À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

04/12/2011

Comment se désintoxiquer de la langue de bois

Linda Maziz 

Alors que les licenciements sont devenus des plans de sauvegarde de l’emploi, ou que votre banquier se veut votre partenaire, il est temps de se poser certaines questions. Franck Lepage s’est lancé dans cette bataille très politique : celle des mots. Avec d’autres travailleurs socioculturels, lassés des euphémismes et des mensonges du langage du pouvoir, il a lancé une coopérative d’éducation populaire : la Scop Le Pavé. Leurs « conférences gesticulées » sillonnent la France... et la Toile.

 Photo : source

Les vidéos de ses « spectacles » cartonnent sur la toile. La plus connue, « langue de bois » a été vue plus de 500 000 fois sur le Net (Youtube et Dailymotion cumulés). Il s’agit d’un extrait de six minutes d’un one-man show de Franck Lepage, Inculture(s). Ce n’est pas simplement drôle, c’est incroyablement intelligent, à la fois politique et instructif. D’ailleurs, ce n’est pas un sketch. Et Franck Lepage n’est pas un humoriste. Et ce ne sont pas vraiment des spectacles, plutôt des « conférences gesticulées ». La Scop (société coopérative et participative) Le Pavé, qui les produit, n’est pas une troupe de saltimbanques mais une coopérative d’éducation populaire, créée en 2007 par des travailleurs socioculturels, écœurés par le fonctionnement des institutions publiques.
« Je me suis battu pendant plus de dix ans au niveau national pour réhabiliter la question de l’éducation populaire. Et puis j’en ai eu marre. Nous étions plusieurs lassés ne pas pouvoir faire d’éducation populaire, à devoir nous prostituer dans des logiques de projets pour obtenir des subventions. Nous avons alors décidé de créer notre propre machin pour faire exactement ce que nous souhaitions », explique-t-il crûment. Franck Lepage a voulu monter sa boîte, et aussi voulu monter sur scène pour dénoncer « le mensonge de la démocratisation culturelle » : « Cette idée que balancer du fumier culturel sur la tête des pauvres, ça va les faire pousser et qu’ils vont rattraper les riches. »

Le langage, terrain de la lutte de classe

Inculture(s), son « spectacle », est parti de là. Un spectacle hybride, empreint de vulgarisation politique et de décryptage engagé. Une conférence gesticulée. Et cela a cartonné. Au point qu’il n’a plus arrêté et que toute l’équipe du Pavé a dû s’y coller. Aujourd’hui, il existe des conférences gesticulées sur l’école, le management, le travail et les retraites, la fin du pétrole, le sexisme, l’insertion… De son lieu d’ancrage au fin fond de la Bretagne (La Godais, un patelin d’Ille-et-Vilaine), l’équipe du Pavé accompagne aussi chaque année une vingtaine de personnes pour qu’elles puissent réaliser leurs propres conférences gesticulées.

En octobre dernier, Franck Lepage était invité à faire escale à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. D’abord pour présenter Inculture(s) 2 (la suite) : « Et si on empêchait les riches de s’instruire plus vite que les autres... Ou comment j’ai raté mon ascension sociale » (voir l’extrait ci-dessous). Il y explique au moyen d’un parapente, devant un public de 250 personnes, comment le système scolaire actuel perpétue invariablement les inégalités sociales. Ensuite pour animer, en compagnie de son homologue Filipe Marques, de la Scop L’Engrenage à Tours, un atelier pratique de désintoxication de la langue de bois. « L’éducation populaire, c’est aussi se réapproprier un langage critique et inventer des modes de résistance au langage positif », qui, selon Franck Lepage, n’est rien de moins qu’un nouveau visage du fascisme, « si on veut bien comprendre le fascisme comme l’élimination de la contradiction ».

Êtes-vous défavorisés ou exploités ?

Des exemples ? Le capitalisme s’appelle désormais développement, la domination se nomme partenariat, l’exploitation se dilue dans la gestion des ressources humaines et l’aliénation a l’apparence d’un projet. « Ces mots, il faut les combattre, parce qu’ils ne sont pas inoffensifs. Ils modifient profondément notre réalité et nous font penser différemment », explique Franck Lepage, en introduction de l’atelier qui a réuni à Montreuil près de 70 personnes.



« Depuis les années 1970, des mots disparaissent et d’autres apparaissent. Ça ne se fait pas comme ça. Le pouvoir mène un travail considérable sur les mots. » Avant tout parce que le langage est un enjeu de lutte et de rapport de force entre classes dominante et dominée. « Avant, les pauvres, on les appelait les exploités. Aujourd’hui, ce sont des défavorisés. Si bien que votre perception n’est pas la même suivant qu’on utilise l’un ou l’autre terme. » Pourquoi ? « Dans un cas, vous pouvez penser la situation de la personne non pas comme un état, mais comme un processus qui s’appelle l’exploitation, avec nécessairement un exploiteur quelque part. Dans l’autre cas, le pauvre, c’est simplement quelqu’un qui n’a pas eu de bol, parce que le processus de “défavorisation”, ça n’existe pas, et les “défavorisateurs” non plus. C’est ce qui fait toute la différence. »

Votre patron : un collaborateur ou un partenaire ?

Pour mieux se convaincre de la perversité du capitalisme, il suffit, poursuit Lepage, d’observer l’évolution des ouvrages de management, qui font office de référence en matière d’idéologie des puissants. « C’est la théorie de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello, deux sociologues qui, dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, ont cherché le mot qui revenait le plus souvent dans les manuels de management. En 1960, c’est le mot hiérarchie. Vu que les bouquins s’adressent à des dirigeants, ça paraît logique. Dans les ouvrages des années 2000 – surprise !–, le mot a disparu. Pourtant, la hiérarchie n’a pas disparu des entreprises. C’est simplement qu’on ne peut plus la nommer. Alors, à votre avis, quel est le mot qui l’a remplacé, et arrive maintenant en tête de liste ? » Dans la salle, chacun y va de sa proposition. « Participation ? Compétiton ? Collaboration ? Partenariat ? » Il y a de l’idée, mais ce n’est pas cela. « Alors vous aussi, vous sentez le piège quand on vous dit que votre patron, c’est votre collaborateur, et que votre banquier, c’est votre partenaire », ironise Lepage avant de livrer la solution. « Cela va vous surprendre, ce mot, c’est projet. Et ça, ça veut dire qu’aujourd’hui c’est lui notre nouvel ennemi. »

Pour combattre efficacement un ennemi, il faut d’abord le connaître, savoir d’où il vient et comment il se manifeste. Et nul besoin de chercher bien loin. Il suffit de se remémorer ses cours de français au chapitre « figures de style » pour décoder le mécanisme de la langue de bois. Rien de tel donc, qu’une petite séance de révision collective : « On démarre avec les euphémismes. Pour mémoire, cela sert à atténuer une réalité sociale pour nous la rendre moins violente. Je vous écoute », lance Filipe Marques, en prenant position au tableau. Dans le public, tout le monde semble se prendre au jeu. « On ne dit plus “vieux”, on dit “senior” », lance quelqu’un. « Cela, c’est magique, remarque l’animateur. Parce que dans notre esprit, un senior, c’est un vieux qui bouge encore. Avant, on parlait de personnes âgées, et puis on s’est rappelé que ça voulait dire vieux. Alors, c’est devenu troisième âge. Et maintenant c’est senior, mais ça peut encore évoluer. »

Vous êtes plutôt croissance négative ou discrimination positive ?

D’autres exemples suivent : les pays sous-développés, qui sont devenus les pays en voie de développement, puis les pays émergents. Les aveugles qui sont devenus les non-voyants, les chômeurs qui sont devenus des demandeurs et même des prospecteurs d’emploi (et maintenant des candidats à l’emploi, dixit le site de Pôle emploi). On pourrait y passer la journée, mais il y a encore plein d’autres figures de style à étudier. On passe à l’hyperbole, où chacun s’accorde à dire que « qualifier de prise d’otages une grève des transports, c’est vrai que c’est quand même un peu exagéré. »

Au tour de l’oxymore. « C’est la juxtaposition de deux réalités contradictoires, rappelle Filipe Marques, pédagogue. L’idée, c’est de mettre un terme positif à côté d’un terme négatif pour lui conférer une connotation sympathique. Ça fonctionne d’ailleurs très bien, et c’est pour ça que c’est une des principales catégories politiques », poursuit-il, en inscrivant au tableau les trouvailles de chacun : développement durable, discrimination positive, entreprise citoyenne, croissance négative... « Prenez l’égalité des chances, par exemple, intervient Lepage. Si on prend le temps d’y réfléchir calmement, on s’aperçoit que ça veut précisément dire inégalité. En gros, ça revient à dire que le lapin et la tortue, ils ont la même ligne de départ. » Après l’oxymore, on en vient naturellement au pléonasme, où l’on continue de bien s’amuser avec la démocratie participative, le lien social ou encore la solidarité active.

Licenciements collectifs ou plan de sauvegarde de l’emploi ?

Et la liste est encore longue ! Il y a même une catégorie qui n’est pas répertoriée dans la littérature française, mais très en vogue en langue de bois. Dans le lexique de l’éducation populaire, ils appellent ça des « technicisateurs ». « Il s’agit en fait de renommer de manière technique et moderne une réalité, afin de la revaloriser de manière tout à fait symbolique, en faisant croire qu’elle s’est modifiée. Plus insidieusement, ça permet aussi de passer d’une obligation de moyen à une obligation de résultat », définit Franck Lepage. Et voilà comment un balayeur devient technicien de surface, comment un distributeur de sacs poubelle devient un ambassadeur du tri ou une caissière un agent d’accueil. On s’attarde encore un peu sur la magie des anglicismes et sur la coolitude de « brainstorming, coach, team-manager et briefing ». Même chose pour les sigles, excellent moyen de faire oublier la réalité qu’ils recouvrent.

À regarder le tableau se remplir et à réaliser tous ensemble qu’aujourd’hui un licenciement collectif s’appelle un plan de sauvegarde pour l’emploi, on se dit que George Orwell dans 1984 (publié en 1949) avait déjà tout compris. Pas question d’en rester au stade du simple constat. Les révisions terminées, les participants sont tous invités à perfectionner leur pratique et leur connaissance de la langue de bois en se prêtant par petits groupes à une série d’exercices, telle que la traduction d’un article de presse en y supprimant les effets de langage, la rédaction d’une lettre de licenciement en hyperlangue de bois ou encore la réalisation d’un « ridiculum vitae »… (Un détour sur le site d’Attac, où sont répertoriés les différents travaux, est vivement conseillé…)

Résister par l’humour

« Tout ça, c’est super, parce qu’on s’aperçoit qu’on est tous lucides sur le phénomène, mais, concrètement, comment fait-on pour résister ? », interroge un participant. Car c’est bien là tout l’enjeu de cet atelier d’éducation populaire. « La première chose, c’est essayer de réinstaurer un rapport de force en se réappropriant ce langage dont on nous a privés, en appelant un chat un chat. Organisez des ateliers autour de vous, maintenant que vous avez vu comment cela fonctionne », répond Franck Lepage. Vidéos et outils méthodologiques sont disponibles sur le site Internet de la Scop Le Pavé. « Plus il y aura de gens désintoxiqués, plus nombreux seront ceux qui auront envie de résister. »


Et s’il y a quelque chose qui semble se combiner à merveille avec l’éducation populaire et que Franck Lepage manie à la perfection, c’est bien la résistance par l’humour. « Il y a un truc marrant à faire et que vous pouvez tester lors des vœux du maire, en assemblée générale, au prochain séminaire ou comité de votre entreprise, c’est de préparer des petits cartons sur le modèle des grilles de loto, où vous inscrivez des séries de concepts opérationnels, et que vous distribuez à des collègues complices. Le premier qui remplit sa grille a gagné et se lève pour crier “Bingo !” »

http://www.bastamag.net/article1923.html

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