À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

02/03/2010

Pierre Macherey: Bourdieu critique de la raison scolastique. Le cas de la lecture littéraire

Inlassablement, avec une pugnacité qui ne se relâche jamais, Bourdieu pratique la sociologie comme une discipline de combat, foncièrement non consensuelle, et il mobilise à cet effet un style constamment offensif : en effet, la connaissance telle qu’il la conçoit, en la soumettant au primat du « sens pratique », récuse une attitude contemplative et dilettante qui se dispenserait de s’engager dans le jeu pour s’y faire une place, entre amis et ennemis ; c’est ce qui justifie qu’il ait besoin d’adversaires à attaquer pour affirmer, et simultanément affiner, les positions qui lui sont propres. Dans l’ordre du symbolique dont, sous l’inspiration de Max Weber, il a souligné l’importance pour comprendre le fonctionnement conflictuel des réseaux de socialité, il s’est forgé un adversaire privilégié, dont la nature complexe est elle-même toute symbolique : il s’agit de la « raison scolastique », à la critique de laquelle il consacre la première partie des Méditations pascaliennes, l’ouvrage de synthèse dans lequel, en 1997, dans le cadre du débat que, depuis l’origine, il menait avec la philosophie, il a rassemblé les grandes orientations de sa recherche. Cette critique le conduit, dans la seconde partie de ce même ouvrage, à répertorier les différentes formes que prend l’« erreur scolastique », à savoir les impostures propres à l’épistémocentrisme, au moralisme universaliste et à l’esthétique pure, et, en appendice à cette partie, il consacre un développement à la question « Comment lire un auteur ? », ce qui l’amène à poursuivre une réflexion entamée dans ses travaux antérieurs autour de ce qu’il appelle la position du lector, qui importe dans le domaine de la littérature l’attitude propre au représentant de cette « raison scolastique », et fournit une expression concentrée de ses errements, de ses impasses et de ses limites. Ceci est pour lui l’occasion d’esquisser, dans un contexte polémique, ce qu’on peut appeler une théorie négative de la lecture littéraire, dont la principale forme de manifestation est le refus, à propos de laquelle on ne peut éviter de se demander si elle débouche sur des résultats positifs et constructifs, dans le prolongement des thèses fracassantes exposées en 1992 dans Les règles de l’art (Genèse et structure du champ littéraire). Pour y voir clair sur ce point, ce qui est moins aisé qu’il n’y paraît au premier abord, il faut donc que nous examinions le concept de raison scolastique, dont la portée excède le domaine spécifique de la littérature, puis que, sur cette base, nous cernions les caractères définissant la posture de lector qui rendent inacceptable de lui conférer la légitimité universelle à laquelle elle prétend, et, enfin, que nous cherchions à identifier les présupposés de ce que Bourdieu appelle « science des oeuvres », à savoir une science qui atteigne les conditions effectives de leur production et de leur consommation, donc de leur lecture, qui consiste en leur reproduction dans des contextes qui ne sont pas nécessairement ceux dans lesquels elles ont été produites à l’origine.

I

Que faut-il entendre par « raison scolastique » ? Cette notion, telle que Bourdieu l’utilise, se situe à la croisée de plusieurs références dont elle effectue implicitement la synthèse, ce qui permet, selon les cas, de la saisir sous différentes faces, comme un dispositif à géométrie variable dont la puissance de feu est d’autant plus considérable qu’elle joue sous des formes multiples, adaptables à la demande aux nécessités particulières des situations où elle intervient en pratique.

On peut d’abord identifier une référence historique, qui renvoie aux modalités propres à l’intellectualité médiévale et au type singulier de cléricature qui leur a servi de support : par ce biais, s’est instauré un rapport ritualisé au réel, auquel l’organisation universitaire telle qu’elle a commencé à se mettre en place à cette époque, sous des formes qui n’ont pas aujourd’hui complètement disparu même si elles ont été recouvertes par des dispositifs relevant d’inspirations différentes, a fourni un cadre matériel, à savoir un domaine d’activité, des professionnels qui en assurent le fonctionnement, les « maîtres », et un public spécialisé, directement concerné par les interventions de la raison scolastique grâce à une formation qui lui permette à la fois d’en déchiffrer les codes et de cultiver un intérêt privilégié à son égard, sur fond d’illusio, qui consiste à prendre part au jeu sans aller jusqu’à prendre conscience qu’il s’agit d’un jeu. Sur ce plan, les considérations que Bourdieu consacre aux déformations, sources de grave méconnaissance, typiques de ce type très particulier de rationalité, qui ne trouve aucune grâce à ses yeux, se situent de fait en résonance avec la condamnation sévère que Descartes porte contre les dérives de « l’Ecole », qui, selon lui, bloquent le développement d’une scientificité authentique, ce qui rend indispensable d’en récuser les principes fondateurs en reprenant à zéro le processus de reconstruction rationnelle du monde et de ses lois.

A cette première référence vient s’en ajouter une autre, qui présente une dimension sociale, en référence à la manière dont fonctionnent actuellement les processus de socialisation : l’« Ecole », ce n’est pas seulement l’attitude singulière de pensée cultivée par la scolastique médiévale sur le terrain par définition réservé de ses Universités, qui se situent dans les marges de la société qu’occupent ceux qu’on peut appeler avant la lettre, comme le fait J. Le Goff, des « intellectuels », mais c’est, plus généralement, l’appareil scolaire, auquel les sociétés modernes ont dévolu un rôle central en vue de mettre efficacement en pratique la violence symbolique qui perpétue les rapports de domination sur lesquels elles sont édifiées. Or, ce qui rend possible l’accomplissement de cette violence symbolique, par l’intermédiaire du travail scolaire qui en constitue la traduction concrète, c’est l’ouverture, au coeur même de la société, d’un espace de « loisir » (skholè), où les nécessités de la vie réelle sont provisoirement mises entre parenthèses, de telle manière que la formation puisse être traitée comme une fin en soi dans le cadre imparti à un monde scolaire où on entre et duquel on sort parce que ses frontières ont été nettement délimitées, ce qui interdit de confondre cet artefact, qui semble obéir à ses règles propres, avec le vrai monde dans lequel jouent des contraintes différentes dont il diffère et camoufle la nécessité. Pour préciser la nature de cette séparation scolaire, Bourdieu se sert des analyses que Platon consacre au fait de « jouer sérieusement » (spoudaiôs paizein) dans le cadre d’un tel espace auquel n’accède pas qui veut comme il le veut, parce qu’il est spécialement destiné à l’homo scholasticus :

« Pour entrer véritablement dans ces univers où se produisent des pensées ou des propos affranchis des contraintes et des limites d’une conjoncture historique (context free), il faut disposer de temps, de skholè, et aussi avoir cette disposition à jouer des jeux gratuits qui s’acquiert et se renforce dans des situations de skholè, comme l’inclination et l’aptitude à poser des problèmes spéculatifs pour le plaisir de les résoudre, et non parce qu’ils sont posés, souvent dans l’urgence, par les nécessités de la vie, à traiter le langage non comme un instrument mais comme un objet de contemplation, de délectation ou d’analyse, etc. » ( « Le point de vue scolastique », communication présentée en octobre 1989 à la Freie Universität de Berlin dans le cadre d’un colloque sur Geschmack, Strategien, praktiker Sinn, in Raisons pratiques, coll. Points Seuil, 1996, p. 219).

La raison scolastique tire son efficacité de l’existence de ce monde entièrement soumis aux exigences de la scolarisation, à partir duquel elle propage son influence, qui se communique à l’ensemble de la collectivité au lieu de rester enfermée dans le cadre par définition restreint où les clercs médiévaux dissertaient et discutaient entre eux : elle devient par là un modèle social, qui exploite toutes les conséquences du clivage entre travail manuel et travail intellectuel auquel l’institution scolaire offre un terrain privilégié.

Enfin, Bourdieu développe son concept de raison scolastique en s’appuyant sur une troisième référence qu’il emprunte à la philosophie, précisément à Austin, le philosophe du langage ordinaire dont la démarche se situe en rupture avec les dérives de la philosophie philosophante et ratiocinante, nourrie d’abstractions et réfugiée dans un formalisme coupé de la vie réelle et de ses usages. Dans l’introduction de leçons publiées en 1962 sous le titre Sense and Sensibilia, Austin évoque au passage, pour s’en démarquer, ce qu’il appelle « scholastic view », selon lui

« imputable à une attention obsessionnelle portée à quelques mots particuliers dont l’emploi simplifié à l’extrême n’a pas vraiment été compris, ni soigneusement étudié ou correctement décrit, imputable aussi à une attention obsessionnelle accordée à quelques « faits » (presque toujours les mêmes) imparfaitement étudiés. » (Le langage de la perception, trad. fr. de Sense and Sensibilia, éd. Armand Colin, 1971, p. 23)

C’est cette double obsession qui, comme l’explique ensuite Austin, conduit à spéculer sans fin, et de manière le plus souvent oiseuse, à propos du « réel », en négligeant les multiples usages dont ce mot est susceptible sur le plan du fonctionnement normal du langage, et en montant en épingle, au détriment des autres, donc au prix de généralisations abusives, certains faits particuliers rencontrés dans le cadre de ce fonctionnement. Adopter ce type de scholastic view, c’est donc fatalement sombrer dans l’imposture, celle-là même sur laquelle s’est bâtie pour l’essentiel la tradition philosophique, car, comme l’explique ensuite Austin :

« J’ai dit « scholastic », mais j’aurais pu aussi bien dire « philosophique ». La simplification excessive, la schématisation et la répétition constante et obsessionnelle de la même gamme limitée d’exemples appauvris ne sont pas particuliers à ce cas-ci, mais ne sont que trop courantes pour qu’on puisse les écarter comme s’ils étaient une faiblesse occasionnelle des philosophes. » (id.)

C’est donc par nécessité que les philosophes ont dû tomber dans l’erreur scolastique, qui est consubstantielle à leur démarche, et explique que celle-ci se maintienne constamment décalée par rapport aux contraintes de la vie sociale, dont elle présente une vision idéalisée qui n’en retient que certains aspects en sacrifiant les autres, et en faisant de l’exception la règle. La critique que fait Bourdieu de la raison scolastique en s’appuyant sur Austin vise donc la philosophie en tant que telle, à laquelle il doit personnellement sa formation initiale, mais qu’il a à un certain moment abjurée, lorsqu’il a compris qu’elle ne débouchait que sur les jeux d’une spéculation stérile, systématiquement ignorante des problèmes de la réalité concrète, comme il l’explique dans son Esquisse pour une auto-analyse (éd. Raisons d’agir, 2004), où il restitue les étapes particulières de son propre cheminement intellectuel.

En prenant en compte ces trois références, nous constatons que, lorsque Bourdieu désigne l’adversaire qu’il combat sous le nom de raison scolastique, il vise à la fois une cléricature, élite autoproclamée et autorégulée, dont le type historique lui est offert par les universités médiévales, un modèle général de scolarisation dont les sociétés modernes dites « démocratiques » ont effectué la mise en œuvre en vue de faire advenir et de perpétuer la violence symbolique qui est la condition de leur fonctionnement, et une forme spécifique de dérive rationnelle propre à la philosophie des philosophes, à laquelle il est urgent d’opposer la science authentique à laquelle le « métier de sociologue » fournit ses règles rigoureuses, en rupture radicale avec cette dérive. Ces trois cibles se situent à des niveaux différents, ce qui n’empêche qu’elles soient intriquées entre elles sur le plan des effets dont la responsabilité peut leur être imputée : ces effets se recoupent au point de paraître faire bloc, ce qui autorise à les renvoyer à un même principe, celui de la « raison scolastique », instance complexe qui s’offre sous de multiples figures ; ceci est la clé de l’emprise qu’elle exerce, emprise détestable, tant ses conséquences sont matériellement et intellectuellement dommageables, qu’il convient à tout prix de combattre.

Le trait principal sur lequel reposent la compréhension du concept de raison scolastique et l’identification des divers modes de comportement qu’il dénote, c’est la séparation, donc l’existence d’un système verrouillé disposant de la garantie de fonctionner en cycle fermé, telle qu’elle se traduit à travers 1/ l’isolement d’une élite savante étroitement spécialisée, qui, dans le cadre que lui procure l’« enfermement scolastique », se voit gratifiée d’une autonomie relative, 2/ la constitution d’un univers scolaire se présentant comme un monde à part, qui est aussi un monde autre, consacré exclusivement à la formation, où sont mobilisés des efforts d’un type particulier qui entretiennent avec le travail un rapport de simulation dans la mesure où ils ne sont pas producteurs d’effets extérieurs à leur ordre, et 3/ le fait que soit portée sur les problèmes de la réalité une vue purement contemplative, théorique au sens propre du terme (théôrein, en grec, signifie littéralement « contempler », c’est-à-dire voir à distance, comme à travers une glace qui installe une frontière infranchissable entre la vue et son objet qu’elle considère à la manière d’un spectacle, et que, en conséquence, elle laisse intransformé, puisqu’elle s’interdit d’y toucher), perspective dont la logique abstraite est coupée de tout « sens pratique », ce qui la condamne à l’idéalité, donc au refus du monde réel auquel elle substitue arbitrairement ses valeurs particulières, que son dispositif lui permet de généraliser. Pratiquer la raison scolastique, – car, paradoxalement, la raison scolastique, qui repose sur une dénégation de la pratique, est elle-même une pratique, une posture particulière dont la portée n’est pas uniquement mentale mais concerne tous les aspects de l’existence -, c’est en conséquence s’installer dans une bulle fabriquée de toutes pièces, cultiver la fiction d’un réel plus réel que le réel, subsistant comme un empire dans un empire et ne suivant que ses propres lois, ce qui est, à tous les sens du mot, un abus : abus de langage, qui est aussi un comportement abusif, traduisant en fin de compte un abus de pouvoir, par lequel sont légitimées des attitudes foncièrement illégitimes, indignes comme telles d’être valorisées et cultivées. En arrière des jeux de la raison scolastique, il y a la perpétuation de privilèges, expressions des rapports de domination et d’exploitation qui sont à la base d’une certaine forme d’organisation sociale. Dans un vocabulaire qui n’est pas celui de Bourdieu, mais qui avait largement cours au moment où il mettait en place son système d’analyse de la réalité sociale, on dirait que la raison scolastique, c’est la « raison bourgeoise », représentant une position de classe travestie en détermination de la nature humaine en général.

La raison scolastique, qui n’est au premier abord que pure vaticination, n’est donc pas que cela : elle produit des effets dans la réalité, à laquelle elle n’est nullement, comme elle le prétend, extérieure. D’où une telle fumisterie tire-t-elle son efficacité ? Précisément du fait qu’elle opère sous un camouflage qui en dissimule les procédures sous les apparences d’une évidence intemporelle et universelle, d’où elle tire sa puissance d’aveuglement, qui est simultanément aveuglée et aveuglante. Ses dispositifs sont foncièrement occultes, ce qui est la condition pour qu’ils arrivent à faire passer comme nécessaire ce qui est en réalité arbitraire, injustifiable sur le fond. On ne débat pas avec la raison scolastique, car ce serait faire son jeu, tomber dans le piège qu’elle a monté à l’avance de manière à avoir la garantie d’occuper le terrain en totalité : il n’y a rien d’autre à faire que la démasquer, en en débusquant les présupposés latents, en vue de faire remonter au jour ce qu’elle a refoulé, à savoir l’ensemble des contraintes particulières issues de la société et de son histoire dont elle effectue la dénégation en déplaçant l’attention vers les généralités dont elle a elle-même créé la fiction. Ces généralités sont creuses dans la mesure où elles ne peuvent être formulées qu’en creux ; elles reposent uniquement sur la mise à l’écart des données immédiates de la pratique ordinaire, de la même manière que, selon Pascal, les discours que tiennent les demi savants, qui veulent se faire passer pour de vrais sages, ont pour condition le refus de reconnaître que les opinions du peuple, si erronées qu’elles soient au point de vue de la raison ratiocinante, n’en sont pas moins « saines », et comme telles vraies à leur manière, ou tout au moins valides :

« L’entrée dans un univers scolastique suppose une mise en suspens des présupposés du sens commun et une adhésion para-doxale à un ensemble plus ou moins radicalement nouveau de présupposés, et corrélativement la découverte d’enjeux et d’urgences inconnus et incompris de l’expérience ordinaire. » (Méditations pascaliennes, éd. Seuil, 1997, p. 22)

Ces enjeux et ces urgences ne sont en fin de compte que des constructions de la raison scolastique, dont les vérités sont affirmées par défaut, d’un point de vue dont l’abstraction relève, quoi qu’en disent ceux qui la pratiquent, de conditions sociales de possibilité inavouées parce qu’elles sont en fin de compte inavouables :

« Ce regard indifférent au contexte et aux fins pratiques, ce rapport distant et distinctif aux mots et aux choses, n’est autres que la skholè. » (id., p. 25)

Parler de « point de vue scolastique », c’est donc faire comprendre que la raison scolastique fonctionne elle-même en situation, selon des modalités particulières qu’elle s’interdit de déclarer et de reconnaître, car, si elle y consentait, elle se rendrait du même coup impraticable, et invaliderait ses démarches qui ne peuvent avoir cours que dans un espace spécial et protégé, où son ignorance des contraintes du monde ordinaire, dont elle est déconnectée, est systématiquement corrélée à l’ignorance de cette ignorance. C’est parce qu’on est, sans en avoir conscience, immergé dans le point de vue de la raison scolastique, et imprégné des préjugés dont il assure la propagation, qu’on peut se figurer que celle-ci fonctionne en dehors de tout point de vue, et porte sur le monde un regard désintéressé et désengagé, donc inconditionné, qui vise rien moins que du savoir absolu. A la source de la raison scolastique, qui n’est pas seulement une « idéologie », c’est-à-dire une certaine manière de manipuler des représentations idéelles, donc de penser en théorie, même si elle consiste aussi à penser faussement, il y a une posture et une condition, dont il serait vain de lui demander de livrer les clés, car, si elle le faisait, elle mettrait fin du même coup à son enfermement protecteur qui garantit en dernière instance sa perpétuation.

La critique que fait Bourdieu de la raison scolastique tire donc sa radicalité du fait de n’être pas seulement une critique théorique, et de ne pas faire l’impasse sur les déterminations réelles, historiques et sociales, qui permettent à son point de vue de s’imposer en pratique, et non seulement sur le plan de la pensée pure où son caractère de point de vue, comme tel particulier, se trouve masqué. On peut néanmoins se demander si la globalité conférée par Bourdieu à cette notion syncrétique, qui tire de sa massivité sa considérable puissance de frappe, ne lui restitue pas malgré tout un caractère très théorique, et pour tout dire, « scolastique ». L’attaque que tourne Bourdieu contre cette raison scolastique, – qui rappelle à certains égards la critique sartrienne de la rationalité analytique, à cette différence près qu’elle ne fixe pas seulement l’attention sur les caractères formels de cette manière particulière de penser, mais remonte aux modes de participation au jeu social, c’est-à-dire aux postures effectives qui rendent possible l’exploitation d’une telle méthode -, est si entière et si frontale qu’elle finit par nourrir une inquiétude : afin de tirer un maximum de bénéfice de la victoire qu’elle attend de sa confrontation avec lui, cette attaque ne prête-t-elle finalement pas trop à cet adversaire ou rival, dans lequel elle condense, en les faisant converger, des traits dont les origines sont diverses, ce qui rend problématique de les rapporter à une instance unique qui les rassemble en absorbant et en gommant leurs différences ? A force de vouloir triompher de la philosophie, Bourdieu n’est-il pas encore plus philosophe que les philosophes traditionnels, ceux qui se singularisent par le fait qu’ils évacuent la considération des données de la vie ordinaire afin de pouvoir mieux procéder à la généralisation abusive de cas particuliers ? La seule façon de répondre à cette interrogation, et de résorber le soupçon dont elle est porteuse, est d’envisager la critique de la raison scolastique sur le plan de ses effets réels, en renonçant à en sonder plus avant les bases théoriques, même si celles-ci, étant socialement dimensionnées, ne sont pas seulement théoriques. Il faut donc se demander : à quoi sert cette critique ? Sur quelles conséquences débouche-t-elle ? Quelles avancées rend-elle possibles sur des questions concrètes comme celle de la lecture et des impasses dans lesquelles celle-ci s’engage lorsqu’elle sacrifie aux rituels de la « raison scolastique » ?

II

Il y a, selon Bourdieu, un lecteur scolastique, qui entretient un rapport tout à fait particulier au langage et aux œuvres de langage : il l’appelle le lector, en vue de souligner, grâce à ce terme savant décalé par rapport à l’usage commun, la singularité de l’attitude qui le définit et des attentes auxquelles celle-ci répond.

La notion de lector avait déjà été introduite dans La reproduction – Eléments pour une théorie du système d’enseignement (1970), qui la justifiait de la façon suivante dans le scolie post-posé à l’article 4.1.1 de la première partie :

« La distinction médiévale entre l’auctor qui produit ou professe « extra-quotidiennement » des œuvres originales et le lector qui, cantonné dans le commentaire réitéré et réitérable des autorités, professe « quotidiennement » un message qu’il n’a pas lui-même produit, exprime la vérité objective de la pratique professorale qui n’est peut-être jamais aussi évidente que dans l’idéologie professorale de la maîtrise, négation laborieuse de la vérité de la fonction professorale, ou dans la simili-création magistrale qui met toutes les recettes d’école au service d’un dépassement scolaire du commentaire d’école. »

Ce passage très dense propose le décryptage d’une situation relationnelle, mettant en vis-à-vis les positions respectives de l’auctor et du lector, dans un contexte qui, à nouveau, est celui de la scolastique médiévale : c’est donc bien la référence à la raison scolastique qui permet d’identifier la posture propre au lector, lecteur d’un type tout particulier qui tend spontanément à assigner à sa démarche une portée générale, donc à la faire valoir comme un modèle pour toute lecture possible, au-delà de la situation spécifique dans laquelle il reste lui-même à tous égards « cantonné ». Ce qui rend possible cet élargissement, c’est la dissociation entre deux fonctions qui s’opposent terme à terme. L’auctor, qui est aussi actor, c’est celui qui, dans tous les domaines où il intervient, est en mesure de créer : l’auctor par excellence, le « créateur », c’est Dieu, qui tire ses « oeuvres » du néant, ce qui justifie qu’il exerce à leur égard une pleine « autorité » (auctoritas). Dans le domaine de l’intellectualité, et plus précisément des oeuvres de langage, l’auctor est donc celui qui fait autorité, en assumant directement la responsabilité des thèses qu’il propage, dont il porte à titre personnel l’initiative pleine et entière, ce qui justifie qu’il les signe de son nom. Face à lui, le lector est celui qui, en toute modestie, s’appuie sur cette autorité dont il ne fournit qu’une exploitation dérivée : son affaire, c’est la lectio, au sens où legere c’est diffuser un message dont le contenu a déjà été élaboré, par exemple en tirant des œuvres des auctores matière à enseigner, dans le cadre propre à une activité professorale, qui est une activité de second niveau ou de seconde main dans la mesure où elle a renoncé à être authentiquement créatrice, ce dont la pratique du commentaire, dominante dans l’enseignement médiéval, constituerait l’exemple par excellence, ce qui suppose que soit mis entre parenthèses le fait que, chez les maîtres médiévaux, la lectio, prise en elle-même, n’est que le début d’un processus qui se poursuit à travers la formulation de la quaestio et l’exercice de la disputatio.

Pour mieux faire comprendre en quoi, dans le contexte propre à ce dispositif relationnel, le lector diffère de l’auctor, Bourdieu et Passeron, dans le passage cité de La reproduction, exploitent la distinction empruntée à la théorie de la religion de Max Weber entre le « quotidien » et l’« extra-quotidien » : ce qui rend possible la transformation de l’œuvre authentique en contenu d’enseignement, c’est une procédure de quotidianisation ou de « routinisation », du type de celle qui permet de faire passer le message de rupture d’un prophète isolé à l’état de vulgate accréditée aux yeux du plus grand nombre, ce qui suppose les services de clercs spécialisés dans cette opération de routinisation, qui constitue alors une occupation professionnelle à part entière. Le lector, qui, nous venons de le voir, est un « professeur », est donc aussi un « professionnel », qui fait « profession » de transmettre des contenus idéels qu’il n’a pas lui-même créés et dont il ne porte pas en conséquence la responsabilité, ce qui n’empêche qu’il effectue en sous-main à l’égard de ces contenus une opération de valorisation et de légitimation dont on ne voit pas comment elle pourrait être complètement désintéressée. Dans La noblesse d’Etat (éd. Minuit, 1989), Bourdieu évoque au passage la position du professeur « enfermé dans la discussion érudite de questions académiques » (p. 486) : il range alors celui-ci aux côtés de l’expert, qui met la part de capital intellectuel dont il dispose au service du pouvoir économique, en opposition au chercheur critique qui « intervient sur le terrain de la politique au nom des valeurs ou des vérités conquises dans et par l’autonomie » (id.), formule qui, manifestement, représente la position revendiquée par Bourdieu lui-même, contre celles de l’expert et du professeur mis dans un même sac. Le professeur-lector est donc un pur reproducteur, qui se garde de remettre en question un fonds culturel acquis dont il se contente d’assurer fidèlement la gestion.

La dichotomie auctor/lector, qui fonctionne parfaitement en pratique dans un contexte social où enseigner est un métier qui s’exerce dans le cadre d’un monde scolaire séparé, protégé par l’instauration de la skholè de toute intrusion venue de l’extérieur, n’a rien de naturel et elle fait problème sur le fond. Y a-t-il, jamais, mis à part l’auteur de toutes choses dont la position est par définition exceptionnelle, d’auctor pur qui porte à lui seul l’entière initiative de l’œuvre qu’il aurait « créée » ? Ne faut-il pas plutôt dire de lui qu’il est un « producteur », dont l’activité démiurgique prend place dans un processus plus large, qui, à tous les sens du terme, le déborde, ce qui retient de lui imputer la pleine maîtrise de l’intervention par laquelle il contribue à ce processus dont il ne constitue pas l’unique cause ? Parallèlement, y a-t-il jamais de lector pur, qui ne fasse que retranscrire en vue d’en faciliter la circulation, un message à l’élaboration duquel il n’aurait en rien contribué, et qu’il se contenterait de transmettre, autant que possible à l’identique, sans rien lui ajouter ni lui retrancher, dans un esprit de conservation ne répondant qu’à une intention d’information et d’inculcation ? Re-produire un message, n’est-ce pas intervenir dans sa production, ne serait-ce qu’en l’extrayant de son contexte initial pour le transposer dans un nouveau contexte, où sa portée se trouve inévitablement modifiée ? En conséquence, l’idéal d’une lecture qui ne serait qu’une lecture, reposant sur une autorité, ou serait-on tenté de dire une « auctorité », qui lui serait complètement extérieure, sur laquelle elle n’aurait pas prise, ce qui la garantirait contre le risque d’y porter atteinte, n’est qu’un idéal : et même si celui-ci ne reste pas à l’état de vœu pieux, mais donne lieu à des pratiques tout à fait effectives dans un monde marqué par la scolarisation, où jouent des dispositions et des habitus appropriés à cet idéal, il demeure que ces pratiques ne sont possibles que sur fond d’illusio, c’est-à-dire non seulement de tromperie produisant ses effets sur un plan mental, mais d’abus qui s’est donné les moyens réels de faire oublier dans les faits son caractère de tromperie, et par là s’impose comme démarche authentique, que justifie concrètement sa valeur formatrice dans un contexte où l’enseignement est présenté comme une activité à part entière, n’ayant de comptes à rendre qu’à elle-même, devant les seules instances qui la définissent en propre.

Replacée dans le contexte où elle fonctionne dans les faits, en dehors duquel elle ne dispose d’aucune légitimité, la position du lector, loin d’être clarifiée, se révèle ambiguë, en constant porte-à-faux. Le lector est celui qui s’isole dans un monde à part où, prétend-il, il ne fait que lire, c’est-à-dire selon lui redire en d’autres termes ce qui, déjà, a été dit, à l’égard de quoi il rejette à titre personnel toute initiative. De ce fait, il n’exercerait sur son propre propos qu’une responsabilité négative, édifiée sur ce rejet, qui est en réalité un déni : la liberté de parole à laquelle il prétend, en s’enfermant dans l’univers où il enseigne, repose sur la dépendance qu’il affiche vis-à-vis d’autorités auctoriales que, déclare-t-il, il ne fait que suivre, en s’y soumettant sans réserve. Sur cette base il cultive le mythe d’une lecture transparente, ayant pour principe un complet détachement, du type de celui qui caractérise le regard que la théorie porte sur ses objets, à distance, en écartant systématiquement la possibilité de s’y impliquer en vue de les transformer. Le lector prétend se tenir face aux œuvres qui fournissent une matière première à ses activités en maintenant à leur égard une position libre de toute arrière-pensée ou préjugé, et en conséquence objective et neutre : son attitude est, de ce point de vue, marquée par une réserve respectueuse, comme il se doit de la part de quelqu’un qui se présente comme n’étant qu’un successeur, voire même un suiveur, qui tient un discours second par rapport à un discours recensé comme premier dont il se nourrit, puisqu’il en tire en principe tous ses éléments. Mais sa démarche présente simultanément une autre face, où sa prudence et sa modestie affichées se retournent en arrogance : s’étant effacé devant l’auctor auquel il rapporte le contenu de son propos, il se permet de parler à sa place, et se substitue à lui, comme s’il était le mieux placé pour expliciter le sens profond de son activité auctoriale, dont, à distance, il détiendrait les clés, ce qui l’autorise (l’auctorise ?) à en effectuer la recréation. Alors, comme par magie, les positions sont inversées, et le lector devient plus auctor que l’auctor, qui se trouve relégué dans la position d’une sorte de lector potentiel de soi-même, qui aura dit, ou aura eu dit, au futur antérieur, ce qu’on lui fait dire en s’appropriant son propos dont le contenu se trouve intégralement récupéré sur le plan propre à la lecture, plan sur lequel son travail trouve son aboutissement, comme s’il lui fournissait ses finalités ultimes :

« On lit les auctores du présent et du passé comme des lectores ; l’œuvre telle qu’elle se donne, c’est-à-dire comme opus operatum, totalisé et canonisé sous forme d’« œuvre complète » arrachée au temps de son élaboration et susceptible d’être parcourue en tous sens, occulte l’œuvre se faisant et surtout le modus operandi dont elle est le produit ; ce qui conduit à faire comme si la logique que dégage la lecture rétrospective, totalisante et détemporalisante, du lector avait été au principe de l’action créatrice de l’auctor, et cela dès l’origine. » (Méditations pascaliennes, p. 68)

La coupure artificielle entre l’opus operatum et le modus operandi dont il est le résultat est le leitmotive de la plupart des considérations que Bourdieu consacre au problème de la lecture, lorsque celle-ci se soumet aux schèmes de déchiffrement que lui offre la raison scolastique. Le lector se figure ou veut faire croire qu’il n’a affaire qu’à de l’opus operatum, dans lequel le sens de l’opération conduite par l’auctor se trouverait intégralement déposé : pour que cette option soit crédible, il faut que ce sens ait été réifié, ce qui a permis de le renfermer dans d’étroites limites où il est devenu proprement lisible, offert au regard scrutateur du lecteur qui s’en empare comme s’il s’agissait d’un dépôt dont le contenu est une fois pour toutes arrêté et défini, ce qui est la condition pour qu’il puisse le retenir dans les mailles de son filet, et, au terme de cette entreprise de captation, l’accommoder à sa façon en vue d’en faciliter la consommation.

Dans une telle perspective, on ne lit que ce qui a été rendu accessible par une intervention du lector, qui, qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non, est tout sauf neutre en cette affaire. Que lit le lector ? A quoi applique-t-il sa tentative de déchiffrement et d’interprétation ? Comme il le dit lui-même, à des « textes ». Mais ces textes, il a fallu qu’il les fabrique de toutes pièces, en sabrant dans les œuvres produites par les auctores, qu’il se permet de charcuter pour les besoins de sa cause en vue de les disposer à la démarche d’analyse qu’il mène à leur propos. Il n’en reste pas moins que, saisies à leur source, les œuvres de langage qu’on réunit sous l’appellation de « littérature » ne sont pas une collection de textes indûment fétichisés et canonisés, ce qu’elles deviennent seulement si on les réduit à de l’opus operatum afin de les faire rentrer dans des grilles interprétatives qui les rendent consommables au point de vue du lector. Il n’y a de texte qu’extrait de son contexte : en premier lieu, de l’œuvre entière dont il a été arbitrairement détaché, et surtout, du modus operandi dont cette œuvre est elle-même le résultat, modus operandi qui mobilise des conditions ne relevant pas seulement de la littérature pure et de ses « textes » ou prétendus tels. Or cette extraction, qui est une opération tout à fait matérielle, et non seulement une hypothèse développée intellectuellement ou mentalement sur un mode virtuel, trouve un milieu particulièrement favorable dans l’institution scolaire, elle-même issue de la découpe qui l’a isolée du monde réel, un monde dans lequel, quoi qu’elle en dise, elle s’est fait une place dans des conditions historiques et sociales déterminées dont elle est étroitement dépendantes, ce qui relativise sa prétention à l’autonomie. Le lector par excellence, c’est donc le professeur, le schlolar qui discourt à l’infini sur des textes et se consacre à cette occupation en croyant dur comme fer qu’elle se suffit à elle-même et n’obéit à aucun enjeu extérieur. Bien sûr, cette conviction est factice : la pratique de lector repose sur la dénégation de ses véritables présupposés ; pour réussir, elle a besoin d’euphémiser les critères dont elle se sert, et d’effectuer, comme par magie, la transmutation de ses principes d’évaluation en normes techniques, neutres en apparence, alors qu’elles obéissent à des nécessités qui sont en dernière instance celles de la reproduction sociale : c’est dans ce sens que Bourdieu évoque au passage dans Homo academicus la position des lectores « orientés en priorité vers la reproduction de la culture et du corps des reproducteurs » (éd. de Minuit, 1984, p. 140). Même lorsqu’elle revêt les allures transgressives d’une lecture libérée, qui s’offre, à peu de frais, le luxe de se substituer à la démarche de l’auctor, en faisant dire à celui-ci des choses qu’il n’avait pas dites et qu’il ne pouvait pas dire en propres termes, elle reste sur le fond une démarche de légitimation, reposant sur des présupposés inavoués, qui, sous prétexte de contester l’auctoritas académique en tant que telle, n’effectue en réalité rien d’autre qu’un transfert d’autorité : il s’agit toujours de procéder à la célébration de textes sacrés, c’est-à-dire institutionnellement consacrés. Dans la suite du passage de Homo academicus qui vient d’être cité, Bourdieu propose dans cet esprit une analyse de la querelle de la Nouvelle Critique qui tend à montrer que, si bruyante que soit leur opposition, Picard et Barthes n’y sont au fond que des « adversaires complices » (id., p. 149) : ils mènent, sous des formes alternatives, un même combat, dont l’objectif véritable est le maintien du privilège reconnu aux textes et aux valeurs dont ceux-ci sont censés être porteurs.

C’est pourquoi la lecture de lector, même lorsqu’elle prend le déguisement d’une opération inventive de recréation, est foncièrement réductrice, et par là même appauvrissante et desséchante. En effet, elle passe systématiquement à côté des problèmes réels que pose son objet :

« Le lector… présuppose que les auteurs et les lecteurs posent des questions de « lecture » et non des questions de vie ou de mort. » (Méditations pascaliennes, p. 106)

En milieu scolaire, ne serait-ce que par décence, on s’épargne la peine de soulever des questions de vie ou de mort, telles qu’elles peuvent se poser concrètement hors les murs de l’institution. Mais ces questions, que gomme la lecture de lector, qui se veut expressément déréalisante, et atteint cet objectif en ne voyant le monde qu’à travers le prisme de « textes » qu’elle se contente d’expliquer, ont été seulement éludées : elles n’en restent pas moins présentes à l’arrière-plan, rendues plus urgentes encore du fait d’avoir été passées sous silence.

Cette analyse détient une portée critique imparable :

« Seule une critique sociologique de la lecture pure, conçue comme une analyse des conditions sociales de possibilité de cette activité singulière, peut permettre de rompre avec les présupposés qu’elle engage tacitement et, peut-être, d’échapper aux contraintes et aux limitations que l’ignorance de ces conditions et de ces présupposés lui fait accepter… On ne peut sortir du cercle enchanté des legenda produisant le modus legendi qui les reproduit comme tels, c’est-à-dire comme objets méritant d’être lus, et lus en tant qu’objets intemporels d’une délectation purement esthétique, qu’à condition de le prendre comme objet dans deux ensembles de recherches : d’une part, une histoire de l’invention progressive de la lecture pure, mode d’appréhension des œuvres qui a partie liée avec l’autonomisation du champ de production littéraire et l’apparition corrélative d’œuvres demandant à être lues (et relues) en elles-mêmes et pour elles-mêmes ; d’autre part, une histoire du processus de canonisation qui a conduit à la constitution d’un corpus d’œuvres canoniques dont le système scolaire tend à reproduire continûment la valeur en produisant des consommateurs avertis, c’est-à-dire convertis, et des commentaires sacralisants. L’analyse du discours critique sur les œuvres est en effet à la fois un préalable critique à la science des œuvres et une contribution à la science de la production des œuvres comme objets de croyance. » (Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, éd. Seuil, 1992, p. 418)

Ce constat permet de déblayer le terrain, en mettant en évidence ce qu’il ne faut pas faire, une fois expliqué que les déviations propres à la lecture de lector ne relèvent pas seulement d’une aberration mentale, mais obéissent à des nécessités dont le réseau se noue sur un autre plan que celui de l’art et du goût artistique, qui n’en sont que des manifestations différées et déformées. Le problème est que ce préalable critique, n’est qu’un préalable, qui laisse entières les questions suivantes : une autre manière de procéder est-elle possible, et sur quelles bases ? Quelles seraient les formes d’une lecture littéraire prenant en compte le modus operandi auquel renvoie en dernière instance tout opus operatum, qui ne peut qu’en être artificiellement détaché ? Donc, une fois révélées les impasses auxquelles se condamne une lecture esthétisante, dont le programme lui est en fin de compte fourni par le cadre scolaire dans lequel elle fonctionne socialement et produit ses effets d’une manière qui n’a rien de virtuel, restent à préciser les modalités d’une lecture libre et non contrainte, restituant en pratique, et non seulement en théorie, les contenus véhiculés par les œuvres en vue d’en préserver la portée réelle, qui met en jeu ce qu’on vient d’appeler des « questions de vie ou de mort ».

Il en résulte que le décryptage des attendus de la position de lector, bien qu’il aille au-delà d’une démarche de démystification puisqu’il ne se contente pas de mettre en évidence les déficiences de cette position mais remonte aux causes qui l’ont rendue possible, ne se suffit pas à lui-même. On peut d’ailleurs, comme on l’avait fait à propos de la notion de « raison scolastique », se demander si, lorsqu’il s’attaque à la thématique de la lecture pure, Bourdieu, pour ne pas prendre le risque de rater sa cible, ne la dépasse pas, en forgeant, à l’aide de traits convergents, et peut-être trop convergents, un ideal-type dont la radicalité syncrétique autorise à fourrer dans un même sac formalistes et herméneutes, Heidegger et Genette, ce qui est quand même difficile à avaler. D’ailleurs, si la posture de lector obéit à une logique aussi forte que celle qui lui est prêtée, on ne voit plus comment échapper à son cercle enchanté : tout ce qu’on vient de dire à propos de l’analyse de Bourdieu, à partir de références textuelles piquées çà et là dans ses livres, ne revient-il pas à l’installer lui-même dans la position d’un auctor en adoptant vis-à-vis de lui l’attitude récupératrice du lector ? Si la volonté scrupuleuse d’exactitude dont se réclame cette attitude doit être dans tous les cas attribuée à la raison scolastique et au déterminisme sociologique dont celle-ci relève, et qui en restitue la genèse, alors la boucle est bouclée, et il ne reste plus qu’à se taire et à tourner la page, en renonçant à voir plus loin et à orienter le regard d’un autre côté. Ce renoncement n’est manifestement pas satisfaisant : c’est pourquoi il faut que nous nous demandions à présent de quelles conditions relève une autre lecture, qui ne serait pas celle d’un lector ou d’un scholar, prétendument désengagé des problèmes du monde réel.

III

De ces conditions, Bourdieu fournit l’esquisse suivante dans la partie conclusive des Règles de l’art, intitulée « Comprendre le comprendre » :

« Comprendre, c’est ressaisir une nécessité, une raison d’être, en reconstruisant, dans le cas particulier d’un auteur particulier, une formule génératrice dont la connaissance permet de reproduire, sur un autre mode, la production même de l’œuvre, d’en éprouver la nécessité s’accomplissant, en dehors même de toute expérience empathique. » (Les règles de l’art, p. 416)

« Ressaisir », « reconstruire », « reproduire » : à première vue, ces termes pourraient aussi bien servir à caractériser un travail de lector, qui affiche la décision de s’en tenir là, et se refuse à aller plus loin, car cela l’exposerait au risque de forger de ce qu’il brandit comme son modèle une copie non conforme, inexacte et en conséquence illégitime. Que veut dire au juste « éprouver la nécessité s’accomplissant (de l’œuvre) en dehors même de toute expérience empathique », formule tellement large, et il faut bien le dire vague, qu’on pourrait l’appliquer à tout et à son contraire ? « Comprendre le comprendre », variante que Bourdieu propose du troisième genre de connaissance spinoziste, cela suffit-il pour échapper aux limitations propres à la raison scolastique et au type de lecture qu’elle inspire et justifie ? N’est-ce pas, en fin de compte, cautionner une démarche internaliste, purement réflexive, qui, pour la libérer des contraintes dont elle souffre lorsqu’elle sert d’instrument à la violence symbolique, soumet la connaissance à une exigence de conscience de soi qui, comme par un coup de baguette magique, la ferait échapper aux mécanismes de l’illusio, c’est-à-dire de l’ignorance qui s’ignore et se fait ignorer ?

C’est pour ce dégager d’un tel soupçon que Bourdieu effectue une sortie salvatrice du côté du sens pratique, en exposant ce qu’il appelle, tout à la fin des Règles de l’art, une « théorie en acte de la lecture » : il faut entendre par là, semble-t-il, le programme imparti à une démarche débarrassée des tentations et des inclinations propres à une attitude théorique qui considère son objet à distance, de manière apparemment neutre et objective, en évitant de s’y impliquer effectivement, c’est-à-dire de participer en acte à « sa nécessité s’accomplissant » selon sa « formule génératrice », ce que se propose au contraire de faire une sorte de lecture tournée, une fois sortie du cadre de la théorie pure, vers la pratique, sans tomber toutefois dans la tentation d’une « expérience empathique ». C’est une telle lecture pratique qui amène à prendre en compte les « questions de vie ou de mort » évacuées par la lecture esthétisante. La condition nécessaire et suffisante de cette prise en compte, c’est, selon Bourdieu, que soit adopté le point de vue de la science, non toutefois la science desséchante et abstraite des demi habiles dont parle Pascal, science qui ne débouche que sur des constructions vides de tout contenu, mais celle qui est allée jusqu’au bout du chemin qui l’a reconduite aux nécessités de la vie ordinaire, celles qui font que les opinions du peuple sont, si confuses qu’elles paraissent au premier abord, « saines » : saines, c’est-à-dire incontournables et indépassables, comme l’ont bien compris les philosophes du langage ordinaire comme Austin qui, ayant pris lucidement conscience des dérives de la scholastic view, est arrivé à savoir « ce que parler veut dire », précisons, en pratique et non seulement en théorie. On se donne ainsi les moyens d’accéder à une « science des oeuvres », dont les fondements sont les suivants :

« La science des modes de connaissance esthétique trouve son fondement dans une théorie de la pratique en tant que pratique, c’est-à-dire en tant qu’activité fondée sur des opérations cognitives mettant en oeuvre un mode de connaissance qui n’est pas celui de la théorie et des concepts sans être pour autant, comme le veulent souvent ceux qui en sentent la spécificité, une sorte de participation ineffable à l’objet connu » (Les règles de l’art, p. 433)

Quelles sont au juste les « opérations cognitives » que mobilise une lecture pratique ? Pour essayer d’y voir clair à ce sujet, il faut examiner la manière dont Bourdieu lui-même, non seulement théorise la lecture des œuvres littéraires, mais pratique lui-même cette lecture sur le plan propre à « la pratique en tant que pratique », sans prendre le risque de la dénaturer en la réduisant à cette ombre d’elle-même qu’en fabrique la théorie en tant que théorie.

La lecture esthétisante s’appuie sur une décontextualisation de ses contenus, qui lui permet d’universaliser et d’intemporaliser ses jugements. La première chose à faire, si l’on veut rompre avec cette tendance, est donc de rétablir les connexions qui ont été arbitrairement suspendues. S’élève alors une difficulté, qui peut être formulée ainsi : recontextualiser les œuvres, en vue de les appréhender « scientifiquement », dans la perspective propre à une connaissance ayant renoué avec les exigences du sens pratique, ce ne peut être cependant opérer un retour en arrière qui les replace à nouveau dans leur contexte d’origine, baptisé « point de vue de l’auteur », à moins de s’en tenir mordicus au principe d’une lecture qu’on peut appeler de proximité qui consiste, pour reprendre la formule de Sartre dans « Qu’est-ce que la littérature ? », à « consommer les fruits sur l’arbre », donc tels que celui-ci les a fait pousser dans leur fraîcheur première. C’est un point que Marx avait abordé dans un fragment préparatoire à sa Contribution à la critique de l’économie politique qui a été fréquemment commenté : nous sommes encore sensibles à ce que nous appelons le « charme éternel de l’art grec », bien que le rapport que nous entretenons avec les œuvres représentatives de cet art ne puisse plus être le même que celui dont disposaient les Grecs, pour la raison toute simple que ceux-ci croyaient à leurs mythes, dans lesquels ces œuvres avaient leurs racines, ce dont nous sommes définitivement empêchés ; Marx en conclut que le charme que nous éprouvons à l’égard de ces œuvres, charme tout à fait réel bien qu’il n’ait plus grand chose à voir avec celui qu’elles présentaient pour ceux qui les ont produites, n’a, contrairement à ce que nous nous figurons d’emblée, rien d’éternel, mais se nourrit de la rumination que, depuis notre situation historique actuelle, nous tournons vers des manifestations de l’activité humaine qui n’ont plus de valeur pour nous qu’au passé, au titre d’une culture mémorielle empreinte de nostalgie. Le lien que de telles œuvres ont entretenu avec le contexte historique dans lequel elles ont été produites à l’origine est pour toujours rompu, ce qui rend vain le souhait de consommer ces fruits comme s’ils venaient d’être cueillis sur l’arbre qui les a vus naître : il faut renoncer à vivre l’expérience empathique qui, magiquement, opérerait la résurrection d’un passé qui, en tant que passé, est révolu. Et pourtant ces œuvres gardent encore pour nous un intérêt, que nous éprouvons et ressentons au présent. Comment une telle chose est-elle possible ?

La solution que Bourdieu propose de cette difficulté réside dans le recours à la « formule générative » de l’œuvre, qui la rattache en tant qu’opus operatum à son modus operandi, sans toutefois nourrir l’illusion que la situation historique dans laquelle elle s’inscrit posséderait une dimension universelle et intemporelle qui serait de l’ordre du sens, un sens auquel il serait possible de participer de manière empathique. C’est à partir de cette hypothèse qu’il lit L’éducation sentimentale de Flaubert, en en proposant une interprétation libre de toute tentation herméneutique, interprétation qui donne son préambule aux Règles de l’art, et remplit, dans l’économie d’ensemble de cet ouvrage dont ce préambule concentre les principales orientations, un rôle analogue à celui de la lecture des Ménines de Vélasquez que Foucault avait donnée en préface aux Mots et les choses. Or, que raconte L’éducation sentimentale, dans la version que Bourdieu en reconstitue en ajoutant de son chef au roman tel que l’a composé Flaubert son propre grain de sel ? Des histoire de champ, qui, en particulier, mettent en évidence de façon particulièrement saillante certaines des conditions dans lesquelles s’est effectuée, durant la seconde moitié du XIXe siècle, l’autonomisation du champ artistique à l’intérieur du champ social. La notion de « champ », cruciale pour comprendre « scientifiquement » dans quelles conditions Flaubert en est venu à composer son livre, en « actualisant » certaines des virtualités propres à l’« espace de possibles » que lui offrait son époque, se trouve donc comprise dans l’œuvre, dont elle constitue l’une des données fondamentales : elle se trouve ainsi inscrite nommément au cœur de l’ensemble textuel dont, simultanément, elle permet de rendre compte. Il y a, dans ce cas, une relation de réflexivité quasi parfaite entre l’explication et son objet, qui les apparie étroitement, et du même coup fait ressortir la nécessité de cette relation. C’est ce qu’énonce clairement le titre que Bourdieu a donné au « Prologue » des Règles de l’art, « Flaubert analyste de Flaubert », formule qui se donne à entendre en résonance avec le projet de « comprendre le comprendre » : elle laisse supposer que, en fin de compte, le tout premier lecteur de son roman, le plus fiable en dernière instance, n’est autre que l’auteur, puisque celui-ci, en même temps qu’il l’a produit, a fourni, à même le processus de cette production, les moyens d’accéder à sa signification profonde, qui met en jeu pour l’auteur des questions de vie ou de mort dans la mesure où elles engagent son statut d’écrivain, ce qui, du même coup, confère à la lecture qu’en propose le sociologue en reprenant ces même moyens une rigueur « scientifique ». Mais, faire de l’auteur le tout premier lecteur autorisé (ou auctorisé) de son œuvre, n’est-ce pas ce qui caractérise en propre la démarche du lector, qui, déjà, exploite le principe de réflexivité mis en avant par Bourdieu? Et, si la lecture sociologique du livre de Flaubert prend pour objet une pratique d’écrivain, en tant qu’elle est une pratique de champ qui est arrivée par des moyens littéraires à s’élever à une conscience de soi remarquablement aiguë, ne reste-t-elle pas une lecture théorique, dont on ne voit pas quelle portée pratique elle pourrait en elle-même comporter ? En quoi cette lecture sociologique mérite-t-elle l’appellation de « lecture en acte » ?

A l’autre extrémité des Règles de l’art, Bourdieu a placé un chapitre intitulé « Une théorie en acte de la lecture », formule à propos de laquelle on peut se demander si elle pourrait simultanément valoir pour une théorie de la lecture en acte. Ce chapitre est consacré à une analyse de l’une des Treize histoires de Faulkner, « Des roses pour Emily ». Dans la version qu’en propose Bourdieu, ce récit présente les caractères d’une troublante énigme concernant le thème de la succession temporelle, problème qui avait particulièrement préoccupé Bourdieu lorsqu’il n’avait pas encore rompu avec la philosophie : la narration s’ingénie à perturber la logique « naturelle » dont se nourrit la représentation ordinaire de cette succession, et son effet proprement littéraire est lié à cette perturbation qui donne à l’histoire racontée sa forme spécifique. La solution de l’énigme reste à trouver : elle appelle de la part du lecteur un effort personnel, qui lui permette de percer le secret auquel, intrigué, il se trouve confronté. On a affaire ici à quelque chose qui fait penser à une esthétique de « l’oeuvre ouverte », en un sens voisin de celui que Umberto Eco a donné à cette expression : tout se passe comme si, en écrivant, l’auteur communiquait à son lecteur une incitation pouvant être résumée à travers la formule « Faites le vous-mêmes ! », c’est-à-dire, recollez les morceaux qui vous sont offerts par le texte sous une forme dispersée, comme dans un puzzle où les éléments constitutifs d’une image sont à la fois tous présents et disjoints. Dans ce cas aussi on peut parler d’une réflexivité, prenant alors la forme de la relation « Question/Réponse » : l’œuvre, dans la forme que l’auteur lui a donnée lorsqu’il l’a mise en circulation, réunit les données d’un problème que le lecteur a à résoudre par son travail propre, en se réappropriant ces données, et en réagissant de façon convenable à la proposition qui lui est lancée, ce qui revient précisément à appréhender l’œuvre en tant qu’ouverte, en vue d’en déployer les potentialités immanentes, sans rien leur ajouter ni retrancher. Cette approche participative est appelée par un certain type d’œuvre, qui, non seulement la rend possible, mais la requiert, dans la mesure où elle en fait la condition pour que soit réceptionné et apprécié à sa juste valeur le message dont elle est porteuse et d’où elle tire sa littérarité. Mais alors, qu’en est-il des œuvres qui ne relèvent pas de ce type et accèdent par d’autres voies à la littérarité ? Comment s’y prendre lorsqu’on a affaire à des oeuvres dont la forme n’est pas ouverte, mais « fermée », en ce sens qu’elles n’énoncent pas déjà expressément les questions que la lecture est amenée à leur poser pour en mettre en valeur le contenu ?

Si lire « scientifiquement » c’est découvrir la clé de déchiffrement d’une énigme dont l’œuvre fournit elle-même l’énoncé sous la forme d’une devinette, non seulement en fournissant de fait les termes du problème, mais en posant celui-ci en droit comme problème à résoudre, le paradigme de l’œuvre littéraire serait le récit de Poe, « Le scarabée d’or », dont la trame narrative est précisément construite à partir d’un tel programme de déchiffrement : alors, il y a effectivement relation de réflexivité entre l’œuvre et la lecture qui peut en être faite, l’une et l’autre se soumettant à de mêmes stratégies, ce qui garantit leur conformité qui est du même type que celle passant entre un modèle et l’image que lui renvoie un miroir et qu’il authentifie comme étant réellement son image, même si elle n’est pas en tous points ressemblante ce qui est la condition pour qu’elle existe de façon autonome face à l’original qu’elle reproduit. Dans un tel cas, le lecteur n’aurait qu’à reparcourir en sens inverse le chemin déjà accompli sur le plan de l’œuvre, de manière à en restituer la logique, c’est-à-dire la « formule générative », autant que possible à l’identique, sans prendre le risque de la trahir : pour y arriver, il lui suffit de suivre des panneaux indicateurs qui lui montrent dans quel sens il doit s’engager pour suivre une voie dont il n’aura plus ensuite à s’écarter. Si le roman de Flaubert parle de champ, il n’y a qu’à faire fond sur cette notion pour rendre compte du résultat du travail de l’écrivain engagé de part en part dans son œuvre ; si le récit de Faulkner est ordonné à partir de la volonté d’exhiber la difficulté qu’il y a à s’y retrouver avec le temps, c’est sur cette même difficulté que doit se focaliser son interprétation en vue d’en déployer systématiquement les attendus. Le paradoxe de l’œuvre ouverte, ainsi conçue, est qu’elle nécessite une lecture sous contrainte, qui n’est « active » que dans d’étroites limites, celles qui lui sont fournies par la manière dont l’œuvre, en fonction de la disposition de son contenu, se prête à une approche déterminée à laquelle elle fournit son orientation : l’esthétique de l’œuvre ouverte est elle-même, si étonnant que cela puisse paraître, une esthétique fermée, dans la mesure où elle ne vaut que pour certains cas et non pour tous, ce qui disqualifie la prétention qu’elle pourrait avoir à disposer d’une portée générale.

Bourdieu a vu cette difficulté, qu’il a diagnostiquée comme constituant la tare par excellence de la raison scolastique :

« Dans la mesure où elle engage un mode de pensée qui suppose la mise en suspens de la nécessité pratique et met en œuvre des instruments de pensée construits contre la logique de la pratique, … la vision scolastique s’expose à détruire purement et simplement son objet ou à engendrer de purs artefacts lorsqu’elle s’applique sans réflexion critique à des pratiques qui sont le produit d’une tout autre vision. Le savant qui ne sait pas ce qui le définit en tant que savant, c’est-à-dire le « point de vue scolastique », s’expose à mettre dans la tête des agents sa propre vision scolastique, à imputer à son objet ce qui appartient à la manière de l’appréhender, au mode de connaissance. » (Raisons pratiques, éd. cit., p. 221)

Cette attitude de pensée, qui consiste, selon une formule de Ryle que Bourdieu cite un peu plus loin, à « mettre le savant dans la machine », en se figurant que la logique nécessaire révélée par l’explication est la cause réelle du fonctionnement de la machine, est caractéristique de « l’erreur épistémocentriste ». Lucidement, Bourdieu a dénoncé cette erreur, ce qui ne l’a pas empêché d’y tomber, en préconisant les règles d’une appréhension des œuvres littéraires soumise nommément au primat de la pratique, mais qui n’en reste pas moins, dans le fond, en raison même de la réflexivité dont elle se réclame, spéculative et théorique. La « science des œuvres » que Bourdieu croit avoir fondée, en mettant fin définitivement au règne de la raison scolastique, repose sur la généralisation indue de cas particuliers, qui est l’abus caractéristique qu’il impute à cette même raison scolastique.

Demandons nous très rapidement pour finir ce que pourrait être une lecture pratique dégagée de la tentation épistémocentriste justement critiquée par Bourdieu. Sa toute première condition serait de renoncer à traiter ses objets comme des trésors de sens faisant bloc, qu’il n’y aurait qu’à exhumer en se gardant d’y porter atteinte, donc dans un but exclusif de conservation, de valorisation et de célébration. A l’égard des œuvres auxquelles elle a affaire, la préoccupation principale serait alors, non de savoir ce qu’elles signifient, mais ce qu’on peut faire avec elles, ce qui implique qu’on prenne le risque de leur poser des questions qui ne sont pas celles que, déjà, elles formulent spontanément, en application de la devise énoncée par Borges : « Chaque fois qu’un livre est lu ou relu, il lui arrive quelque chose » (in R. Burgin, Conversations avec J. L. Borges, éd. Gallimard, 1972, p. 38). Par exemple, à propos des considérations que Bourdieu développe autour du thème de la lecture, la vraie question n’est pas de savoir ce qu’elles veulent dire au juste, quelle est exactement leur portée, mais ce qu’on peut en faire, éventuellement en remettant en cause leur intégrité supposée, qui n’est au fond, Bourdieu fournit lui-même les moyens de le comprendre, qu’un préjugé de lector. Une lecture qui se fixe pour unique objectif d’être respectueuse et fidèle demeure en dernière instance une lecture sous contrainte, le contraire donc d’une lecture libre, visant, non à la restitution de sens préexistants, mais à la production et à l’invention, en perspective et en situation, de quelque chose qui ne rentre pas, ou ne rentre que malaisément, sous la catégorie du sens. Etre réellement fidèle à la démarche initiée par Bourdieu, c’est renoncer définitivement à le traiter en tant qu’auctor, dont l’autorité, sacralisée, devrait être à tout prix respectée : en conséquence, ce n’est pas se contenter d’en fixer la signification authentique, en vue d’en suivre aveuglément les orientations, mais c’est se demander ce qu’on peut en tirer, en pratiquant éventuellement à son égard une infidélité à laquelle il a lui-même fourni ses instruments.

http://philolarge.hypotheses.org/361, via "champs.rezo.ne"

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