthodes, débouche sur des définitions et des approches disjointes du goût artistique. Riches en détails distributionnels mais plutôt courtes en interprétations sur le sens des pratiques et sur les modes d’appropriation des œuvres, les mesures quantitatives des pratiques culturelles figurent un mode classique de saisie chiffrée du goût conçu comme système de préférences, comme propension de catégories déterminées à fréquenter tels ou tels biens ou équipements culturels. De l’autre côté, dans le prolongement de l’esthétique de la réception à laquelle ont abouti les travaux de l’École de Constance, des écrits de Michel de Certeau et des recherches des Cultural Studies, la sociologie de la réception s’exerce presque toujours selon des approches qualitatives au sein desquelles le goût, appréhendé à travers l’activité située d’appropriation des produits culturels et de la multiplicité de leurs usages, désigne plutôt les manières pratiques et cognitives d’entrer en relation avec les biens symboliques. Là encore, rares sont les travaux combinant les deux perspectives.

L’étude du goût peut d’autant plus difficilement « dépasser » les alternatives en question que la première trouve un fondement, sinon une justification, dans la structure même des champs artistiques, qui repose sur l’institution d’un espace relativement autonome des professionnels de la production et la réduction conséquente des profanes à la fonction de consommateurs. Mais faire retour sur les héritages et leurs effets de limitation du possible en matière de dispositifs d’enquête offre la possibilité, si ce n’est de les déjouer entièrement, d’étendre le questionnement et la palette des outils analytiques. Dans cette perspective, le goût est bien cet objet intermédiaire qui permet de faire le lien entre une sociologie de l’offre et une sociologie de son appropriation, une approche statistique des publics et une étude des réceptions et des usages. Plus précisément, c’est en posant la question des logiques sociales de production du goût que l’enquête est amenée à transgresser les frontières entre les sous-domaines évoqués. Il s’agit alors de saisir ensemble les différents niveaux de socialisation et les mécanismes qui agissent sur la formation du goût. On fait ainsi l’hypothèse que le goût se définit dans les interrelations entre quatre instances principales de production, que les clivages qui structurent les approches sociologiques du goût tendent à faire intervenir comme principe explicatif indépendamment les unes des autres : l’espace social, les institutions du champ (ses producteurs tout comme ses intermédiaires, et en particulier ceux qui contrôlent les dispositifs d’appréciation où se joue la rencontre entre offre et demande), les sociabilités de réception (notamment les groupes de pairs) et les trajectoires biographiques (avec leurs processus d’incorporation des dispositions, leurs rémanences et leurs ruptures).

L’espace social est ainsi le lieu des luttes symboliques entre des groupes définis par le volume et la répartition des ressources économiques et culturelles et par les rapports sociaux d’âge, de race et de genre. En prenant pour objets les biens culturels et leur mode d’appropriation, ces rapports sociaux contribuent significativement (notamment au niveau de l’État) à la définition de leur valeur sociale et à celle du goût correspondant. Autrement dit, ils sont à l’origine du caractère attractif (ou répulsif) de ces biens et des comportements à leur égard. Ainsi contribuent-ils à définir l’espace des consommateurs et les manières valorisées de s’approprier les produits culturels. De ce point de vue, le goût prend la forme statistique de correspondances fondées sur l’existence d’homologies structurales entre l’espace des différents groupes sociaux et celui, tout autant hiérarchisé, des biens culturels. Régulièrement malmenée à l’aune des retours critiques sur les constructions statistiques qui ont accompagné l’humeur « micro » de la fin du XXe siècle, cette hypothèse des homologies ne cesse pourtant d’être vérifiée et de donner lieu à des reprises ou des développements heuristiques. Ainsi en est-il de l’interprétation de la montée de l’éclectisme comme dimension nouvelle du goût cultivé, aujourd’hui établie par de nombreuses enquêtes[5]. Loin de signer l’affaiblissement des hiérarchies sociales ou le relâchement des normes culturelles, elle procède essentiellement de changements structurels de l’espace social. De fait, la domination de la norme ascétique, sous ses figures de classicisme et de purisme esthète, n’aura vécu qu’un petit siècle (le XXe), en lien avec la place occupée par les fractions cultivées de la bourgeoisie dans la haute administration d’État, dans l’appareil de socialisation scolaire et parascolaire comme dans le champ culturel – pour le dire sommairement : depuis la « IIIe République des avocats et des instituteurs » jusqu’à l’affirmation des fractions scolarisées de la petite bourgeoisie « hédoniste » et de l’élite technocratique, financière et managériale des années 1980. Autrement dit, la fin de cette « parenthèse cultivée » et l’affaiblissement de l’École comme appareil exclusif de légitimation culturelle ne marquent certainement pas un desserrement du pouvoir de détermination des rapports sociaux comme le voudraient certains observateurs pressés[6].

La production du goût suppose néanmoins l’action spécifique et initiale des univers institutionnels de production et de diffusion des œuvres, ne serait-ce que parce que l’ensemble fini de produits et de supports de réception que chacun d’eux offre aux consommateurs circonscrit de fait l’éventail des préférences et des formes de l’expérience esthétique. La dépendance des goûts à l’égard des rapports sociaux n’est jamais directe car elle est ressaisie dans les logiques propres du champ de production : ce sont des taste groups, pour reprendre l’expression de William Weber, mobilisés autour de styles esthétiques et de formes d’appropriation polarisées, qui assignent ces derniers à des statuts sociaux, en fonction de leurs propres appartenances à telle ou telle fraction, et attirent ainsi des publics différemment situés dans l’espace social.

De fait, les conflits qui prennent place au sein d’un champ induisent une polarisation esthétique et institutionnelle à l’origine de la différenciation et de la hiérarchisation de l’offre (qui se traduisent par l’existence de catégories stylistiques, de labels, etc.). C’est ce processus historique de structuration qui confère au goût la plupart de ses catégories de classement et d’appréciation. Ainsi faut-il prendre la peine, peu coutumière dans le domaine de la sociologie de la culture, de reconstituer empiriquement l’ensemble des médiations par lesquelles sont produites et reproduites les correspondances entre espace social des styles de vie, espace de la critique, espace des diffuseurs et espace de l’offre esthétique. Dès lors qu’on s’intéresse à cet espace feuilleté des institutions culturelles, on se donne les moyens d’observer le travail de médiation réalisé par les professionnels du champ pour retraduire les forces sociales, économiques ou politiques dans les logiques propres de ce dernier, et pour contribuer, en retour, par leurs prescriptions, à produire les correspondances entre les catégories de biens offerts et les catégories de consommateurs. Appréhendées comme construction processuelle plutôt que photographie statistique, l’orchestration des oppositions plus ou moins homologues qui structurent ces espaces manifeste alors ce qu’elle doit à l’action prescriptive de ces intermédiaires culturels en quête de publics pour les œuvres qu’ils financent ou diffusent. C’est dans cette orchestration toujours imparfaite, en quelque sorte sans cesse à reconstruire, que l’historicité des goûts et des champs culturels y trouve certainement sa dynamique essentielle.

Parmi ces intermédiaires se trouvent notamment ceux qui mettent en présence les œuvres, et parfois les artistes, avec des publics, en tentant de contrôler les modalités et les effets de cette rencontre par la prescription des classements et des manières d’apprécier mais aussi par l’agencement des dispositifs d’appréciation. En effet, le goût musical, par exemple, s’exprime pratiquement à travers des aménagements matériels et symboliques de lieux publics ou privés plus ou moins spécialisés (salles de concert, chambres adolescentes, radio d’atelier ou de bureau, baladeurs de déambulations citadines, etc.), des styles de performance scénique ou discographique et d’interaction avec les auditeurs, des postures et des gestes réceptifs qui se composent les uns aux autres pour donner leur couleur spécifique aux expériences. Ces différents éléments qui forment des dispositifs d’appréciation plus ou moins institutionnalisés déterminent ainsi d’une manière propre les modalités concrètes de la rencontre entre l’offre et la demande, au plus près de la réception effective : c’est dans leurs appropriations par les agents mis en présence directe ou indirecte – producteurs, intermédiaires et récepteurs – que se rejoue sans cesse les relations entre le champ de production et l’espace social.

La fabrique des goûts se situe donc aussi à l’échelle des situations de réception, véritable lieu de composition des différentes forces en jeu – quel qu’en soit par ailleurs leur poids respectif dans la détermination des goûts, question que chaque enquête doit remettre sur l’établi sociologique. Or, si l’on se tourne cette fois vers les récepteurs, on ne peut plus les appréhender seulement comme les individus atomisés de l’échantillonnage statistique : on peut dire qu’ils circulent en effet toujours groupés parmi l’offre esthétique. Les groupes de pairs correspondent ainsi, au sens large, aux différents types de collectifs au sein desquels s’articulent et se définissent mutuellement goût et sociabilité (groupe d’amis, formation musicale, famille, couple). La prise en considération de ces collectifs permet à nouveau de ne pas s’en tenir aux constats macrosociologiques de correspondances entre de vastes ensembles d’objets et d’individus, et ainsi, de rendre compte de la formation du goût telle qu’elle s’engendre entre pairs. Or il faut bien constater que cette importance cardinale de la sociabilité culturelle, située à l’interface des catégories prescrites, des dispositifs d’appréciation et des modalités collectives de l’expérience esthétique, n’est pas encore systématiquement prise en compte par les sociologues, alors même que plusieurs études quantitatives ou ethnographiques l’ont soulignée[7].

Enfin, l’analyse doit faire place à l’individu en tant qu’il est porteur d’une histoire singulière, susceptible elle aussi, à sa manière, de transformer des conditions sociales de possibilité en affinités pratiques et effectives. Ponctuée par des événements biographiques et par des événements historiques, la trajectoire biographique est constituée d’un ensemble d’itinéraires simultanés ou successifs (histoire familiale, parcours scolaire, carrière professionnelle, etc.) au sein duquel s’inscrit l’itinéraire d’amateur comme succession de pratiques et de consommations d’une catégorie spécifique de biens culturels[8]. La trajectoire biographique est à l’origine de l’intériorisation d’un système de dispositions (sociales, culturelles, esthétiques) qui inclinent à la consommation de biens culturels déterminés, à travers des rencontres successives avec les institutions du champ et avec des groupes de pairs. Le goût peut alors être appréhendé comme le produit de la rencontre entre ce système de dispositions ancré dans les rapports sociaux, une offre diffusée sous certaines modalités et des catégories d’appréciation prescrites par l’univers spécialisé de production et de diffusion, telle que cette rencontre se réalise notamment au sein de groupes de pairs.

Le goût apparaît donc comme le produit des relations entre ces différentes instances de production, à la fois interdépendantes et dotées chacune d’un pouvoir structurant. Cette démarche implique de faire varier les échelles d’observation, c’est-à-dire aussi les méthodes et les délimitations empiriques à partir desquelles sont étudiés l’action de ces dimensions du goût et leurs points de rencontre[9]. Elle suppose pareillement de lier production de la réception et réception de la production. Loin des effets de formule, il s’agit par cette expression d’allure tautologique de rappeler que la production est toujours orientée vers sa réception et que la réception est toujours le produit, négocié selon les dispositions des consommateurs, des conditions que lui imposent les propriétés intrinsèques de l’œuvre, les dispositifs au sein desquels elle est présentée, les sociabilités qu’elle occasionne et les discours spécialisés qui lui donnent sens. Autrement dit, l’enquête se trouve tronquée lorsqu’elle ne prend pas la pleine mesure de l’interdépendance fonctionnelle entre ces deux activités : les modalités de la production sont régulées par l’enjeu et les formes de leur réception, et les modalités de la réception sont en partie déterminées par les stratégies que les producteurs déploient pour tenter de les contrôler.

[1] Vincent Dubois, La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999 (notamment le chapitre V) ; Laurent Jeanpierre, « Sociologues de la culture et cultures de sociologues. Réflexions d’apprenti à l’usage des historiens », in Laurent Martin et Sylvain Venayre (dir.), L’Histoire culturelle du contemporain, Paris, Nouveau Monde, 2005, p. 249-270.

[2] Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.

[3] La synthèse des travaux menés, dirigés ou inspirés par Pierre Bourdieu depuis les années 1960 a de ce point de vue focalisé les débats, périodiquement relancés par la publication des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français du ministère de la Culture (1973, 1981, 1989, 1997). Voir dans ce numéro la note critique de Julien Duval sur plusieurs tentatives de reproduire le dispositif d’enquête de La Distinction dans d’autres pays.

[4] Isabelle Charpentier, Comment sont reçues les œuvres ? Actualités des recherches en sociologie de la réception et des publics, Paris, Créaphis, 2006.

[5] Richard A. Peterson et Albert Simkus, “How musical tastes mark occupational status groups”, in Michèle Lamont et Marcel Fournier (dir.), Cultivating Differences. Symbolic Boundaries and the Making of Inequality, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1992, p. 152-186 ; Richard A. Peterson et Roger M. Kern, “Changing highbrow taste: from snob to omnivore”, American Sociological Review, 61(5), 1996, p. 900-907. L’article de Philippe Coulangeon dans ce numéro en propose une actualisation et une mise au point.

[6] Par exemple Éric Macé et Éric Maigret (dir.), Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Paris, Armand Colin, 2003.

[7] David Morley, Family Television: Cultural Power and Domestic Leisure, Londres, Comedia/Routledge, 1986 ; Dominique Pasquier, La Culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescentes, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1999 ; Dominique Cardon et Fabien Granjon, « Éléments pour une approche des pratiques culturelles par les réseaux de sociabilité », in Olivier Donnat et Paul Tolila (dir.), Le(s) Public(s) de la culture, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 93-108 ; Isabelle Charpentier et Emmanuel Pierru, « Réseaux de sociabilité, circulation matérielle et symbolique des produits culturels en milieu populaire », in Joëlle Deniot et Alain Pessin (dir.), Les Peuples de l’art, t. 1, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 111-127.

[8] Gérard Mauger, Claude F. Poliak et Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999.

[9] Pour une approche analogue, voir Annie Collovald et Erik Neveu, Lire le noir. Enquête sur les lecteurs de récits policiers, Paris, BPI/Centre Pompidou, 2004.

http://www.arss.fr/articles/la-fabrique-des-gouts/

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