Sophie Chapelle
Qu’ils soient éboueurs, égoutiers ou à la chaîne dans les usines de recyclage, ils restent en bas de l’échelle sociale. Alors, pour faire le « sale boulot » et tenir face à l’indifférence ou le mépris, ils déploient énergie et inventivité. Des stratégies collectives que le sociologue Stéphane Le Lay décrypte dans l’ouvrage « Les Travailleurs des déchets ». Interroger ces métiers, c’est aussi questionner notre propre rapport aux déchets.
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Basta ! : Comment expliquez-vous que le regard porté sur les métiers liés au recyclage des déchets soit aussi négatif ?
Stéphane Le Lay [1] : La saleté manipulée par ces salariés rejaillit sur la perception que l’on a de ces emplois et de ceux qui les occupent. Le déchet a une forte dimension symbolique : il renvoie au désordre, à la destruction, à l’angoisse de la mort, à tout ce qui est effrayant pour le vivant. De la même manière qu’on a placé les cimetières en marge de nos villes, on ignore ces travailleurs. Même s’ils font un travail indispensable au bon fonctionnement de la société, ils restent en bas de l’échelle sociale. Rares sont ceux qui ont choisi ce métier par « vocation ». Mais ils savent pertinemment que le boulot qu’ils accomplissent est important. Ils savent aussi que leur métier est déconsidéré par la plupart des gens. Les travailleurs des déchets sont avant tout des personnes issues des milieux populaires. Avec les métiers à la Mairie de Paris, et plus généralement dans les collectivités, les éboueurs accèdent à un statut de fonctionnaire, ce qui n’est pas négligeable en termes de sécurité.
L’indifférence, voire le mépris, dans le regard des autres peut être source de souffrance. Comment donner, dans ce contexte, du sens à son travail ?
Quand la honte, la peur, le dégoût ou l’humiliation deviennent trop prégnants, il devient impossible de travailler. Les travailleurs des déchets mettent donc en place des stratégies de défense – certaines conscientes, d’autres non – pour éviter de ressentir ces affects négatifs, et pour éprouver du plaisir dans ce qu’ils font. Il y a bien sûr les pratiques ludiques, ces « ficelles » que l’on retrouve dans tous les métiers. C’est, par exemple, la recherche du « beau geste » dans le lancer de poubelle, la concurrence dans la productivité ou la prise de risque calculée. Ces stratégies s’apprennent et se modifient à la marge dans le collectif. Elles rendent le travail plus facile sur le moment, avec une forte probabilité que le corps se souvienne de ces risques quelques années après. C’est aussi beaucoup de rires et d’humour pour tenir dans le travail et mettre de la distance. Pour inverser le stigmate, on va également critiquer ceux qui jettent. En interne, quand on travaille dans un atelier d’éboueurs, on se rend compte que c’est très propre : le « mago », c’est-à-dire le magasinier, nettoie à fond chaque matin, et tient les lieux ordonnés. Veiller à ce que l’intérieur ne soit pas contaminé par l’extérieur est une façon de se protéger.
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Les travailleurs tirent aussi beaucoup de fierté de la récupération…
Effectivement, la « biffe », c’est-à-dire le fait de récupérer des déchets réutilisables, est encore très pratiquée. Avec elle, en plus de remettre de l’ordre, du sens dans l’indétermination du détritus, on sauve de la destruction un objet qui a de l’importance, on passe du monde de l’élimination à celui du sauvetage, de la mort à la vie. La biffe permet aussi de se faire une image positive de quelqu’un qui est rusé. On repère la richesse quand les autres n’ont vu que du détritus. On bouge les frontières morales en se disant que les gens de peu, ce sont les autres, ceux qui jettent. Bien que la biffe soit interdite à Paris, certains équipements dans les ateliers d’éboueurs en sont directement issus.
Votre ouvrage retrace le cas des zabbâlin au Caire (Égypte) : le secteur traditionnel de la collecte et du recyclage y a été remis en cause en 2002 avec l’arrivée d’entreprises privées. L’interdiction des pratiques informelles de récupération est-elle uniquement liée à la privatisation du secteur ?
Il y a plusieurs justifications à la fin du recyclage. Au Caire, par exemple, des raisons politico-religieuses ont aussi joué un rôle dans la précarisation des chiffonniers. Mais l’industrialisation du processus de collecte des déchets et sa rationalisation sont des motifs évidents. Nous vivons dans des sociétés où tout est fondé sur l’immédiateté : il faut de l’ordre, que tout aille vite. Les raisons sont aussi économiques : le système capitaliste n’a pas forcément intérêt à la circulation des biens d’occasion. Il faut du neuf et vendre toujours plus. L’interdiction de la biffe est également liée à un durcissement hygiéniste. Voir des gars mettre les mains dans les ordures est considéré comme quelque chose de sale. Ces pratiques gênent, des risques sanitaires sont avancés. Les autorités cherchent à offrir un monde qui soit le plus aseptisé possible. Elles ne saisissent pas nécessairement le sens de ces pratiques.
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Il n’est pas facile d’aimer un travail pénible, et pourtant votre ouvrage montre que c’est justement cette pénibilité qui constitue « le ciment de l’identité collective ».
Ces métiers des déchets, qui revêtent des formes particulières de pénibilité, sont basés sur la virilité. Celle-ci s’exprime dans le déploiement de la puissance corporelle. Pour les travailleurs, leur métier est d’abord un travail d’homme. Évidemment, l’arrivée des femmes dans ce secteur bouscule un peu la division sexuelle du travail. À Paris, le recrutement est ouvert aux femmes depuis les années 2000. Un principe de mixité sociale a été mis en place : on comptait 3 % de femmes éboueuses en 2007 et 10 % de candidates à l’embauche. L’irruption des femmes dans ce milieu déstabilise : elle réveille parfois des crispations identitaires, avec des comportements machistes, paternalistes, pour préserver la spécificité des hommes. Ceux-ci mettent en avant le besoin d’un caractère fort et affirmé, de « compétences masculines » pour faire le travail. Mais cette arrivée fait aussi bouger des lignes. Des formes d’accommodement à la présence de l’autre sexe se développent. Des femmes n’hésitent pas à parler de leurs difficultés, ce qui peut amener des hommes à parler des leurs.
Les conditions de travail dans les métiers de la collecte des ordures se sont-elles durcies ces dernières années ?
Les jeunes servent de plus en plus d’amortisseur et ils se cassent d’autant plus vite. En dépit du manque de données sur le sujet, on sait que l’espérance de vie à 60 ans dans ce métier est l’une des plus faibles, inférieure de près de quatre ans par rapport à la moyenne (seize ans contre vingt). Certes, les contraintes ont un peu reculé sur le plan de la pénibilité physique : les camions sont moins inconfortables qu’avant, les vêtements de travail sont plus pratiques, le remplacement des poubelles par des conteneurs a réduit les efforts. Mais les contraintes de temps se sont accentuées, la pression au rendement amène à négliger la sécurité. Et les chaînes de responsabilité se sont complexifiées : des « ordonnateurs » programment désormais à distance les feuilles de route des agents de terrain. Le développement de la sous-traitance et des délégations de service public ont renforcé la précarisation. De l’emploi public statutaire on passe au mieux à un CDI, au pire à un CDD ou à de l’intérim. Pour obtenir les contrats, les structures tirent les prix vers le bas, ce qui se traduit par l’exploitation de la main-d’œuvre. On collecte davantage de rues pour un salaire revu à la baisse.
Qu’en est-il des évolutions de carrière ?
Un rapport de l’inspection de la Mairie de Paris pointe les problèmes des dispositifs de reclassement en interne. Aucun débouché n’est prévu lorsque l’on devient inapte au port de charge à 15 kg, alors même que le roule-sac (le petit véhicule vert poussé par les éboueurs qui balaient les rues) pèse 17 kg. À Paris, en 2005 on comptait environ 5 000 éboueurs pour moins de 700 conducteurs. On sait que ce métier est usant pour le corps, mais aucune véritable réflexion n’est engagée en termes de trajectoires de carrière, en dehors de solutions individuelles pas toujours satisfaisantes. Des éboueurs ont, par exemple, été reclassés comme surveillants de musée, mais comme ils n’aiment pas travailler à l’intérieur, ils finissent par craquer. Il est urgent de considérer ces travailleurs comme des interlocuteurs pertinents sur la revalorisation des métiers des déchets. Et d’engager des discussions avec eux sur les compétences qu’ils peuvent mobiliser. On peut imaginer des évolutions dans la carrière vers la formation ou l’expertise sur les déchets. Après tout, ils travaillent toute l’année à leur contact et ils ont beaucoup de choses à nous apprendre. On sait aussi que beaucoup de ces travailleurs sont des artistes. Il y a là des pistes à creuser. La créativité peut s’exprimer comme contrepoids au travail avec les détritus.
Les éboueurs de Paris, inquiets pour l’avenir de leur métier, sont actuellement en conflit avec la Mairie. Sont-ils conscients du pouvoir de nuisance dont ils disposent en cas de grève ?
Oui, ils savent pertinemment que leurs grèves sont craintes. Les salaires sont une question récurrente. Le secteur des éboueurs est relativement syndiqué mais, bizarrement, dans l’atelier où j’ai bossé, il y avait une sorte de discours nostalgique qui regrettait l’âge d’or des luttes un peu plus fortes, d’une solidarité plus importante entre éboueurs. Il faut se rappeler que Jacques Chirac, alors maire de Paris, a fait intervenir l’armée dans les années 1970 pour organiser la collecte pendant les longues grèves. Lorsqu’il a lancé la privatisation du secteur, c’était, en pratique, pour affaiblir les bastions de la CGT et affaiblir le mouvement syndical. Il a plutôt bien réussi son coup. Le déchet a une dimension politique centrale. C’est une question ultra-sensible. Le pouvoir politique a la responsabilité de s’occuper de la salubrité, de l’organiser. Les options qui ont été choisies pour gérer la main-d’œuvre sont très paternalistes et autoritaires. Aujourd’hui, pour les éboueurs de Paris, le modèle, c’est Marseille ! Parfois, on les entend dire : « Voyez à Marseille, ils se font entendre, eux… Et quand ils y vont, ils ne lâchent pas ! »
La revalorisation des métiers du déchet ne passe-t-elle pas aussi par un changement de comportement de l’usager ?
Certes, il nous faut lutter contre nos propres préjugés, mais c’est insuffisant : le système productif a un rôle majeur à jouer. Les entreprises doivent changer de matrice et modifier leur rapport à la matière. Si on utilisait différemment les ressources, on créerait moins de déchets. Et parmi les déchets restants, tout ne serait pas considéré comme détritus. Les travailleurs des déchets appartiennent aux classes populaires : elles font l’objet d’un certain mépris social qui traverse notamment les plus hautes strates de l’État. Tant que le regard général porté sur les classes laborieuses ne changera pas, il y a peu de chances que des changements positifs importants interviennent pour cette catégorie de travailleurs.
Propos recueillis par Sophie Chapelle
Delphine CORTEEL, Stephane LE LAY, Les travailleurs des déchets, Clinique du travail, 2011, 336 pages.
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