À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

08/06/2010

Un numéro pour sortir de l’anonymat

L’Histoire est la mémoire commune des hommes. Qu’elle soit vraie ou fausse, elle est certes le résultat des actions d’hommes et de femmes illustres, mais avant tout le fruit de celles des masses anonymes qui l’ont construite jour après jour, vie après vie. Qu’elle soit utilisée, déformée, inventée ou occultée, elle continue de s’écrire, et ceux qui la font ne sont pas toujours ceux que l’on retient. Mais on en retient toujours. Avoir son nom inscrit dans l’Histoire est pour certains un honneur, pour d’autres une gloire, et pour d’autres encore un objectif à atteindre. Certains même sont prêts à tout pour y inscrire leur nom, pendant que d’autres y entrent pour ainsi dire « malgré eux ». Et les uns comme les autres deviennent peu à peu des héros, puis des saints, puis des icônes, et enfin des mythes… avant d’être défaits. C’est là le lot commun à tous. Mais cette vérité là ne fait plus peur aujourd’hui. Ce qui fait peur, c’est de rester anonyme. A l’heure de l’individualisme, de l’hyper-communication, de la perte des espérances, chacun cherche à « empreinter » le cours de l’Histoire, afin de s’assurer la seule éternité à laquelle il croit désormais : le présent. Pour un quart d’heure de gloire à la télévision, les hommes sont aujourd’hui prêts à perdre jusqu'à leur identité, car ils ont peur d’être oubliés. De plus en plus paniqués à l’idée d’être anéantis par le temps qui passe, ils n’ont plus d’autre espoir que celui d’être « reconnu » au présent ; à défaut de rentrer dans l’histoire, ou de prétendre à un paradis ultérieur.

Face à la perte des espérances divines, provoquée par le progrès de la science et la montée d’une autre forme de religion (le capitalisme est une religion qui promet le paradis terrestre), il a été très difficile pour nos dirigeants de continuer à faire accepter l’exploitation de ses « ouailles », en échange d’un paradis de plus en plus hypothétique. Et puisque ce paradis cessait peu à peu d’exister, on l’a remplacé par cette nouvelle religion, l’argent, qui promet aux « élus » d’être récompensés de leurs efforts dans cette vie-ci.
Mais ce paradis-là possède l’inconvénient majeur d’être visible de tous, et il est donc possible pour les peuples de voir comment les efforts ne sont pas toujours récompensés ici-bas. Car cela ne suffit pas : pour être riche aujourd’hui, il faut certes travailler, mais aussi et surtout « avoir des réseaux ». Ce sont, contre toute attente, les relations humaines qui font la différence. Et sans ces relations, même le plus méritant n'atteindra pas ce paradis terrestre ; il aura, aux yeux du monde et aux siens propres, « raté sa vie ». Le voilà le point central du changement de paradigme qui nous accable : la peur. Là où autrefois l’espoir menait les hommes, ici et aujourd’hui c’est la peur qui les dirige. Cette peur de ne rien valoir, de n’être qu’un numéro parmi tant d’autres.

Mais l’homme ne se satisfait pas d’être un numéro : il veut avoir, en plus, un nom.
Ici il ne faut pas se laisser tromper par le double-langage tenu par nos élites qui, sous couvert de nous offrir la sortie de l’anonymat, cherchent en réalité à nous imposer le « numérotage », qui est bien différent du premier terme : alors qu’avoir un nom c’est devenir un être humain différencié, obtenir un numéro consiste à perdre ce caractère humain, pour se transformer en unité de mesure. Et malheureusement, c’est bien de cela qu’il s’agit : seuls les “grands” de ce monde on un nom. Les autres ne valent rien de plus qu'une unité. Or il n'y a aujourd’hui que très peu de « noms », et une immensité d’anonymes. Comme une sorte d’aristocratie dont le cercle est minuscule mais l’ouverture possible, les « grands noms » de ce monde font croire à tous qu’il est possible de les rejoindre, alors qu’en réalité la plupart de ces « initiés » ne sont que des jouets destinés à satisfaire leurs volontés. Mais leurs prétentions ne s’arrêtent pas là : ces “grands noms” ont désormais le désir supérieur de sortir du « nominatif » pour rentrer dans le mythe de l’Histoire, et se servent d’une crise qu’ils ont eux-mêmes provoqué (volontairement ou pas) pour réaliser leur volonté ultime : le pouvoir absolu de quelques uns sur une immensité d'hommes indifférenciés.

En leur promettant de sortir de l’anonymat, les dirigeants demandent en réalité aux anonymes de leur offrir leur véritable identité, en échange de cette illusion qu’avait entrevue Andy Wharol : un quart d’heure de gloire pour chacun…. pour une vie d’anonyme. En participant aux réseaux sociaux, en suivant la mode, en se jetant sur les « télés-réalités », tous ceux-là montrent non pas leur singularité, mais plutôt leur capacité à s’indifférencier. Sans se rendre compte qu'à force de se vouloir tous différents pour ressembler à leurs maîtres ou leurs idoles, ils ont fini par être tous semblables dans cette volonté de différence. Pour ne pas se laisser engloutir par l'inutilité, la vanité de leur existence sans espoir et sans attrait, ils s'accrochent avec désespoir à l'hameçon tendu par ceux qui ont un nom, et s'oublient dans une illusion de singularité qui les berce sans les éveiller.

Et c'est justement cette illusion qui servira ensuite nos dirigeants. En perdant leur identité, ils leurs offrent ainsi l'occasion de leur attribuer un numéro. Et en fonction du groupe social auquel ils appartiennent de part leur identification particulière (le modèle qu'ils suivent), ils sont ainsi rangés, catégorisés, catalogués, comptabilisés dans un classement numérique, un fichier informatique.

Aidés par la technologie et soutenus par les médias, il est désormais envisageable pour le pouvoir de jouer sur le changement de paradigme évoqué plus haut : la peur. Peur de la mort, de l'oubli, du néant, de l'échec, de la misère, de la solitude, de l'inconnu, de l'autre, de la maladie… peu importe la peur. Ce qui importe, ce sont ses effets, bien plus puissants que l'espoir. Par l'intermédiaire d'une crise qui remet en cause le système actuel, ils ont subtilement transformé le paradigme de l'individualisme capitaliste “positif” (celui qui se singularise réussira) en une sorte de protectionnisme nationaliste “négatif”(nous sommes tous unis dans la défense de notre singularité, la nation), fondé sur la peur.

Que ce soit dans le domaine de la santé ( le dossier médical, une épidémie, le préventif…) avec le fameux « principe de précaution », ou le « traçage » de tous les produits manufacturés (les contrôles d’hygiène, de conformité,…), la peur est la cause de l'acceptation d'un contrôle permanent, un “scientifiquement prouvé” qui l'apaise en retour. En quelque sorte, on lui dit qu'il est malade, pour lui vendre un médicament inutile, puis on lui dit qu'il est guéri. tout le monde croit avoir gagné, sauf qu'il y en a un qui s'est fait avoir… par sa propre peur.

Ce mouvement, soutenu par l'informatisation (c'est à dire la mise en fiches) contribue également à la perte d'identités des anonymes, qui d'un côté espèrent en sortir, et d'un autre plongent volontairement dans cette “numérotation”. Car les fiches, ce sont des numéros. Que ce soit par l'intermédiaire de la sécurité sociale, de l'école, du permis de conduire ou des papiers d'identité, ou par celui de la carte bancaire, ou de fidélité, les numéros d'abonné ou celui d'immatriculation, ou encore de l'adresse IP ou de celui du téléphone portable, tous nos faits et gestes sont peu à peu numérotés, fichés, contrôlés. Sous prétexte d'une insécurité qu'on nous fait craindre, on nous vend le médicament du fichage, un numéro.

Et bientôt, grâce à ces peurs qu'engendrent les faits divers déformés par les médias et repris par les politiques, nous irons tous en masse nous faire vacciner, réclamer plus de caméras, et le fichage ADN, et la puce RFID. Pour lutter contre l'insécurité, les trafics, la contrefaçon, le travail au noir, nous irons même jusqu'à accepter tous les contrôles, la disparition de l'argent liquide, et l'abandon du pseudonyme sur internet; sans compter les cagoules, les burqas et autres éléments distinctifs.

Comme ça, à force de vouloir ne ressembler à personne nous aurons fini par tous nous ressembler, et surtout par avoir peur de l'autre, de tous les autres, ceux qui justement se distinguent, qui sont différents. On leur donnera un nom, et peut-être même certains rentreront-ils dans l'Histoire. Mais pour les autres, ceux qui ont pourtant le pouvoir de faire l'Histoire, ils auront tout perdu : en cherchant à sortir de l'anonymat, ils auront trouvé un numéro.

Caleb Irri

http://www.calebirri.unblog.fr

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