Christian Jakob
Plusieurs villes françaises ont adopté des arrêtés antimendicité ces derniers mois. En Allemagne, l’installation d’une clôture pour empêcher des sans-domicile de camper sous un pont de Hambourg a suscité des protestations. Partout, les sans-logis sont poussés hors des centres-villes par des grillages, des amendes ou des milices privées. Une véritable chasse aux pauvres.
Photo : Arslan
Le 17 octobre, la ville de Marseille a pris un arrêté antimendicité pour la quasi-totalité de son centre-ville. Quelques jours plus tôt, la préfecture de Paris a interdit de mendier sur les Champs-Élysées. D’autres mesures du même type ont été prises par les maires de Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne) et de La Madeleine (Nord). La municipalité de Beauvais (Oise) a même eu l’idée d’assigner au tribunal des sans-papiers installés sous un pont !
Ce genre de mesures n’est pas le propre de la France. À Hambourg, deuxième ville allemande, la municipalité du quartier de Saint-Pauli a déboursé 18 000 euros début août pour ériger un grillage autour du pont Kersten-Miles, où campaient des sans-abri. Après de vives protestations, la clôture a finalement été retirée fin septembre. Mais les occupants sont toujours priés de quitter les lieux.
La chasse aux sans-toit va probablement se poursuivre ailleurs en Allemagne. Depuis le 1er novembre, la Deutsche Bahn (le principal opérateur ferroviaire) dispose d’un « droit spécial d’utilisation » des terrains alentour de la gare. Contre paiement d’une taxe, la société des chemins de fer a ainsi récupéré le droit de jouissance sur une zone jusqu’ici publique. Des firmes de sécurité privées peuvent maintenant décider d’en expulser qui elles souhaitent. Cette procédure pourrait être étendue à d’autres gares dans d’autres villes. Pour Stefan Karrenbauer, travailleur social au journal de sans-abri hambourgeois Hinz & Kunzt, la clôture du pont est « une première dans le pays ». Mais les tentatives diverses de bannir les sans-domicile de la ville « reviennent régulièrement ».
22 000 personnes à la rue
En Allemagne, plus de 240 000 personnes n’ont pas de logement fixe [1], selon les derniers chiffres publiés en novembre par le groupement d’associations BAWG (Bundesarbeitsgemeinschaft Wohnungslosenhilfe). C’est 10 % de plus qu’en 2008. 22 000 personnes se retrouvent véritablement à la rue.
Selon le directeur de BAWG, Thomas Specht, ce nombre pourrait redescendre « à un niveau minimum » en quelques années seulement grâce un travail social de rue conséquent et à une politique de construction de logements. Mais, pour le militant, c’est aussi une conséquence du processus de gentrification (embourgeoisement), décrié dans de nombreuses villes allemandes. Les loyers augmentent à la suite de « modernisations excessives ». Les « logements normaux » deviennent rares et l’Allemagne ne construit pas assez d’habitat social pour compenser. « Ensuite, la pression augmente aussi sur la rue », constate Thomas Specht.
Des règlements de rue...
La vie devient alors encore moins confortable pour ceux qui ont peu. Et pas seulement depuis que la Deutsche Bahn a commencé, dans le cadre de sa privatisation, à vendre ses gares comme des centres commerciaux. « Les conditions de vie dans les centres-villes sont toujours plus soumises au diktat de la consommation », regrettait déjà en 2003 le directeur du service d’aide au logement de Caritas (Secours catholique). Parmi les moyens de faire pression sur les plus pauvres, les « règlements de rue » ont essaimé à travers le pays. « Presque toutes les grandes villes ont adopté un de ces textes indignes nés d’une fureur bureaucratique de réglementation », constatait encore Caritas. Des activités totalement légales en Allemagne, comme celle de dormir dans des parcs ou des espaces publics, ou d’y consommer de l’alcool debout, sont ainsi devenues « des utilisations particulières » des lieux publics, et par là, interdites. En cas d’infraction, c’est l’amende.
La plupart de ces chartes de rue ont vu le jour dans les années 1990. Les débats de l’époque sont révélateurs. La théorie américaine de la « vitre brisée » (selon laquelle les problèmes de dégradation minimes des lieux publics doivent être traités tôt pour ne pas évoluer vers un état de délabrement général de quartiers entiers) a trouvé des adeptes en Allemagne. « Là où il y a des ordures, on trouve aussi des rats, et là où règne la déchéance, il y a aussi de la racaille », déclarait, par exemple, le député berlinois conservateur Klaus-Rüdiger Landowsky en 1997 devant le parlement local.
Les voleurs récidivistes bannis du centre
En 1996, l’ancien ministre fédéral de l’Intérieur, le conservateur Manfred Kanther, avait posé avec son « action sécurité » la première pierre des règlements de rue et des partenariats pour l’ordre public, qui font travailler ensemble firmes de sécurité privées, commerçants et administrations municipales. L’action sécurité affichait pour objectif « la défense de l’ordre public contre les malotrus ». Ses effets sont encore visibles aujourd’hui. Mais c’est surtout par l’interdiction de la mendicité que beaucoup de villes espèrent se débarrasser des indésirables. Pourtant, plusieurs tribunaux ont jugé que la mendicité devait être acceptée comme « un phénomène social ». Reste le concept vague de « mendicité agressive », qui s’est imposé dans les règlements de rue.
D’après une étude de Titus Simon, de l’université de Magdebourg-Stendal, 72 % de 616 villes allemandes interrogées ont indiqué avoir adopté de tels règlements à la fin des années 1990. En 2005, la ville de Cologne a même menacé d’amendes ceux qui fouilleraient les ordures – les sans-abri y cherchaient des bouteilles consignées. Les protestations ont toutefois eu raison de cette mesure.
La ville de Celle, en Basse-Saxe, a été plus loin. Depuis la fin des années 1990, les voleurs à l’étalage récidivistes sont interdits de pénétrer dans l’enceinte de la ville. Si leur logement principal s’y trouve, ils n’ont plus le droit de se rendre dans la vieille ville et le centre. « Nous étions les précurseurs », affirme la porte-parole de la municipalité. Chaque année, la ville de Celle adopte environ 14 de ces interdictions, valables pour un an. L’infraction coûte 250 euros. « En règle générale, ces mesures concernent des toxicomanes », poursuit la porte-parole. La ville ne compte pas abandonner la pratique, même si l’association BAGW l’a jugée contraire à la Constitution. Mais les junkies attaquent rarement en justice les administrations tracassières.
Les gares, des lieux d’échanges comme les autres
Les communes s’en prennent aussi aux sans-abri par des stratégies de construction : systèmes d’arrosage, plans escarpés, bancs bombés, blocs de béton plantés sur les surfaces planes, grilles acérées autour des bâtiments. « Le monde est rempli d’architectures qui rendent la vie difficile aux sans-logis », constate Stephan Nagel, de l’Œuvre diaconale allemande. À Paris, le collectif d’artistes Survival Group s’est donné pour mission le combat contre ce type de mobilier urbain. « L’espace effectivement public est accaparé de manière autoritaire, explique Arnaud Elfort, du Survival Group. Ces installations modifient l’atmosphère sociale. La ville en devient menaçante. »
La politique de répression a toutefois connu un revers juridique en Allemagne, au moins pour les gares. En février dernier, la cour constitutionnelle fédérale a déclaré que les équipements de transport en partie publics restaient « des lieux d’échanges publics ». Concrètement, cette décision a permis à une manifestation de se tenir à l’aéroport de Francfort. « C’est un excellent jugement, selon Wolfgang Hecker, professeur de droit à l’École supérieure de police et d’administration de Hesse. Si le droit fondamental de liberté de réunion est garanti, cela vaut sans aucun doute d’autant plus pour le simple droit de passer un moment dans le gares. » Les conséquences sont claires : « Personne ne peut être refoulé d’une gare simplement parce que qu’il n’est pas inséré dans le concept marketing de la Deutsche Bahn, limité à la consommation et au transport. »
Christian Jakob
Article paru dans Jungle World le 20 octobre 2011. Traduction et adaptation pour Basta ! : Rachel Knaebel
Notes
[1] Ce nombre englobe les personnes hébergées en foyer d’urgence ou dans un logement fourni par les communes sans contrat de location.
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