L'avenir du travail confronté au libre-échange et à la mondialisation, nous le connaissons, puisque nous constatons aujourd'hui ce que devient le travail. Que constatons-nous?
Le statut professionnel des salariés s'est profondément dégradé. Dans un contexte de chômage de masse, nous sommes passé du salariat au "précariat" (
Exemples : le "reçu vert" au Portugal (contrat de clientèle se substituant au contrat de travail) ; la multiplication des types de contrat de travail en Italie, en Allemagne, en France...
Cette dégradation du statut des salariés entraîne une explosion des inégalités, entre ceux des salariés qui ont encore accès à un contrat et à la protection y afférentes et ceux qui n'y ont pas accès. Au passage cela pose de redoutables problèmes d'action et de mobilisation syndicales.
Cette dégradation marque le renversement du rapport de forces dans le monde du travail.
Cette dégradation ne peut que s'accélérer dans un contexte de libre-échange. Ce contexte n'explique pas tout, d'autres facteurs doivent être mis en avant (les politiques gouvernementales et européennes de déconnexion des salaires d'avec les gains de productivité, les politiques des entreprises, etc.). Toutefois, la question de savoir si c'est le libre-échange qui a créé la situation ou si ce sont d'abord les politiques nationales importe peu, finalement, dans la mesure où le libre-échange est une réalité.
Le libre-échange a un double effet dépressif
- direct sur les salaires
- indirect sur la concurrence fiscale qu'il rend possible.
L'effet dépressif du libre-échange sur les salaires : dans un système d'ouverture maximale des frontières et de mondialisation des échanges et de la production, les capitaux s'investissent où ils veulent, et leurs détenteurs peuvent ainsi faire pression pour obtenir les meilleures conditions de baisse des coûts salariaux de la production. De surcroît, ces détenteurs de capitaux (les "investisseurs") exigent un taux de rendement élevé de leurs investissements (théorisé sous le vocable return on equity - retour en équité -ROE), sans rapport avec la productivité, opérant ainsi une confiscation massive des gains de productivité au détriment des salariés. On constate ainsi une déconnexion entre les gains de productivité et la rémunération des salariés dans tous les pays de l'OCDE ces vingt dernières années, puisque le partage de la valeur ajoutée a augmenté de 10 points sur cette période, en faveur des détenteurs de capitaux, donc, au détriment des salaires.
Ce maintien des salaires bas opère au moins autant par le chantage à la délocalisation que par la délocalisation elle-même : les délocalisations ne sont pas un phénomène marginal, mais la menace de délocalisation est utilisée par les investisseurs, et, in fine par les entreprises pour contraindre une modération salariale constante, et une dégradation des conditions de travail.
En parallèle à ce chantage constant, est servie la "nécessité" de la compétitivité des entreprises pour faire face à des importations fortes et pour acquérir des parts de marché à l'exportation. Puisque les échanges s'opèrent "librement" et mondialement, la concurrence n'est pas entre des entreprises opérant avec des contraintes sociales et réglementaires semblables, mais entre des entreprises se concurrençant avec des contraintes différentes. Et puisque le salarié est la seule variable d'ajustement structurel dans un environnement où le détenteur de capitaux dicte sa loi, ce sont les salariés qui sont de fait placés en concurrence, et, pour être précis, le système de protection sociale et réglementaire dont ils jouissent encore. Finalement, l'idéal, serait un alignement des conditions sociales dans lesquelles se réalisent le travail, mais pour les entreprises, ces conditions sont les conditions minimales. D'où la pression pour que les Etats et les populations y consentent, par "réalisme".
De ce point de vue, l'Union européenne prête un oreille attentive aux desiderata des entreprises. Elle fait beaucoup plus que cela : la Commission européenne se soumet volontairement à un lobbying intense des entreprises transnationales dont les intérêts sont omniprésents à Bruxelles, lobbying d'autant plus efficace que la Commission est largement libérale depuis deux décennies. Ces lobbies entonnent le chant de la compétitivité, et ils sont entendus, et les médias le répètent sur tous les tons.
Ainsi, la politique de l'UE est cadrée par une stratégie insuffisamment connue, la "stratégie de Lisbonne" (qui n'a rien à voir avec le traité du même nom). Décidée en 2000, cette feuille de route politique oriente toute l'activité vers la compétitivité des entreprises. L'idée est de faire le l'Union "la zone la plus compétitive du monde à l'horizon 2010". Il s'agit clairement de donner une forte priorité au "business", ce qui veut dire une forte libéralisation du marché intérieur, notamment des services, et l'accès par les entreprises transnationales aux marchés extérieurs.
Comment cela se traduit-il ?
La concurrence est le seul droit efficace dans l'Union : le droit social est soumis à la concurrence, les services publics sont soumis à la concurrence, l'enseignement, la culture sont instrumentalisés pour favoriser "l'employabilité" des salariés.
La compétitivité c'est aussi des politiques budgétaires et monétaires restrictives. Casse de la protection sociale ici, bradage des droits sociaux partout : si les retraites sont sous-financées dans le projet du gouvernement français, c'est qu'il n'est pas envisageable d'élargir l'assiette des cotisations pour "ne-pas-grever-la-compétitivité-des-entreprises" (air connu). C'est au nom de la comptitivité que l'Allemagne mène une politique tournée vers la conquête des marchés à l'exportation, au prix d'une baisse des revenus des salariés en termes réels, et d'une prise en charge par l'Etat des charges sociales pour les produits destinés à l'exportation (ce qui revient à doper cette compétitivité par des subventions massives). Ce gain de marchés par l'Allemagne, payé par des souffrances sociales, s'est largement fait au détriment des partenaires européens de ce pays.
L'effet dépressif du libre-échange est aussi indirect sur la fiscalité.
Pour préserver l'emploi, les Etats membres concurrencés par les produits des pays de l'Union à salaires bas et protection sociale inexistantes transfèrent les cotisations sociales des entreprises vers la fiscalité, elle-même pesant de plus en plus sur le facteur de production le moins mobile, le salarié. Et l'on constate une augmentation de la TVA, l'impôt le plus injuste car non proportionné au revenu, ainsi que, dans le même temps, une baisse de la taxation des hauts revenus. De surcroît, les prestations sociales sont rognées (les exemples sont innombrables, tant sur l'indemnisation des chômeurs, sur les retraites, sur la santé, dans tous les pays de l'Union, du moins ceux qui avaient une protection sociale digne de ce nom).
Le libre-échange ne fait pas qu'exercer une pression insupportable sur la fiscalité et les conditions sociales au Nord : il est également un facteur de mal développement au Sud. L'idée, qui traîne partout, que les emplois détruits ici le sont au bénéfice du Sud n'est pas vérifiée.
L'impact du libre-échange dans le cadre de l'OMC sur les pays pauvres a été sensiblement négatif, y compris lorsqu'ils sont mesurés par des modèles valorisant intrinsèquement les effets positifs de la libéralisation des échanges en "oubliant" de comptabiliser les pertes de revenus dues à la diminution forte des recettes douanières (celles-ci étant d'ailleurs plus importantes proportionnellement au budget de l'Etat quand il s'agit d'un pays sous-développé), et même en comptant la Chine dans les pays pauvres, ce qui est largement discutable. Quoiqu'il en soit, dès lors que la Chine n'est pas intégrée dans les calculs conduits par l'OMC comme un pays pauvre, ces dernières années ont vu le développement du commerce international, pas celui du bien-être, même strictement matériel, des populations au Sud.
L'impact du libre-échange pour le Sud se mesure aussi à travers la promotion d'accords bilatéraux ou régionaux. Les Accords de partenariat économique (APE) sont symptomatiques : quoique les pays Afrique-Caraïbes-Pacifique ne représentent que peu sur le plan commercial pour l'Union européenne, celle-ci, au terme d'intenses pressions, veut à tout prix mettre en place des accords qui n'ont de partenariat que le nom, mais sont de véritables accords de libre-échange. Ces accords mettraient en concurrence les produits de ces pays avec ceux de l'UE, alors que les produits de l'UE sont structurellement bien plus compétitifs. Tout cela au prix d'une destruction des filières de production locale, au prix de souffrances sociales intenses. Déstructuration de l'économie des pays de migration par l'imposition d'accords de libre-échange, transformation de l'Europe en forteresse avec recul des libertés publiques, concurrence au Nord entre travailleurs avec papiers et ceux sans papiers, où est la cohérence?
La réalité est que l'intensification du libre-échange ne fait qu'augmenter la richesse d'une part infime d'une élite sociale, les 1%, voire les 0,1% des plus riches devenus encore plus riches ces vingt dernières années.
Dans ces conditions, une politique de rupture est nécessaire.
Paradoxalement, cette politique de rupture est difficile aussi à entendre du côté de ce que, très largement, on peut appeler les "progressistes", et j'englobe Attac dans ce lot. Collectivement, nous avons capitulé sur un terme que nous n'osons plus employer car il a été chargé négativement par les néo-libéraux, ce que nous avons accepté qu'ils fassent. Ce mot est le mot "protectionnisme". Nous avons subi une défaite sémantique qui est, à l'évidence, une défaite politique. Le protectionnisme est désormais synonyme de fermeture, d'archaïsme, et surtout de nationalisme. Et comme nous ne voulons pas du nationalisme, nous nous sommes mis à avoir peur d'être simplement soupçonnés de ce mot, et nous craignons ce qui, dans l'esprit commun, s'y rapporte désormais. Le protectionnisme est devenu, même pour nous, un gros mot car nous acceptons la connotation négative que les libéraux y ont attaché. Une des raisons essentielles pour quoi j'ai écrit mon livre (l'Horreur européenne, éditions Tatamis) tient à tenter de lever ce tabou de notre côté aussi.
Evidemment, il ne s'agit pas d'un protectionnisme français qui n'aurait simplement aucun sens, mais d'un protectionnisme européen, car l'Europe a la taille critique lui permettant de prendre des mesures crédibles.
De quoi s'agit-il ?
Il s'agit que les populations reprennent la mains sur le politique et que le politique reprenne la main sur l'économie. Le constat est simple : la concurrence internationale exacerbée confère une puissance maximale aux entreprises et aux logiques marchandes qu'elles portent. Elle permet une pression sur les régulations sociales et environnementales, sur les conditions de vie des populations. Il s'agit de prendre des mesures de sauvegarde des droits des populations. Pour cela, le politique doit reprendre ses droits, et réglementer au niveau où il le peut, qui n'est pas, loin s'en faut, le niveau mondial, mais le niveau régional (ici européen).
Quelles mesures ?
Le débat doit s'ouvrir. Les propositions sont nombreuses. Quelques unes peuvent retenir l'attention.
Il serait possible d'opérer des prélèvements sur les importations en faisant jouer une combinaison des indicateurs sociaux et environnementaux acceptés internationalement. Pour les indicateurs sociaux, on pourrait retenir ceux de l'Organisation Internationale du travail (OIT), ceux relatifs au développement du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Ces sommes ne seraient pas conservées par les Etats prélevant, mais reversées soit au pays de départ, selon de strictes conditions d'utilisation à des fins sociales, environnementales et éducatives, soit à des organisations internationales et/ou régionales qui les utiliseraient dans le pays concerné selon les mêmes critères. Ces prélèvements seraient variables entre pays ou ensembles de pays, en fonction de ces indicateurs, eux-mêmes régulièrement actualisés pour tenir compte des progrès ou des reculs dans les législations et pratiques sociales.
De la sorte, il serait possible de supprimer les primes à l'exploitation de la main-d'œuvre que constituent les énormes différentiels de conditions de travail et de rémunération entre pays. Le reversement des sommes aux pays d'origine des produits constituerait un puissant stimulant à l'élévation des normes sociales et environnementales en leur sein.
De surcroît, les sommes ainsi reversées permettraient aux pays bénéficiaires de se développer de façons plus démocratiques et autocentré que c'est le cas actuellement avec les programmes du FMI asphyxiant les pays du Sud. Bien entendu, dans un tel contexte, la dette pourrait être annulée sans difficulté.
D'autres (comme Jacques Sapir) évoquent la nécessité de mettre en place, à l'intérieur de l'Union européenne, des montants compensatoires monétaires. Un débat doit permettre de dégager une position susceptible de porter un modèle cohérent, alternatif au contre-modèle libéral.
Une critique de cette proposition a pu être formulée, notamment au sein d'Attac : elle tient dans ceci que la mise en place de ce qui, finalement, s'apparente à un tarif extérieur commun à l'Union serait "non-coopératif". Certains (comme Thomas Coutrot) préconisent plutôt des mesures globales, dans un cadre international, comme une taxe kilométrique qui aboutirait à une relocalisation de l'économie. Cette critique, comme toutes les autres, est audible. Toutefois, parier sur la mise en place d'une coopération internationale relève d'un pari à très long terme, pari dont ne voit aucun signe qu'il pourrait être simplement envisagé. Or, disait Keynes, "à long terme, nous sommes tous morts". De plus, la proposition consiste également à reverser les sommes perçues, et cet aspect permettrait un développement du Sud, en plus d'une préservation des droits sociaux au Nord, ainsi qu'un réel bénéfice environnemental pour tous.
Le libre-échange est au cœur du libéralisme. Au système global qu'ils imposent avec la force d'une pseudo-évidence, opposons un contre-système cohérent et réellement efficace.
http://frederic.viale.free.fr/fsl_val_2010_mai.htm
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