Sylvie Tissot
La bourgeoisie se regroupe en général dans les beaux quartiers. Mais une fraction d’entre elle goûte aussi la mixité sociale. Avocats, consultants ou cadres supérieurs du privé viennent cohabiter avec des ménages des classes populaires, dans des quartiers naguère inimaginables pour eux. Sylvie Tissot a mené une enquête auprès de riches habitants du South End à Boston vivant aux alentours de cités d’habitat social, mais organisant soigneusement cette proximité. Soutenir des programmes mixtes de logements en regardant de près la proportion de ménages à bas revenus ; participer à la rénovation des parcs pour en contrôler ensuite l’accès ; fréquenter assidûment les restaurants exotiques après avoir fait fermer les bars « mal famés » ; s’afficher gayfriendly tout en contrôlant la visibilité des gays ; célébrer la bohême sans renoncer aux goûts culturels les plus traditionnels : tout cela se fait au nom d’une « diversité » bien ordonnée. Retraçant l’émergence d’un pouvoir local depuis les années 1960, ce livre montre que, sans annuler les inégalités, ces modes de cohabitation viennent renouveler les formes et les stratégies de la distinction sociale chez les élites urbaines. De bons voisins vient de paraître aux éditions Raisons d’Agir. Nous en publions ici un passage, extrait de l’introduction.
Le XVIe arrondissement de Paris, l’Upper East Side de New York, Belgravia et South Kensington à Londres, et bien d’autres quartiers encore, évoquent, par leur nom même, les espaces homogènes et protégés où se regroupent les plus fortunés. Ces quartiers anciens accueillent effectivement, depuis plus d’un siècle pour certains, les élites du pays. D’autres espaces se sont développés depuis l’après Seconde Guerre mondiale, qui semblent témoigner d’une même recherche d’entre soi. C’est bien sûr une large partie des banlieues résidentielles américaines, où se succèdent grandes maisons et longues voitures. Mais on pense aussi aux communautés dites fermées qui s’étendent depuis quelques décennies aux États-Unis, également en Amérique du Sud et plus récemment en Europe : les murs qui encerclent les complexes d’habitations, les gardiens postés dans une guérite à l’entrée, ainsi que les règlements extrêmement détaillés, y empêchent encore plus explicitement l’intrusion des « autres ».
Bien que beaucoup moins étudiés par les sociologues que les quartiers pauvres, ces territoires sont la manifestation d’une ségrégation socio-spatiale caractéristique des grandes métropoles internationales. Pour autant, l’agrégation dans l’espace ne résume pas l’attitude des plus riches. Une fraction non négligeable de ces derniers est venue habiter récemment dans des quartiers non pas exclusifs, mais caractérisés par une certaine mixité sociale. C’est le cas par exemple à Paris. Tandis que les quartiers bourgeois continuent à rassembler une élite cumulant tous les capitaux [1], l’installation dans les quartiers mixtes n’est plus l’apanage des classes moyennes des secteurs culturels que l’on désigne habituellement sous le sobriquet de « bobos ».
Le pourcentage de cadres et professions intellectuelles supérieures a ainsi dépassé, entre 1999 et 2008, la barre des 25 % dans les Xe, XIe et XIIe arrondissements, situés dans l’Est traditionnellement populaire de Paris. Si cette catégorie recherche le plus souvent la proximité avec les espaces bourgeois, notamment en banlieue [Edmond Préteceille, « Is gentrification a useful paradigm to analyse social changes in the Paris metropolis ? », Environment and Planning A, 39, 2007, p. 10-31.], leur afflux qui accompagne le déclin des catégories populaires s’est particulièrement fait ressentir dans les quartiers centraux mixtes de la capitale. Le phénomène prend aux États-Unis une dimension plus frappante encore qu’en France, où les catégories supérieures n’ont jamais fui les centres-villes. Outre-Atlantique, le mouvement dit de « retour en ville » contraste avec le tropisme vers la périphérie qui était la règle chez les plus dotés jusqu’aux années 1960. Il a ainsi rendu plus visible encore l’embourgeoisement parfois extrêmement rapide de quartiers anciens [2].
L’arrivée dans ces espaces mixtes n’est pas seulement subie. Ou plutôt, si de fortes contraintes économiques expliquent cette migration, un nouveau discours l’accompagne, qui relève bien sûr d’une rationalisation des contraintes générées par l’explosion des prix immobiliers, mais qui se traduit aussi par l’exaltation de nouvelles valeurs. La mixité sociale n’apparaît pas seulement dans la compo - sition sociodémographique de quartiers où habitent les classes supérieures ; elle fait aussi partie de leurs discours. Loin d’être un repoussoir, le terme de « mixité sociale », et plus récemment celui de « diversité », directement issu du monde anglo-américain, est brandi comme un étendard. La hiérarchie des espaces désirables semble ainsi se réorganiser à partir de critères recomposés : non plus seulement l’exclusivité et la respectabilité bourgeoise, mais aussi la coexistence de populations « différentes », de par leurs revenus, leurs origines ethniques ou encore leur orientation sexuelle.
Cette valorisation de la diversité chez les couches supérieures estelle l’indice d’une recomposition de la stratification sociale et des relations entre les groupes sociaux ? C’est à cette question que ce livre entend répondre, en évitant les deux écueils du « toujours pareil » et du « jamais vu » [3]. Depuis les années 1990, les succès remportés par la thèse hautement idéologique de la disparition des classes sociales (et notamment de la classe ouvrière) ont conduit les sociologues à réaffirmer l’existence non seulement des inégalités mais aussi des rapports de domination. Cette réaction, bienvenue, serait toutefois dommageable si elle empêchait tout examen des recompositions qui travaillent les groupes sociaux et nous limitait au rappel d’une reconduction immuable de la domination bourgeoise. Les classes populaires, sans échapper à l’exploitation économique, se sont profondément transformées depuis trente ans. C’est le cas aussi des classes supérieures.
Prenant acte d’une certaine atténuation de l’autonomie culturelle qui caractérise les classes populaires, Olivier Schwartz a tenté d’analyser le brouillage des frontières qui séparent celles-ci du reste de la société [4]. De la même façon, ce livre se propose de partir de la manière dont les couches supérieures se définissent par rapport aux « autres ». La proximité spatiale dont se revendique une fraction d’entre elles ne traduit certainement pas une disparition des barrières sociales ; le creusement des inégalités socioéconomiques depuis les années 1980 est là pour le rappeler [5]. Il reste que le séisme provoqué par les mouvements de protestation des années 1960 n’a pas été sans effets sur la reproduction sociale telle qu’elle fonctionne dans les sociétés occidentales. Le pouvoir a été profondément ébranlé par la révolte des ouvriers, des étudiants, des peuples colonisés, des femmes, des gays, et des Noirs aux États-Unis.
La scène urbaine permet justement d’observer comment les rapports de domination se reconduisent différemment. Tout en perdurant, ceux-ci s’accompagnent désormais de l’intégration relative, à certaines conditions et à certaines places, de groupes sociaux naguère méprisés et invisibilisés, habituellement renvoyés dans l’indignité culturelle et l’éloignement géographique. Le regard sociologique, souvent enclin à se porter vers les plus démunis, se tourne ici en direction du sommet de la hiérarchie sociale, pour comprendre les transformations qui la travaillent.
La littérature sur la gentrification, c’est-à-dire l’arrivée de ménages des classes moyennes dans des quartiers anciens pauvres, en a fourni de nombreuses preuves : la proximité spatiale ne réduit pas magiquement les distances sociales [6]. Ceux qu’on appelle les gentrifieurs, et qui disent goûter le mélange, organisent souvent avec parcimonie leurs interactions avec les populations déjà présentes. Les conflits liés aux normes propres à chaque groupe social ne disparaissent pas magiquement tant ces groupes impriment dans l’espace leurs aspirations et leurs styles de vie. Il serait étonnant qu’il en soit autrement pour ceux qui sont étudiés dans ce livre, c’est-à-dire des agents plus dotés en différents capitaux et qui, désignés par la littérature américaine sous le terme de « classes moyennes supérieures », appartiennent de fait aux classes supérieures[Le terme étasunien de « classes moyennes supérieures » désigne des individus gagnant généralement plus de 100000 dollars par an (ce qui les place parmi les 17,2 % les plus riches du pays) et occupant des professions fortement qualifiées qui leur confèrent une forte autonomie et des fonctions d’encadrement. [7].
Pour autant, si la proximité spatiale n’annule pas les distances sociales, on peut faire l’hypothèse que la coexistence produit des formes de distinction singulières de la part de ceux qui y sont confrontés [8]. C’est précisément l’objet de la recherche exposée ici, et qui porte sur le South End de Boston, aux États-Unis, ancien quartier populaire où se pressent désormais des résidents aisés. À la faveur de leur installation depuis les années 1960, une gestion spécifique du rapport à l’autre s’est instituée, reposant sur un pouvoir local fort, que des habitants fortunés, vantant les bienfaits de la démocratie locale, ont su construire à partir du secteur associatif.
Ce pouvoir permet le contrôle serré d’une coexistence par ailleurs fortement valorisée. Les « nouveaux » habitants du South End à Boston sont ainsi capables de se battre pour le maintien sur place d’habitants pauvres ; ils se veulent gay friendly [9] dans un quartier où nombre d’homosexuels ont déménagé depuis les années 1960. Tout cela n’est possible, toutefois, qu’à la condition que cette diversité existe dans une « proportion raisonnable », et que sa présence, notamment dans l’espace public, ne vienne pas contrecarrer les normes qu’ils sont parvenus à imposer. Mais la défense de la mixité sociale n’est pas pour autant un pur habillage, un simple alibi masquant des pratiques excluantes : elle induit une attitude singulière exigeant une certaine ouverture, tout en l’organisant de façon prudente. Reste à savoir envers qui cette ouverture intervient, où et à quelles conditions.
P.-S.
Table des matières
Introduction
1. Voyage dans la bourgeoisie progressiste
Découverte du South End
Une Française de Harvard dans un quartier chic de Boston, Gérer les antipathies.
Proximité et distance avec les enquêtés
Reconstruction de l’objet
Décentrement géographique
Recul historique
2. Naissance d’une élite locale dans un quartier populaire
Le triomphe de la participation des habitants…
1968 et la contestation de la rénovation urbaine
La « participation » dans les « quartiers » : une refondation urbaine et politique.
...pour quels habitants ?
Organiser la concertation
Le South End des programmes mixtes
Le South End du développement commercial
Une élite de quartier
3. Des aventuriers philanthropes
Propriété privée et conscience sociale
Naissance des « pionniers » : Propriétaires progressistes, La nouvelle frontière, Une conquête sans vaincus
Alliances et mésalliances : « Nouveaux » et « anciens » propriétaires, Genèse d’une gay friendliness
Amour et contrôle de la mixité sociale
« Diversity » : Le credo des gentrifieurs, Diversité, racisme et euphémisation des exclusions, Diversité et statut social
Les entrepreneurs de diversité : Combats pour la diversité, Socialiser à la diversité, Un engagement féminin ?, Pratiques de la diversité, Proximité et inégalité, Une gay friendliness sous conditions
4. Créer un patrimoine historique
Connaisseurs et conservateurs
Un engagement culturel distingué
Culture et business
Une sociabilité homosexuelle respectable
La brique et le fer forgé
Obtention d’un label
Sous le patronage de Victoria
La distinction culturelle contre le logement social
Au coeur des luttes
Le Comité pour un South End équilibré
Une respectabilité fragile
Des histoires plus « diverses »
Quartier historique ou quartier artiste ?
De SoHo à SoWa
Une histoire modernisée
5. À la conquête des petits espaces
Contrôle et marquage
Supplices et délices des espaces publics
De la croisade à la surveillance quotidienne : Effacer les stigmates du quartier populaire, Créer une nouvelle offre commerciale, Contrôler le voisinage,
Le mélange dans l’assiette : De l’efficacité du marquage français, Des « omnivores » distingués, Les manières dans l’absence de manières
Mixité sociale, mixité animale
Conquête des espaces verts : La « communauté » des jardins communautaires, Amis des parcs et amis des chiens
Créer un nouvel espace public : Les jeux animaux de la distinction sociale, Espace public et socialisation canine, Propriétaires immobiliers et propriétaires de chiens
Le South End, un quartier victorien, mixte, artiste, gay friendly et dog friendly
Conclusion : Diversifier pour mieux régner ?
Les photos de la couverture et du cahier central du livre sont de David Binder
Notes
[1] Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les Ghettos du gotha : comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Seuil, 2007
[2] C’est le cas à Manhattan, autour de Greenwich Village, plus récemment du Lower East Side et de Harlem, mais aussi de certains quartiers de Brooklyn
[3] Jean-Claude Passeron, « Attention aux excès de vitesse. Le “nouveau” comme concept sociologique », Esprit, 4, avril 1987, p. 129-134
[4] Olivier Schwartz, « La notion de “classes populaires” », Habilitation à diriger des recherches en sociologie, université de Versailles-Saint-Quentin, 1998. Voir aussi Gérard Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans », in Jean Lojkine, Pierre Cours-Salies et Michel Vakaloulis (dir.), Nouvelles luttes de classes, Paris, PUF, 2006, p. 29-42.
[5] Avec une polarisation accrue, notamment due à l’augmentation du nombre des personnes à fort niveau de revenus, celle-ci étant plus marquée aux États-Unis que dans les pays européens, et notamment la France. Lawrence Mishel, Jared Bernstein et Heidi Shierholz, The State of Working America. 2008-2009, New York, ILR Press, 2009.
[6] Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale dans les grands ensembles », Revue française de sociologie, 11 (1), 1970, p. 3-33.
[7] Dennis Gilbert, The American Class Structure in an Age of Growing Inequality, Belmont, Wadsworth Publishing, 1998.
[8] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
[9] Le terme gay friendly, également utilisé en français, désigne une attitude faite de tolérance et plus encore de sympathie à l’encontre des populations homosexuelles.
http://lmsi.net/De-bons-voisins
À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.
10/12/2011
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