L'homosexualité (le terme lui-même est forgé vers 1870) se constitue au moment même où le processus de sécularisation et de laïcisation s'accélère. Au cours du xxe siècle, alors que la médecine (et plus spécifiquement la psychiatrie, la psychologie, les psychothérapies...), mais aussi le droit, cessent de considérer que l'homosexualité entre dans leurs champs de compétence, cette même homosexualité semble entrer de plus en plus dans le champ religieux. Aux États-Unis, depuis le début des années quatre-vingt dix, la question du « mariage gay » est ainsi devenue un enjeu des définitions d'une moralité publique ou de la place de normes religieuses dans l'espace public. C'est que l'homosexualité avec laquelle a eu à traiter l'Église catholique ou les « denominations » protestantes américaines n'est plus le « vice privé », mais une identité publique. Comment se gère ce passage du péché à la revendication politique, comment l'homosexualité s'insère-t-elle au cœur de l'espace religieux ?
Jusqu'à récemment, la plupart des ouvrages s'intéressant à un degré ou à un autre aux relations entre homosexualité et religion opposaient radicalement les deux sphères : la réponse à la question précédente semblait simple. C'était par l'exclusion que se faisait la gestion. Une série récente et croissante d'ouvrages de sciences sociales prend le point de vue inverse, insistant au contraire sur les perméabilités de ces deux constructions sociales. La frontière n'est, en effet, pas seulement l'instance qui sépare, c'est aussi l'interface qui réunit.
Débats publics
Si l'accent est mis sur la perméabilité, c'est tout d'abord dû à la persistance de débats publics, de polémiques, de controverses macro-sociales.
L'ouvrage difficilement classable de Ronald Long, Men, Homosexuality and the Gods, passe en revue une série de traditions religieuses et leur traitement de l'homosexualité masculine (Grèce antique, Papouasie, Amérique précolombienne, christianisme naissant...) dans une perspective à la fois constructiviste (les normes de genre sont des constructions sociales) et an-historique (la succession des exemples écrase toute différence pertinente entre contextes sociaux, géographiques et historiques). Il signale un intérêt militant : trouver trace de traditions religieuses moins homophobes. Il signale, également, l'intérêt que représente, pour quelques mouvements représentant à la fois des homosexuels et des chrétiens, la prise en compte de l'orientation sexuelle dans l'histoire religieuse.
En s'intéressant spécifiquement à un débat situé au sein de l'Église d'Angleterre, mais observé par l'ensemble de la presse anglaise, A Church at War (une Église en guerre), de Stephen Bates, permet de comprendre une partie des raisons de ce bourgeonnement de publications. Bates, journaliste au Guardian, quotidien britannique de gauche, y relate l'atmosphère belliqueuse des débats opposant les anglicans autour de la question homosexuelle. Pour lui, un seul coupable, le parti évangélique au sein de l'Église d'Angleterre. Une série de portraits et la narration de moments publics (réunion décennale de Lambeth) donnent leur rythme à l'ouvrage de Bates qui s'inscrit uniquement dans le registre journalistique.
Traitons alors cette enquête comme un symptôme : la question homosexuelle est bien devenue, au cœur des Églises, une question de sociologie politique. Ce sont les modes d'exercice du pouvoir, les capacités de régulation, les possibilités d'édicter des normes, qui se retrouvent au centre de débats publics, depuis plus d'une dizaine d'années. Des débats qui prennent souvent la forme de polémiques autour de l'ordination de gays ou de lesbiennes, de controverses autour du « mariage gay » (que ce soient des débats internes sur l'accès des couples du même sexe aux bénédictions ou des prises de position publiques sur l'extension du mariage civil), ou de disputes autour de la visibilité de l'identité homosexuelle au sein des assemblées locales. Si l'ouvrage de Bates illustre une controverse, c'est principalement à travers des discussions sur l'œuvre de deux sociologues que prennent naissance les études – exposées plus loin – qui chercheront à les expliquer.
L'étude des conflits et des débats publics a été fortement aidée par des directions de recherches élaborées au sein de la sociologie des religions américaines dans la fin des années 1980. En 1988, Robert Wuthnow (sociologue, professeur à Princeton), publie un ouvrage sur la restructuration de la religion aux États-Unis depuis 1945 1, dans lequel il se concentre sur la dimension conflictuelle du changement social auquel les dénominations sont soumises. Son analyse est macroscopique et s'intéresse beaucoup plus aux discours, aux représentations symboliques, qu'aux pratiques quotidiennes. Les années quatre-vingt ayant permis de constater le poids de la droite chrétienne américaine et, plus largement, des conservateurs au sein même des Églises, son ouvrage se penche sur les principaux conflits opposant « libéraux » (progressistes, héritiers à la fois du modernisme et d'un christianisme social) et conservateurs. Ses conclusions sont alors que :
Les questions qui divisaient les fidèles en 1968 [les questions raciales et la guerre du Vietnam] les divisaient chacune à leur manière ; les questions qui les divisent en 1980 se renforcent l'une l'autre. Dans la première période, les personnes d'une dénomination particulière pouvaient être d'accord sur le Vietnam mais étaient probablement divisés ad intra par les questions raciales. Et les personnes théologiquement conservatrices (ou libérales) pouvaient s'accorder avec leurs âmes sœurs sur les questions raciales tout en étant probablement divisées en tant que dénomination sur la question du Vietnam. Ainsi, il était moins probable qu'un seul clivage émerge comme fondation principale de la différentiation religieuse. Dans les années 1980, au contraire, la plupart des questions majeures qui animent les leaders religieux semblent diviser le monde théologique en deux camps nettement opposés. 2
Les conflits actuels, selon Wuthnow, se renforcent les uns les autres pour produire deux camps bien définis au sein des dénominations américaines. Parmi ces conflits se trouvent les questions liées à l'homosexualité.
Le deuxième intérêt de l'ouvrage de Wuthnow est de s'intéresser de près aux « special purpose groups », des associations fonctionnant comme des groupes de pression au sein des dénominations américaines, ayant un seul but principal. Si son analyse est centrée sur les groupes formés dans les Églises en réponse à l'État (il prend l'exemple de l'interdiction de prière collective dans les écoles publiques), elle peut s'appliquer aux analyses des associations homosexuelles dans ces Églises, luttant pour obtenir, dans les années 1980, l'accès à l'ordination. Ce sont donc deux camps opposés qui sont décrits, mais aussi toute une série de luttes internes où l'homosexualité joue en tant que facteur interne.
Un deuxième ouvrage, Culture Wars, de James Hunter 3, sociologue des Églises évangéliques américaines, fournit, lui aussi, des pistes de recherches, principalement parce qu'il inscrit l'homosexualité au cœur des « guerres des cultures » américaines. Selon Hunter, les oppositions politiques et sociales sont enracinées dans deux « systèmes de compréhension morale » incompatibles, qu'il nomme progressivisme et orthodoxie. De la même manière que Wuthnow, Hunter remarque la constitution de deux ensembles radicalement opposés recrutant chacun au sein des mêmes traditions religieuses, inscrivant ainsi les conflits au cœur des dénominations.
Les divisions religieuses et culturelles traditionnelles sont évincées, remplacées par les différences principales qui naissent des engagements moraux orthodoxes et progressistes 4.
Les questions liées à l'homosexualité constituent pour Hunter l'un des centres de la « guerre culturelle » :
Avec peut-être l'exception de l'avortement, peu de questions dans la guerre culturelle contemporaine génèrent plus d'émotion que le problème de l'homosexualité. La raison est simple : peu d'autres questions déstabilisent aussi radicalement les préjugés traditionnels sur ce que la nature permet, sur les frontières de l'ordre moral et finalement, les idéaux de la vie de famille de la classe moyenne 5.
Les conflits liés à l'homosexualité, remarque-t-il, se sont installés à l'intérieur des Églises, notamment autour des questions liées à l'ordination des homosexuels. Ces conflits ont structuré une opposition radicale entre deux groupes mobilisés, éclipsant les positions centristes du débat. Les ouvrages de Wuthnow et Hunter invitent à l'analyse de la question homosexuelle dans les Églises, et en particulier à l'analyse des conflits : ces deux auteurs proposent un cadre général pour une sociologie des mobilisations sociales au sein des dénominations. Mais par conflit ils entendent souvent les formes euphémisées des discussions intellectuelles ou des débats juridiques ou législatifs. La controverse semble constituer un modèle pour l'analyse du changement social.
Un écho de ces débats sociaux, qui s'étendent donc bien au-delà du monde anglican décrit par Stephen Bates, se trouve dans l'ouvrage dirigé par Richard Hasbany, Homosexuality and Religion, publié en 1990 6, qui présente principalement des contributions d'« experts » (religieux catholiques, rabbins) aux côtés de réflexions tournées vers l'action pastorale.
« Il est probablement correct de décrire les croyants gay/lesbiens comme isolés dans leurs deux communautés identitaires. À l'intérieur de leurs communautés de foi, ils sont dénoncés par les conservateurs et les fondamentalistes [...]. À l'extérieur, de l'autre côté, nombreux sont ceux, dans une communauté lesbienne/gaie souvent amère, à considérer les activistes gay et croyants comme des masochistes engagés dans une lutte névrotique et insignifiante » (Hasbany, p. 2).
L'ouvrage a donc pour but plus ou moins explicite de mettre en lumière la signification de cette lutte interne aux mouvements religieux, de formuler le point de vue de ces activistes (gays et membres d'Églises) à destination d'une communauté autre (gays et séculiers). C'est donc probablement à titre de source, plus qu'à titre d'apport théorique, que cet ouvrage collectif s'avère intéressant. Il met en effet en lumière toute une variété de pratiques visibilisant les homosexuels au sein des Églises, cherchant à peser sur la direction des débats, mais s'inscrivant aussi de manière routinisée (au travers de questions de pastorale plus que de questions théologiques).
La multiplication des réseaux de relations
La floraison d'ouvrages est donc le résultat d'un contexte polémique et d'un contexte scientifique. Elle s'appuie aussi sur la prise en compte de la multiplication, récente elle aussi, de liens, de réseaux, d'espaces, mêlant en pratique, religion et homosexualité. Ce sont à la fois des institutions et des identités qui entrent en contacts réguliers. Il est alors ici nécessaire d'insister sur la solidification de l'homosexualité comme mouvement social au cours des années soixante et soixante-dix, une solidification qui d'un côté s'oppose frontalement aux normes religieuses, mais qui de l'autre repose en partie sur le soutien marginal de quelques institutions religieuses.
Dès le milieu des années soixante, le Council on Religion and the Homosexuals, à San Francisco, établit des liens entre militants homosexuels et clergé local 7 : rédaction de brochures, débats publics, et même organisation d'un bal costumé... Le soutien religieux permet alors aux associations « homophiles » (cherchant à améliorer le sort des homosexuels par une action éducative) d'entrer dans l'espace public.
Au cours des années soixante-dix se multiplient les défis internes et externes. Ad intra, plusieurs éléments montrent la visibilisation de l'homosexualité : ce sont les coming out de pasteurs (la manifestation publique d'une identité homosexuelle), les demandes d'ordination de candidats et candidates gays et lesbiennes 8. Se créent aussi des associations homosexuelles et « dénominationnelles » : Dignity, une association de catholiques homosexuels, Integrity chez les Épiscopaliens, rapidement, les grandes dénominations chrétiennes américaines voient naître la représentation collective des intérêts des fidèles, gays et lesbiennes. Ces associations cherchent à promouvoir un travail d'éducation et de mobilisation, en publiant des brochures d'information, en participant aux assemblées générales des Églises protestantes.
La sociologue Wendy Cadge, passant en revue les études, rapports, décisions juridiques et législatives au sein de six dénominations protestantes « mainstream » 9, montre bien la simultanéité des processus à l'œuvre : entre 1967 et 1976, les Églises prennent publiquement position sur l'homosexualité. Entre 1972 et 1978 ont lieu les premiers conflits liés à l'ordination des ministres homosexuels. Vers la fin des années quatre-vingt, au sein de ces dénominations, sont créés, par des associations conservatrices, des groupes de support pour les « ex-gays », des personnes revendiquant être (re)devenues hétérosexuelles via une thérapie religieuse ou une conversion. Au cours des années quatre-vingt-dix, les discussions – aussi bien au niveau dénominationnel qu'à la base (grassroots) – s'intensifient, à la suite de la libéralisation de l'opinion publique américaine et de l'étendue des mobilisations (pro- et anti-) homosexuelles locales, notamment autour de l'accès au mariage des couples de même sexe 10.
Aux marges de l'espace religieux, à la même période, des assemblées religieuses « homosexuelles » se montent. Une série d'« entrepreneurs du religieux » créent des églises (et des synagogues) communautaires 11. La réussite la plus visible est celle de l'Universal Fellowship of Metropolitan Community Churches (UFMCC), fondée par un pasteur pentecôtiste gay à la fin des années soixante et ayant réussi à créer un réseau de quelques centaines d'assemblées locales, principalement aux États-Unis.
C'est donc à la création institutionnelle d'identités mosaïques que l'on assiste. Elisabeth Armstrong 12, dans son étude du champ associatif homosexuel, a qualifié d'organisation « gay + 1 » l'ensemble auquel se rattachent ces groupes à la fois chrétiens (ou juifs, ou mormons, etc.) et homosexuels. Après l'éclosion de « mouvements de libération gaie » autour de 1970, mouvements révolutionnaires aux buts macro-sociaux, c'est à la stabilisation d'un mouvement gay et lesbien sur une base doublement identitaire que l'on assiste, avec des groupes gay et médecin, lesbienne et alpiniste, homosexuel et chrétien... De ce point de vue associatif général, il n'y a pas de spécificité de l'identité chrétienne (les groupes participent aux « gay pride parades », aux annuaires associatifs). Mais surtout, ce sont des mouvements chargés d'une partie plus ou moins grande du travail identitaire (pas nécessairement exclusifs l'un de l'autre) sans but révolutionnaire (cherchant au plus la réforme d'un secteur social).
Les constructions identitaires
Dans le cadre de l'explosion numérique de mouvements identitaires, même l'opposition aux comportements homosexuels, et la création de mouvements de conversion de sexualité (« Exodus » est le plus important) cristallisent des liens sociaux, des réseaux. Tout l'intérêt de l'ouvrage de Michelle Wolkomir, Be Not Deceived, réside dans cette mise en lumière de la proximité – en termes de dispositifs – des mouvements religieux « pro-gays » et « ex-gays ». Les mouvements « ex-gays » se sont constitués postérieurement à l'explosion d'une mobilisation homosexuelle interne aux Églises. Ils prennent acte de l'existence d'un mouvement social, d'une identité publique, et, au contraire de mouvement fondamentalistes cherchant à repousser l'homosexualité physiquement hors des Églises, cherchent à proposer une « thérapie », une « conversion » vers l'hétérosexualité au sein d'un mouvement religieux.
M. Wolkomir montre bien que ce travail à la fois d'inspiration psychothérapeutique (sur le modèle des Alcooliques anonymes) et évangélique, repose sur une euphémisation du péché d'homosexualité : c'est certes un péché, mais il n'est qu'un péché dans une liste longue. C'est dans cette perspective un péché mineur dont il est possible de se défaire. Il n'a pas pour origine une source divine, mais des défauts de socialisation familiale. Il a en revanche une solution de l'ordre du sacré, la soumission à la volonté divine. Dans le même mouvement, l'auteur étudie un groupe d'étude biblique appartenant à l'UFMCC, qui cherche à proposer une « intégration identitaire », en ôtant tout caractère peccamineux à l'homosexualité : dans cette perspective, ce sont des erreurs d'interprétation – des sources séculières – qui considèrent des comportements homosexuels comme péchés. Ces deux types de mouvements se conçoivent comme des mouvements non seulement en compétition, mais explicitement opposés, et les « défections » de certains leaders « ex-gays » vers le camp contraire sont régulièrement mises en avant. Mais ils s'inscrivent finalement dans le même espace social pratique : un christianisme évangélique socialement conservateur, des mouvements de « self help », etc.
Dans une perspective proche de celle de Wolkomir, Melissa Wilcox, dans Coming out in Christianity – un titre qui joue à la fois sur la visibilité homosexuelle, le coming out, et sur l'entrée dans un nouveau monde – cherche à comprendre, à partir d'une enquête ethnographique portant sur deux petites assemblées MCC, le processus de « réconciliation identitaire » entre identité gaie ou lesbienne et identité chrétienne. Le parcours typique de l'intégration identitaire a pour Wilcox plusieurs étapes : « des luttes individuelles vers le soutien de la communauté et enfin l'intégration des stratégies individuelles et communautaires » (p. 32). Le rôle des assemblées religieuses MCC est compris comme « une ressource que les personnes approchent après avoir commencé le processus de réconciliation identitaire. (...) La fonction centrale de ces Églises dans ce domaine est la création et le renforcement d'un monde dans lequel l'identité LGBT-chrétienne est normative et célébrée » (p. 149).
Ces deux ouvrages sont des études de psychologie sociale, qui font usage, directement ou implicitement, des modes de résolution de ce que Leon Festinger a appelé la « dissonance cognitive » 13, générée par la coexistence, chez une même personne, de deux normes de conduite radicalement opposées.
L'échelle des pratiques
L'ouvrage collectif dirigé par Scott Thumma et Edward Gray, Gay Religion, s'inscrit entièrement dans l'étude des pratiques, et non plus dans celle des débats, des justifications politiques ou de la résolution des « dissonances cognitives ». « La gay religion en Amérique fut, jusqu'à présent, dominée (overshadowed) par des débats et des controverses théologiques à l'intérieur de toutes les traditions, ou presque. Ce volume ne fait pas partie de ce débat ». Thumma et Gray insistent au contraire sur « la mise à disposition d'un large éventail de choix religieux pour les lesbiennes, les gays, les bisexuels ou les transsexuels » au cours des trente dernières années.
La première partie est centrée sur l'étude de quelques mouvements au sein d'« héritages dénominationnels » 14 (catholiques, méthodistes, adventistes, évangéliques, juifs), la deuxième partie sur des mouvements autonomes (Églises gaies, rassemblements féministes). La dernière partie, sur des expressions populaires utilisant en partie un registre religieux : un spectacle de travestis chantant du gospel, les expériences « spirituelles » dans la communauté « cuir » (sado-masochiste). Le parti pris est clair : ne pas limiter l'espace de la religion aux formes les plus instituées ; il est aussi fécond : le rassemblement dans ce volume de textes aux options théoriques très diverses permet de saisir assez rapidement les limites et les possibilités d'un sous-champ d'études en pleine explosion 15.
Le texte inaugural, celui de Leonard Primiano, « The Gay God of the City : The Emergence of the Gay and Lesbian Ethnic Parish » (Le Dieu gay de la ville : l'émergence de la paroisse ethnique gaie et lesbienne), est l'une des rares études de sciences sociales à s'intéresser à l'homosexualité au sein du catholicisme, ici à un groupe catholique gay de Philadelphie, membre de l'association Dignity. C'est l'« union vernaculaire de la culture catholique et de la culture gaie » qu'analyse Primiano : « en formant un dispositif congrégationnel qui attirerait non seulement des fidèles du quartier gay du centre de Philadelphie, mais aussi de nombreux autres parties de la ville, les Philadelphiens de Dignity utilisent le modèle de la paroisse “ethnique” avec lequel ils étaient assez bien familiers » (p. 10) et renforcent cette ethnicité par une conception essentialiste de l'orientation sexuelle (conçue sur le mode de l'inné).
C'est l'« inventivité des entrepreneurs sectariens » qui est au centre de la deuxième partie de Gay Religion, où les groupes étudiés ont une réalité organisationnelle (bâtiments, structure), mais sont récents et « privilégient l'identité gaie sur la tradition religieuse » (p. 163). Ces organisations identitaires sont peut-être le mieux représentées par le chapitre d'Aryana Bates qui s'intéresse à une Église lesbienne noire du New Jersey, à une encablure de New York, Liberation in Truth. C'est une organisation « niche », où se stabilise, un tant soit peu, une coagulation d'identités mosaïques, sur un mode mineur, et une rhétorique anti-institutionnelle (où la « spiritualité » représente la liberté face à la « religion », symbole d'oppression).
L'homosexualité comme « loupe grossissante »
Il n'est donc plus possible de parler d'exclusions réciproques des Églises et des homosexuels : que ce soient au sein de conflits violents, d'adaptations de congrégations aux populations qui les entourent 16, de créations de nouvelles institutions religieuses, gays et lesbiennes font partie intégrante de l'espace religieux.
Ces liens tissés entre espace religieux et espace « gay » ne sont pas limités au monde anglo-saxon. Un sexe problématique, l'ouvrage d'Hélène Buisson-Fenet, chercheuse au CNRS, s'appuie sur un travail de terrain, qui, peut-être parce qu'il est le premier de cette ampleur en France, prend à bras le corps les diverses échelles qui traversent la question (de la biographie individuelle au discours magistériel). Depuis quelques années, une question homosexuelle se pose à l'Église catholique 17. Le travail d'Hélène Buisson-Fenet cherche à prendre en compte dans un même mouvement de recherche deux éléments : l'hétérogénéité des discours de l'Église (celui du droit canon, celui des théologiens, celui du prêtre, celui du directeur de séminaire) et les articulations possibles entre moralité individuelle et normes institutionnelles. C'est donc une étude non pas des marges de l'institution (c'est bien le cœur de l'Église et de son fonctionnement que l'on trouve au centre de son ouvrage), mais une étude des marges de manœuvre possibles laissées aux différents acteurs. Deux exemples montrent bien la volonté, de différents acteurs et de différentes institutions, d'encadrer plus précisément l'homosexualité, de fournir un discours catholique permettant de gérer l'homosexualité. Mais ces discours ne s'accordent pas toujours entre eux. Ils sont hétérogènes, et fournissent des normes discordantes. Premier exemple : le droit religieux. Ce n'est qu'en 1983, avec la publication du nouveau code de droit canon, que l'homosexualité apparaît comme cause de nullité du mariage. On s'aperçoit là de la cristallisation de la catégorie d'homosexualité, comme catégorie du droit religieux. Deuxième exemple : la théologie française, qui aborde aujourd'hui l'homosexualité sous l'angle psychanalytique. La psychanalyse y est utilisée comme une science, une forme de transcendance non religieuse : les « vérités » de la psychanalyse servent à consolider les « vérités » religieuses.
Droit canon (droit religieux catholique), pastorale (c'est-à-dire directement la gestion des fidèles), théologie, se mettent à considérer l'homosexualité comme digne d'intérêt : ces disciplines en parlent, posent des limites, définissent les termes, en empruntant parfois à d'autres disciplines (séculières). Identité gaie et identité chrétienne apparaissent alors comme immédiatement divergentes, sans que l'on s'aperçoive de l'immense travail de divergence nécessaire pour disjoindre nettement ces deux sphères. L'auteur étudie alors le fonctionnement des normes proposées par l'Église, ou plutôt ce qu'elles permettent, ou autorisent implicitement quand, dans certaines circonstances, elles sont mises en sommeil. Les organisations catholiques de lutte contre le sida, qui se mettent en place à la fin des années quatre-vingt, soit des organisations d'accueil soit des organisations de diffusion de l'information, se présentent, écrit H. Buisson-Fenet, comme des « lieux négociés », utilisant une « argumentation de la juste mesure » pour rendre floue l'expression de l'interdit religieux et celle des droits homosexuels 18. « Ce travail d'arrangement empêche les collectifs de passer du forum public à l'arène politique. »
Un autre exemple, où sommeille la norme, concerne les prêtres et religieux catholiques homosexuels. C'est dans ce chapitre que l'enquête prend corps : la mise en regard des normes institutionnelles et des « moralités individuelles » est abordée à travers des histoires de vie, qui montrent qu'il existe d'autres régimes que ceux de l'obéissance ou de la transgression quand l'injonction normative et les actes ne s'accordent pas. Ainsi, rares sont les prêtres ouvertement exclus pour homosexualité : le plus souvent, c'est une relégation silencieuse, une lente « mise au rebut » qui est effectuée. Là aussi, c'est le passage au politique, à la revendication publique, qui est évité. Hélène Buisson-Fenet utilise ainsi l'homosexualité et l'Église comme « loupe grossissante » de conflits institutionnels : les mécanismes mis au jour dans la gestion de l'homosexualité par l'Église sont peut-être plus visibles car un ensemble de dispositifs, dans l'institution catholique, est chargé d'édicter des normes ; l'homosexualité pose un problème spécifique dans le cadre de ces normes. Mais il y a fort à parier que des mécanismes similaires, peut-être moins visibles, sont à l'œuvre en dehors du presbytère.
La perméabilité des sphères trouve sa plus grande mise en lumière dans l'ouvrage de Dawne Moon, assistant professor au département de sociologie de Berkeley. God, Sex and Politics (Dieu, sexe et politique) est un ouvrage ambitieux s'intéressant aux formes quotidiennes d'évitement des conflits. Si le thème de l'homosexualité est au cœur de l'enquête, c'est donc aussi comme « loupe grossissante ». C'est vers une sociologie concrète des constructions morales que Dawne Moon mène les lecteurs. Les débats internes aux assemblées religieuses locales qu'étudie la sociologue servent de point d'ancrage à une description fine des positions morales d'acteurs sociaux. Au centre de ses questionnements : « comment les membres de deux assemblées protestantes déterminent le juste et l'injuste, le bien et le mal, ce qui est amour et ce qui est péché » ? Mais immédiatement, D. Moon développe une position critique : les « taken-for-granted assumptions » (les prénotions naturalisées) sont comprises comme reproduisant, d'une manière non intentionnelle, des formes de pouvoir et de domination. D'où son intérêt pour ce qu'elle appelle « le langage des émotions » : d'un côté l'expression de la douleur, de la peine, du sentiment, permet de naturaliser des positions morales, de l'autre ce langage s'oppose explicitement à celui du registre politique, inauthentique, et permet de naturaliser ses opinions.
Deux congregations méthodistes de la région de Chicago sont donc étudiées, l'une à Chicago, urbaine, plutôt de gauche (liberal), et l'autre plus évangélique, dans une petite ville. Dans les deux Églises, D. Moon analyse les « théologies quotidiennes » (everyday theologies), à savoir la manière propre dont ses enquêté(e)s font « l'expérience du divin ». Ces théologies « mondaines » posent un problème : elles peuvent entrer en conflit avec l'interprétation des Écritures, et générer des oppositions, en bref, remettre en cause le caractère transcendant, le sentiment de transcendance, sur lequel est bâti le sentiment de former une communauté. « De tels conflits menacent de dénaturaliser la connexion transcendante entre la communauté religieuse et Dieu ». Le registre politique accentue au plus haut point cette menace de dénaturalisation, en tentant de constituer des majorités, des points de vue bien définis. Mais le registre sexuel aussi : « en un certain sens, les congregations génèrent un sentiment de communauté, de connexion entre personnes, en supprimant les réalités matérielles de la vie quotidienne, en niant les distinctions corporelles » (p. 156). Si le mariage chrétien est vu par de nombreux fidèles comme une manière de convertir des relations sexuelles en « quelque chose de spirituel », l'idée même du mariage de même sexe, pour ces mêmes fidèles, vient dé-spiritualiser le mariage.
L'ensemble de ces conflits possibles, et la technique d'enquête de D. Moon (pour qui l'entretien est plus une discussion argumentée qu'une simple écoute neutre), vont pousser les enquêtés dans leurs retranchements. Dans un chapitre très éclairant pour une sociologie des émotions, elle tente de saisir « la vérité des émotions ». Les émotions et leurs manifestations (larmes, douleur, joie) restent extérieures aux débats et « notre incapacité à exprimer certaines émotions les rend apparemment aptes à transcender le mondain ». L'homosexualité est alors « dépolitisée » à travers le langage des émotions : soit que l'homosexualité est une « identité douloureuse » dont il faut chercher à se défaire, soit que l'homosexualité est une identité victime de discriminations mondaines.
Homosexualité identitaire et religion institutionnelle entretiennent donc certes des relations tendues 19, conflictuelles, mais elles ne devraient pas cacher ou recouvrir la perméabilité de frontières sociales. Les mouvements « ex-gays » prennent comme base d'action une identité publique (ou du moins sa possibilité). Les Églises « libérales » essaient d'insérer l'homosexualité comme variation « bénigne » d'une orientation sexuelle majoritaire. Et c'est pour ces raisons que l'homosexualité peut véritablement être utilisée comme une « loupe grossissante » permettant de saisir de l'intérieur le fonctionnement d'institutions religieuses.
Notes
Baptiste Coulmont, « Jeux d'interdits ? Religion et homosexualité », Archives de sciences sociales des religions, 136 (2006) - Les Archives... cinquante ans après, [En ligne], mis en ligne le 07 février 2007. URL : http://assr.revues.org/index3830.html. Consulté le 03 mars 2010.
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