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16/03/2009

Espera, 4000 habitants, 80% de chômeurs

Antoine MALO, envoyé spécial à Espera (Espagne) - Le Journal du Dimanche - 15.03.09

Le Journal du Dimanche inaugure un tour du monde de la crise. Pour ce premier grand reportage, l'Espagne, balayée par l'explosion de la bulle immobilière. Entre 2000 et 2008, des paysans andalous se sont grisés dans l'euphorie immobilière, abandonnant leurs champs pour devenir entrepreneurs. Plus durs est la chute pour Espera, commune de 4000 habitants.

C'est un village devenu fou, un village catholique jusqu'au plus profond de ses entrailles qui s'est offert au dieu argent et qui le paye au centuple. Espera l'andalouse, 4000 habitants, 80% de chômeurs, sur laquelle le même temps semble s'acharner, cette mi-mars glaciale, quand un vent violent saisit les collines au sud de Séville. Sur les perrons des maisons blanchies à la chaux, quelques grands-mères scrutent l'étranger. Dans les ruelles étroites et escarpées, des hommes déambulent, lentement, sans bruit. A l'heure de la sieste, le silence fait peur. "Il y a encore quelques mois, c'était beaucoup plus animé", dit Gabriel, le patron de l'un des rares cafés ouverts l'après-midi. Gabriel fait valser la dizaine de chaînes en or qui pendent autour de son cou, il raconte la période faste, "quand je n'arrêtais pas, quand tous les ouvriers déjeunaient chez moi". C'était au temps du rêve immobilier, quand Espera se grisait de sa fortune. Il y a un an à peine, avant que la crise ne s'empare du village, à pas de loup, et ne le dégrise brutalement...

Avant, Espera était rude au mal et modeste à la fois. "Il y avait surtout des agriculteurs, pas très riches, qui faisaient les récoltes de céréales dans les environs", raconte Pedro Romero, le robuste maire du village, élu de la Izquierda Unida, "Gauche unie". "Pas mal d'hommes étaient aussi saisonniers. Ils partaient plusieurs mois à Huelva, au sud, ramasser des fraises. Et puis, d'un coup, tout a changé, à la fin des années 1990. Le bâtiment est devenu l'activité numéro un en Andalousie. Comme tous les villages alentour, on s'y est mis." Espera s'y met d'autant plus qu'elle est au coeur du triangle d'or, Séville, Cadix, Malaga. On construit partout et pour tout le monde. Sur la côte, dans les villes. Pour les touristes et les nouveaux urbains. A Espera aussi, des dizaines de logements sortent de terre. Un tourbillon saisit le village. Des entreprises s'implantent. Du jour au lendemain, des enfants du pays laissent les travaux agricoles aux immigrés, ils montent leurs propres boîtes. Au plus fort de la croissance, Espera compte près de cinquante sociétés de bâtiments sur son sol. Les banques prêtent. Les contrats pleuvent. Les entreprises tournent sept jours sur sept. Les jeunes désertent le lycée pour devenir ouvriers dans le BTP, parfois payés au noir. "La construction, tout le monde y allait, c'est ça qui rapportait de l'argent, on n'allait pas se priver, explique Carlos, un colosse de 24 ans, conducteur d'engins, au chômage depuis décembre. Dans les cafés, je m'offrais ce que je voulais. On sortait en discothèque tous les week-ends!"

L'avertissement du padre Pablo

Espera consomme. On s'achète de grosses voitures à crédit. On emprunte pour s'offrir une belle maison. Tout le monde s'y laisse prendre, même les plus "rouges". "On a été pris dans une illusion", soupire Pedro Romero. L'illusion, un péché. Depuis son église, un homme médite, incrédule, réprobateur devant la débauche. Le père Pablo, un curé péruvien froid et rigoriste, s'est établi dans le village en 2003. "Avec leurs voitures, leurs fêtes en permanence, ils faisaient n'importe quoi! Tout ça leur était monté à la tête. Mais j'étais bien l'un des seuls à le penser." Pas tout à fait. Francisco Romano, l'un des instituteurs du village, militant comme le maire à la Gauche unie, partage les préventions du padre. "Je voyais les jeunes partir de l'école à 16 ans, sans diplômes, pour aller gagner 60 euros de l'heure. Le pire, c'était à l'école, avec les petits de 6-7 ans. Quand je leur demandais ce qu'ils voulaient faire plus tard, ils me répondaient tous: "Comme mon cousin, travailler dans le bâtiment et gagner de l'argent!"" Le professeur gagne moins d'argent que la plupart des parents d'élèves. Il se sent un peu méprisé par les mômes. "Mais aujourd'hui, tout cela est terminé. Je suis redevenu une institution. J'ai un salaire tous les mois, versé par le gouvernement. Et grâce à ça, on me respecte à nouveau."

En décembre 2008, tout s'est arrêté, la bulle immobilière a explosé et les valeurs sont revenues, brutalement. Les chantiers sont arrêtés. Les appartements neufs sont vides. Les hommes pointent au chômage. L'alcade Pedro Romero a retrouvé ses réflexes militants: il distribue des bons d'aide sociale et organise des manifestations contre la crise, les banquiers et les socialistes qui gouvernent l'Andalousie. Une psychologue vient en aide aux chômeurs les plus déprimés. Mais les jeunes qui ont goûté à l'argent facile ne vont pas revenir à la lutte sociale.

"Que les étrangers nous rendent nos champs!"

"Moi, s'il le faut, je volerai dans les magasins", défie Carlos, le conducteur d'engins. Carlos vit avec son frère Jerman et ses parents, tous les trois également au chômage. Un appartement de gens modestes, qui ne sont jamais vraiment devenus riches, même s'ils le croyaient, et que la pauvreté a rattrapés pour de bon. Des murs crème, des portraits des gamins en premiers communiants et, sur la table, une coupelle pleine de pièces de 5 centimes d'euros. "C'est dur, confie sa mère. Déjà, on ne roulait pas sur l'or, mais là, on est obligés de faire attention à tout. Je ne m'achète plus de vêtements, je ne vais plus chez le coiffeur, je n'achète plus de viande !"

Ses fils perçoivent chacun 700 euros d'indemnité chômage. Mais, chaque mois, Carlos rembourse 400 euros pour la voiture qu'il s'était offerte quand tout allait encore bien. Jerman doit rembourser un emprunt contracté pour l'achat d'une vieille bâtisse, placée sous hypothèque, et qu'il n'a plus les moyens de rénover. "Je vais retourner aux champs, les étrangers n'ont qu'à dégager, chacun son problème", lance, un cousin, Eliceo, 32 ans, jadis resplendissant de chair bien nourrie, à qui une colère sans fin a fait perdre trente kilos, "depuis qu'on m'a viré en octobre; quand je travaillais, j'étais le plus heureux des hommes!". Eliceo remâche l'humiliation d'être entretenu par son épouse, qui travaille comme femme de ménage. Jerman, lui, est encore jeune, il veut partir. "Je vais aller en France, en Hollande, n'importe où. Je veux aller là où il y a de l'argent."

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