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02/05/2011

“Une épidémie moderne pour préserver notre confort”

Ils sont environ 25.000 sous-traitants à travailler dans les centrales nucléaires françaises, au mépris de leur santé. Entretien avec Cédric Suriré, chercheur en sociologie, qui suit le sujet depuis plusieurs années. 

Cédric Suriré est chercheur en sociologie à l’université de Caen, au sein de laquelle il contribue au Pôle “Risque, Qualité et Environnement durable”. Ses réflexions se portent sur la sous-traitance, notamment au sein du nucléaire, secteur selon lui coupable d’une “maltraitance” sur ces travailleurs fantômes. On évalue de 20.000 à 30.000 personnes selon les années leur nombre, pour 50.000 salariés chez EDF.
Aujourd’hui, quelles sont les conditions de travail dans le nucléaire ? Comment ça se passe dans une centrale ?
Il y a un parc nucléaire avec des usines dites à risque, gérées par une maintenance sous-traitée. Cette sous-traitance permet la mise en place de conditions de travail déréglementées, par le recours massif aux intérimaires et aux CDD et, dans le cas des CDI, qui sont aussi nombreux, par la gestion du travail “par dose”. EDF a mis en place cette sous-traitance pour gérer l’excès de radioactivité qui n’est pas supportable par le personnel statutaire.
Le suivi médical de ces sous-traitants est inexistant : ils forment une population nomadisée, qui va de chantier en chantier, qui change souvent d’employeurs… Et cela permet à EDF de ne pas être responsable de tous les accidents de travail et des maladies professionnelles imputables à l’exposition.

Choisir entre le chômage et la mort programmée

Vous évoquez la “gestion du travail par dose”, en quoi consiste-t-elle ?
Pour un travailleur, on estime que l’exposition limite est de 20 millisieverts (mSv) par an. Suite à la pression redondante des syndicats et de certaines associations de salariés, on a décidé qu’à partir de 16 mSv, il fallait arrêter d’exposer les travailleurs dans les zones à risque.
Le problème est que les travailleurs qui atteignent les 20 mSv sont mis au chômage. Du coup, des stratégies très particulières se mettent en place. Par exemple, certains décident d’enlever leur dosimètre pour ne pas le soumettre aux radiations : leur exposition n’est plus contrôlée.
Ensuite, à partir du moment où le travailleur atteint les 16 mSV, il reste quand même plusieurs questions. Ainsi, celle des faibles expositions quotidiennes. En 2008, une étude du CIRC (Centre international de recherche sur les cancers) a ainsi préconisé de mesurer l’exposition à partir de faibles doses quotidiennes et non plus à partir des niveaux établis à partir des victimes d’Hiroshima. Reste aussi la question d’une exposition considérable en une seule fois, par exemple sur ceux qui reçoivent 5 ou 6 mSv en une exposition.

Intégration et rationalisation du danger

Comment les travailleurs du nucléaires perçoivent leur activité ? Ont-ils conscience du danger, ont-ils le “sens du sacrifice” dont on entend si souvent parler dès qu’il est question d’accident dans une centrale ?
Il y a plusieurs formes de réactions. Dans les années 1990, une chercheur anthropologue avait étudié les “kamikazes” de la Cogema qui, pour dépasser le risque quotidien, allaient en quelque sorte le provoquer. Ils y associaient une valeur virile et positive. C’est un mécanisme de défense individuelle, tout comme le déni de réalité. Dans ce cas là, malgré les différents exposés, malgré les chiffres, le travailleur adopte le discours qui consiste à dire que la dose ne lui fait rien et que pour l’instant, il n’a pas mal et qu’il peut continuer. C’est une rationalisation du danger. Comme les conséquences d’une exposition répétée peuvent se faire ressentir trente ou quarante ans plus tard, ça favorise le processus.

Une médecine du travail “inféodée aux donneurs d’ordre”

Vous avez rapidement évoqué la médecine du travail, inexistante dans le cas des sous-traitants. Comment réagissent les praticiens dans les centrales ? Pourquoi ne font-ils rien ?
Il y a une médecine à deux vitesses dans le parc nucléaire. La première est sur site et propre à EDF. J’ai constaté lors des différents entretiens réalisés qu’une part importante des médecins du travail était inféodée aux donneurs d’ordre – en l’occurrence, EDF. Ils ne s’occupent pas vraiment des sous-traitants, sauf exception : je pense par exemple à Dominique Huez, médecin sur le site de Chinon, qui lutte pour la prise en compte des maladies et des suicides au sein du nucléaire.
Il y a également une médecine interprofessionnelle. Elle visite les salariés par l’intermédiaire des PME auxquelles ils sont rattachés. Mais le suivi est très difficile car les salariés vont partout en France et changent d’entreprises, qui elles-même varient souvent : il arrive qu’elles se regroupent et qu’elles changent de nom.
Par ailleurs, du côté d’EDF et de leurs médecins, on assiste fréquemment en cas de problèmes de santé à des disparitions de dossiers, de suivis gammamétriques. Il y a un an, j’ai ainsi fait un entretien avec un travailleur qui avait été exposé. Il a mis deux ans pour rassembler toutes les pièces de son dossier.
Comment ça se passe : les médecins décident-ils d’eux même de minimiser la situation ou leur donne-t-on des ordres explicites ?
C’est très difficile à savoir, mais les deux doivent jouer. D’une part les médecins qui veulent à un moment soulever le problème constatent que cela pose un problème au niveau de la hiérarchie et vont d’eux-même rationaliser, en se disant que peut-être, la direction n’a pas si tort, que peut-être, la sous-traitance n’est pas un si gros problème… Après, il y a des directives qui passent pas certains intermédiaires et des stratégies de camouflage.

“La structuration d’un risque socialement acceptable”

C’est un sujet grave qui affecte des dizaines de milliers de personnes mais dont on n’entend jamais parler. Pourquoi ?
On a affaire à l’organisation et la structuration d’un risque socialement acceptable. Comme l’amiante. C’est le système de dose établi qui le permet. Ce niveau pourrait être fixé à 10 mSV, à 5 ! Mais à ce moment là, EDF ne pourrait plus exposer ses employés. Du coup, on s’autorise à rendre des gens malades et à faire des morts en suspens pour produire de l’énergie.
Personne ne s’est saisi du problème ?
Il y a un gros souci, c’est que la stratégie syndicale qui aurait pu être mise en place – et qu’on aurait pu attendre vu que ce sont eux qui se saisissent habituellement de ce genre de problèmes – n’existe pas. Les syndicats sont restés en arrière et se cantonnent à défendre l’outil de travail, sauf de temps en temps, avec des tentatives de réappropriation de la question, qui restent des discours de façade.
Certaines associations de défense de la santé des victimes du nucléaire s’organisent. Avec des universitaires, nous avons ainsi fondé “Santé Sous-traitance Nucléaire-Chimie”, qui s’occupe des salariés de ces secteurs – les travailleurs de la chimie sont également exposés, à des produits chimiques. On aide les salariés dans leur démarche et on tente de mettre en avant le problème. Nous sommes partenaires de la Fondation Henri-Pezerat, d’Annie Thébaud-Mony, qui organise des colloques, des publications, et qui produit un mélange de travaux universitaires et syndicaux.
Ces associations parviennent-elles à avoir de la résonance ?
C’est très difficile. D’un point de vue politique, c’est simple : de la droite à la gauche sociale-libérale, on est pro-nucléaire. Seules les tendances écologistes et anarchistes ont des discours critiques sur le sujet.
Ce sont malheureusement des événements comme Fukushima qui vont peut-être permettre une visibilité accrue. C’est dommage. Le laboratoire auquel je suis rattaché, à Caen, existe depuis 1986 et a travaillé sur Tchernobyl, les liquidateurs, etc. Nous avons toujours été classés dans le registre des catastrophistes, des prophètes de malheur, des fous.
Des accidents comme Fukushima permettent-ils aussi de libérer la parole des travailleurs ? Bousculent-ils la vision qu’ils ont de leur activité en leur faisant prendre conscience du risque ?
Chez certaines personnes, comme les lanceurs d’alerte, qui ont pris position auparavant au péril de leur travail, de leur famille, ça a facilité la prise de parole dans les médias, oui. L’un d’entre eux a par exemple témoigné dans un reportage diffusé sur France 3 après Fukushima. Mais cette sortie a provoqué de nombreux problèmes : sa voiture a été caillassée sur le parking du site, la plupart de ses collègues lui ont tourné le dos. Même après l’événement, le problème de l’aliénation au travail reste. Même si les atteintes sont très fortes, ces travailleurs ont encore foi dans leur activité et dans le nucléaire.

“Le résultat d’un simple calcul coût/bénéfice”

Cette croyance dans le nucléaire joue aussi ?
Absolument. Il suffit de voir les déclarations du maire de Dieppe (ndla : site de la construction du réacteur EPR) après que des bruits ont circulé sur un éventuel moratoire sur EPR. Il a nié en bloc. Ce sont des déclarations fortes qui semblent aveugles face à l’ampleur de la catastrophe passée.
Un philosophe allemand, Günther Anders, disait pour la bombe nucléaire, mais c’est applicable au nucléaire seul, que ses conséquences sont “supraliminaires”. Autrement dit, elles dépassent notre imaginaire ; il est impossible de se représenter la réalité de ce danger de cette catastrophe. Si le cœur d’un réacteur de Fukushima était entré en fusion, il faut rappeler que cela aurait était équivalent à 80 fois Tchernobyl ! Mais face à la rationalité à court terme, face à la recherche de profit immédiat, on oublie tout ceci.
Le caractère inodore, incolore, indolore du nucléaire n’arrange rien…
Oui ! C’est un peu comme l’amiante, qui était un peu plus palpable mais qui restait une contamination.
Annie Thébaud-Mony parle de “scandale de santé publique”. Vous partagez cet avis ?
C’est une épidémie moderne, comme l’amiante. Un choix de société pour produire de l’énergie et non démocratique a mené à la production de cette épidémie de cancers.
Pour atteindre le bien-être, pour le confort matériel, l’exposition et la mort d’autant de personnes sont socialement acceptables. C’est le résultat d’un simple calcul coût/bénéfice.

http://owni.fr/2011/04/28/une-epidemie-moderne-pour-preserver-notre-confort/

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