Les médias, la rue, l’éducation nationale bruissent aujourd’hui de la colère des historiens. La contraction du programme d’histoire des filières scientifiques sur l’année de première provoque débats et colère. A juste titre. L’histoire est, ces derniers temps, manipulée à des fins propagandistes, de la lecture hors-contexte de la «Lettre de Guy Môquet» à la décision prise par Nicolas Sarkozy en janvier 2009 d’ouvrir un «Musée de l’Histoire de France», prélude au grand débat national sur «l’identité» que l’on sait. La condensation en une année de lycée d’une matière qui demande au contraire recul et méthode ne peut que modifier l’enseignement, et finalement la compréhension de l’histoire et plus encore son impact sur le présent. Elle annonce aussi une vision «rationelle» des lycéens, désireux de capter des points dans la grande chevauchée du baccalauréat et pondérant leurs efforts en fonction des coefficients, comme les caricature Richard Descoing, chargé de mission sur la réforme des lycées, dans Le Monde du 9 décembre. Une vision utilitariste qui cible particulièrement les lycéens scientifiques.
Mais c’est en réalité «en creux» qu’il faut interpréter le plus profondément la proposition ministérielle et les positions exprimées dans les grands médias. C’est derrière l’écran qu’il faut chercher; derrière l’écran de fumée qui masque et derrière celui des petites lucarnes, dont la lumière nous aveugle. C’est la conception de l’enseignement des sciences qui est le véritable enjeu… et derrière lui la conception même des sciences et du travail scientifique.
Ce qui nous est prétendu à longueur d’interviews et de messages est que l’abandon de l’histoire en terminale scientifique permettra de recentrer les lycéens de la filière scientifique sur l’enseignement des sciences. Belle tautologie, qui rejoint les préconceptions largement répandues sur la «science», activité des polars, ou des «no-life» comme disent les ados d’aujourd’hui, technique culturelle spécifique, faite de répétition et d’exercices. Malheureusement, cette démagogie laisse dans l’ombre l’analyse réelle de ce que représente une carrière scientifique, et la place des sciences et techniques dans l’organisation sociale.
L’école a toujours une triple tâche, dont elle s’acquitte avec des formes différentes et suivant des modalités variables, mais dont on peut toujours repérer l’articulation: renouveler les élites dirigeantes, augmenter le niveaux global des connaissances de la société pour garantir la compétitivité d’un pays (ce qui a de larges effets positifs sur la citoyenneté), et enfin préparer les forces de travail adaptées aux conditions de la production. Durant la période de grande démocratisation de l’école (des années 1950 aux années 1980), les disciplines scientifiques permettaient la sélection des futurs dirigeants quand les formations «professionnelles» (lire «industrielles») nourrissaient les fabriques en ouvriers «spécialisés», (par oxymore, sans affectation précise mais capable de se plier au fonctionnement de l’usine). Il fallait maîtriser les mathématiques pour réussir le numerus clausus de médecine, et avoir fait ses classes dans la chaudronnerie ou le secrétariat pour lier ses poignets aux mécanismes de sécurité des presses industrielles et accomplir des gestes robotiques sous l’oeil du chronométreur. Mais avec la mondialisation, d’autres critères permettent de reproduire les classes dirigeantes, notamment la maîtrise de plusieurs langues vivantes et l’aptitude aux synthèses. En revanche, la production de la nouvelle force de travail adaptées à la «société de la connaissance» passe par une maîtrise des techniques, notamment des techniques de l’information et de la communication, et par la spécialisation d’une large partie des scientifiques dans l’exécution de tâches de contrôle de processus ou d’analyse de données, principalement dans les domaines de la chimie et de la biologie. Nombre d’étudiants des filières scientifiques deviennent ensuite les servants des capteurs et actionneurs informatisés, nourrissant des machines de traitement de l’information en données brutes.
Cette nouvelle répartition des rôles induit un changement profond de la conception des disciplines scientifiques. Quand les mathématiques pouvaient cumuler les avantages de sélectionner les futurs dominants et de préparer aux carrières spécifiques de la recherche et de l’ingénierie, elles étaient la discipline reine. Et de vanter la capacité de cette matière à former au «raisonnement logique», à l’analyse déductive et finalement à produire les personnes capables de traiter avec la même impartialité de méthode les sujets les plus divers. Mais la science a changé. Foin des méthodologies et de l’argumentation, il s’agit dorénavant de produire des «innovations», que l’on va comptabiliser en nombre de brevets, de publications ou de citations. On améliore les méthodes, on transfère à la machine (informatisée) les interprétations et on réduit celui ou celle qui pilote le processus au rôle d’OS de la société de la connaissance. La science a besoin de petites mains au service des industries du savoir et du traitement de l’information. C’est désormais cette limitation dans les outils (à chaque discipline ses techniques) et dans les objectifs (le cumul des applications innovantes) qui définit la place de la science, et donc des filières scolaires et universitaires de production des scientifiques.
Les chercheurs qui ont participé au premier Forum mondial Sciences & Démocratie qui s’est tenu à Belèm en janvier 2009 ont largement insisté sur ce phénomène de taylorisation de la recherche. Chaque chercheur devient un élément dans une chaîne de production parcellisée. Le «travail scientifique en miettes» tend à déposséder les scientifiques des finalités de leur activité. Ils perdent la conscience du produit (ici les connaissances) qui appartient dès lors à celui qui détient la vision globale de la chaîne de production. Dans les «temps modernes» de l’ère industrielle de masse il s’agissait des concepteurs et ingénieurs, avec la complicité de la maîtrise, qui régnait sur la coursive qui courrait le long de la chaîne de production. Dans le capitalisme cognitif, ce sont les financeurs de la recherche, ceux qui peuvent transformer les grains de connaissances (articles, expériences parcellisées, brevets à spectre applicatif très limités…) en valeurs marchandes (via le marketing des produits, ou la capacité à focaliser l’attention publique qui va justifier les investissements dans tel ou tel secteur de connaissance). Et la coursive est occupée par les décideurs des politiques scientifiques, ceux qui affectent les crédits, les «contrats de recherche» et les résultats des «appels d’offre». La transformation de l’Université en société de service pour les entreprises «innovantes» et les grands groupes industriels, fournissant à faible prix stagiaires, thésards, contractuels de la recherche et, en prime, l’expertise des directeurs d’équipes de recherche, participe de ce processus. Le choix des financements de recherche n’est plus guidé par l’intérêt général, par la discussion démocratique que cela pourrait signifier, par le «tribunal de la raison» cher aux philosophes des Lumières, mais par l’intérêt bien compris, appuyé sur l’opinion. Une opinion peu encline aux méthodes scientifiques, mais formatée par l’agenda industriel (ne pas prendre de «retard») et abreuvée de projets toujours conjugués au futur, déclinant les «miracles de la science» et vendus par les experts en poudre aux yeux des relations publiques, relayés par les médias avides de sensationnel et de merveilleux.
Ce changement radical de la place de l’emploi scientifique, de la déqualification progressive des métiers de la recherche et de la soumission des choix scientifiques aux intérêts des conglomérats industriels modifie aussi le contenu même de la science. La tradition scientifique considère la compréhension de la «nature» (un terme utilisé par les physiciens comme par les biologistes) comme un objectif. Les expériences de laboratoire visent à créer des modèles capables d’aller au plus près du réel, tout en cherchant l’expérience qui viendrait «falsifier» la théorie pour changer de paradigme et trouver d’autres modèles explicatifs. Or aujourd’hui on voit se développer de nombreuses spécialités qui, au contraire, considèrent la nature comme une machine, qui se plierait aux conceptions et aux modèles issus des laboratoires. Des manipulations génétiques incontrôlées et lâchées dans l’environnement, de la biologie synthétique, aux modèles thérapeutiques ou aux produits chimiques diffusés (vendus !) sans réelle prise en compte des effets adverses et des risques à long terme, la liste est longue des sciences prométhéennes. La caricature étant atteinte par la géo-ingénierie, qui veut réparer la «machine-terre» elle-même, et fait fort de se présenter comme garante du «plan B» pour empêcher le changement climatique global.
Cette transformation de l’emploi scientifique d’une part, du projet de la science de l’autre, cette conception de la recherche comme un cumul d’innovations qui passe par la parcellisation nécessaire de la réflexion des acteurs de la production scientifique, est le pendant exact de la suppression de l’histoire en terminale scientifique… qui n’est vraisemblablement que le prélude à d’autres changements, notamment concernant la philosophie.
Nous aurons ainsi des producteurs de science qui pourront travailler sur des sujets aussi sensibles que la vie privée (informatique), le corps humain (génétique, appareillage), l’alimentation (organismes génétiquement modifiés, agro-chimie), les méthodes de contrôle social (calcul et statistiques), et bien évidemment l’environnement géo-terrestre (analyse des polluants, géo-engineering) sans avoir jamais eu un enseignement leur permettant de prendre conscience de la place qu’on leur fait jouer, de mettre en perspective leur rôle social. Car pour comprendre l’enjeu de l’arrêt de l’enseignement de l’histoire en terminale scientifique, et plus encore le discours ambiant sur la nécessité de focaliser les lycéens scientifiques sur ce qui serait le coeur de leur discipline, et leur permettrait de briller ultérieurement sur l’arène scientifique mondiale, il faut ajouter qu’il n’auront plus jamais dans leur cursus scientifiques à l’Université d’enseignement de l’éthique, ni de l’épismémologie et l’histoire des sciences, ni des fondements économiques de l’industrie de l’information. Le travail de dépossession des travailleurs scientifiques des finalités sociales et culturelles de leur activité doit simplement commencer de plus en plus tôt, et se poursuivre tout au long de la filière de formation des producteurs de l’ «économie de la connaissance».
Il faudrait avoir étudié l’histoire pour reconnaître, mutatis mutandis, une image «moderne» du processus dit de «prolétarisation» qui a déjà eu lieu durant l’ère industrielle. Et donc pour anticiper sur les enjeux des affrontements sociaux qui ne manqueront pas d’éclater dans le coeur même de la production de connaissances et de la société du même nom. Nouvelles oppositions dont les mouvements des chercheurs des dernières années en France, ou les activités des «lanceurs d’alerte» au niveau du monde entier sont les premiers prototypes.
Hervé Le Crosnier, Caen, le 10 décembre 2009
Notes
Pour en savoir plus sur le Forum mondial Sciences & Démocratie: http://fm-sciences.org
Une initiative française du FMSD aura lieu le 23 janvier 2010 à Paris: http://fmsd-france.org
Un livre-dvd retraçant les débats qui ont eu lieu à Belèm lors du premier Forum paraîtra fin décembre chez C&F éditions (http://cfeditions.com/belem2009)
Les analyses ci-dessus n’engagent que son auteur. Elle sont exprimées rapidement et souvent de façon abrupte, comme dans tout article d’opinion lié à l’actualité. Elles restent évidemment ouvertes au débat.
Le terme «scientifique» dans cet article est pris dans son acception médiatique, désignant les «sciences dures», ou plus précisément les «sciences de la nature». Cela ne préjuge pas d’un autre débat nécessaire portant sur la reconnaissance du caractère scientifique des méthodes, des outils et des modes de production du savoir des disciplines dépendant des «sciences» humaines et sociales…. et au premier chef de l’histoire.
Il va de soi que cette analyse ne vise pas les travailleurs des sciences, mais bien le modèle de relation, de société et de projet collectif autour de la science, tel qu’il se ré-organise sous nos yeux. Pour ma part, enseignant-chercheur en informatique, spécialité internet, je suis totalement un rouage de ce phénomène. Ma propre complicité est partie prenante de ce basculement lui-même. Il s’agit pour moi, non pas de dessiner une morale du retour à la science d’antan, ni une apologie de la science « pure », mais bien de tenter de dessiner le contexte des nouvelles «luttes de classe» dans le cadre de l’économie de la connaissance. Avec toutes les contradictions que cela implique.
Texte diffusé sous licence Creative commons by-nc.
- A lire également sur ce blog: Jacques Sapir, « Non à la suppression de l’histoire-géo en terminale S« , 23 novembre 2009.
Sem comentários:
Enviar um comentário