Gavan McCormack
Mars 2011 devrait marquer dans l’histoire japonaise une rupture comparable à celle d’août 1945, signant la mort d’un modèle particulier d’organisation de l’Etat et de l’économie, En août 1945, les champignons atomiques qui avaient éclaté dans le ciel de Hiroshima et de Nagasaki avaient sonné le glas de la guerre dans laquelle les jeunes officiers de l’armée du Kwantung avaient entraîné le Japon quinze ans auparavant. De la même manière, la crainte d’une nouvelle apocalypse nucléaire née du chaos engendré par le tremblement de terre et le tsunami du 11 mars 2011 devrait marquer une rupture avec les choix opérés année après année par l’oligarchie aux affaires depuis l’immédiat après-guerre et dont l’Etat nucléaire est l’œuvre.
A la différence du désastre de 1945, aux causes purement humaines, celui de 2011 a pour origine des phénomènes naturels mais largement aggravés par les décisions des hommes. Les deux catastrophes ont néanmoins ceci en commun qu’elles auront ébranlé le monde.
Durant plusieurs décennies, le « syndrome de Hiroshima », autrement dit : la peur et la répulsion du peuple japonais à l’égard de tout ce qui a trait au nucléaire, avait conduit les autorités nippones à entourer de la plus grande discrétion leur coopération militaire dans le cadre de la stratégie de dissuasion nucléaire des États-Unis. A telle enseigne que les « traités secrets » (mitsuyoku) entérinant cet engagement, et plus particulièrement les accords conclus dans les années 1960 et 1970, n’ont été rendus publics qu’il y a deux ans seulement, lors du changement de pouvoir (1). C’est également dans l’opacité la plus totale, et sans jamais être soumise à la sanction des urnes, qu’a été prise la décision de poursuivre une politique énergétique nationale principalement axée sur le nucléaire. La catastrophe de Fukushima fait éclater au grand jour les manipulations de tous ordres rendues nécessaires par la mise en œuvre d’un tel programme : campagnes publicitaires répétées, dissimulation, mensonge, en particulier en cas d’incident, ou encore désinformation quant aux risques encourus et au niveau de sécurité des systèmes de protection entourant les installations.
Alors qu’aucune voie de sortie de la crise actuelle ne semble se dessiner, il apparaît d’ores et déjà que la démocratie japonaise devra repenser le cadre qui a permis à ses dirigeants d’écraser toute opposition pour conduire le pays au point de rupture où il se trouve. Au-delà de la hantise d’une fusion nucléaire et de ses conséquences sur la santé humaine et l’environnement, ou encore des problèmes causés par les coupures d’électricité, il s’agit bien d’une crise de la gouvernance et de la démocratie. Le temps semble venu pour les citoyens de se frayer un chemin pour reprendre le contrôle de monopoles aux mains d’une classe dirigeante composée de hauts fonctionnaires et d’acteurs politiques ou économiques dont le bilan s’avère calamiteux, pour inventer un mode de gestion des affaires publiques durable et responsable. La recherche de nouvelles formes de production d’énergie et de développement socio-économique – et à terme d’un nouveau modèle – émerge comme l’enjeu majeur que devra demain relever la société japonaise.
Qu’un pays martyr du nucléaire ait embrassé avec une ferveur frôlant parfois l’obsession cette source d’énergie constitue un réel paradoxe. Jouissant d’une position privilégiée et protégée dans l’orbite des Etats-Unis, le Japon est devenu au cours des cinquante dernières années un Etat très fortement nucléarisé et une superpuissance du plutonium. Il est le seul pays non nucléaire militairement à être engagé dans le développement d’usines d’enrichissement et de retraitement d’uranium, ainsi que dans le projet du surgénérateur. Ses dirigeants ont fait le choix de considérer le plus dangereux minerai connu de l’humanité comme une solution magique pour assurer la sécurité énergétique du pays. Et, pendant que la « communauté internationale » concentrait son attention sur la menace émanant de la Corée du Nord, le Japon échappait à la vigilance internationale et poursuivait sa destinée nucléaire.
C’est une dizaine d’années seulement après Hiroshima et Nagasaki, à l’époque des « atomes pour la paix » du président américain Dwight D. Eisenhower, que la commission à l’énergie atomique nippone a commencé à poser ses premiers jalons. Le programme nucléaire de long terme lancé en 1967 incluait déjà le cycle de combustion et le projet de surgénérateur. La production d’énergie nucléaire n’a depuis cessé d’augmenter, pour alimenter une part de plus en plus importante du réseau national. De 3 % de l’énergie produite en 1973 au moment du premier choc pétrolier, elle a progressé jusqu’à 26 % en 2008 et atteint aujourd’hui 29 %. En 2006, le ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie (METI) inaugurait sa « nouvelle politique énergétique » avec pour objectif de faire du Japon une puissance nucléaire (genshiryoku rikkoku). La feuille de route prévoyait le développement du nucléaire, de l’hydroélectricité et d’autres formes d’énergies renouvelables (le nucléaire constituant la plus grande part) afin de parvenir à couvrir 50 % des besoins énergétiques du pays en 2020, 70 % en 2030. Dans le cadre du plan pour les besoins énergétiques de base conçu en 2010, neuf nouveaux réacteurs auraient dû être construits d’ici à 2020 (aucun n’ayant été construit depuis les années 1970) pour un total de quatorze à atteindre en 2030. Dans le même temps, la capacité de rendement des réacteurs existants aurait dû être relevée de 60 % en 2008 à 85 % en 2020 et enfin à 90 % en 2030.
Le rêve d’une énergie éternelle et infinie a inspiré des générations de bureaucrates japonais. A proximité du réacteur au plutonium de Monju, le parc à thème dédié au nucléaire de Tsuruga, « Aquatom Nuclear Theme Park-Science Museum », accueille les visiteurs avec ces mots : « Le Japon est pauvre en ressources naturelles… C’est pourquoi Monju, un réacteur au plutonium, est nécessaire. Car le plutonium peut être utilisé pendant des milliers d’années. »
Des milliards de milliards de yens ont été investis dans des programmes de recherche et développement, tandis que des budgets additionnels colossaux étaient consacrés à la construction de gigantesques complexes industriels. Si les chiffres avancés par la très officielle Fédération des compagnies d’électricité sont fiables, la centrale de Rokkasho, dans le nord de la province du Honshu, aura coûté au terme de ses quarante ans de vie la somme de 19 trillions de yens, ce qui en ferait l’installation nucléaire civile la plus chère du Japon et peut-être même du monde.
Le pays maîtrise la chaîne complète de combustion nucléaire. Il construit des usines de retraitement des déchets, brûle un mélange de plutonium (comme c’est le cas depuis fin 2010 dans le réacteur n° 3 de la centrale de Fukushima Dai-ichi), et stocke de grands volumes de déchets de faible activité. Il s’est en outre engagé dans la mise au point de la surgénération, une technologie si difficile à maîtriser et si coûteuse que tous les autres pays l’ont pour le moment laissée de côté, la considérant comme un rêve hors de portée. De la préparation du combustible à la construction puis à la mise en marche des réacteurs ; de l’extraction des déchets à leur retraitement et à leur stockage, chaque étape du cycle posait problème bien avant que le tsunami ne vienne submerger la centrale de Fukushima.
Une fois la crise passée, ces usines devront être décontaminées puis démantelées. Un chantier qui s’annonce d’ores et déjà difficile et coûteux. Le processus devrait en outre s’étaler sur plusieurs années, au moins une décennie. Dans le même temps il faudra trouver un moyen de compenser le manque à gagner en termes de production d’électricité. Les centrales seront-elles recouvertes d’un sarcophage de béton comme ce fut le cas pour Tchernobyl ? Dans tous les cas, il y a fort à parier qu’elles deviendront un mémorial aux erreurs dévastatrices commises par le Japon nucléaire de l’après-guerre.
Avant Fukushima, d’autres complexes parmi les plus connus avaient déjà suscité les plus vives inquiétudes. Le 16 juillet 2007, la plus grande centrale nucléaire du monde, celle de Kashiwazaki à Niigata, dont les sept réacteurs génèrent 8 000 mégawatts (MW), avait résisté à un séisme d’une magnitude de 6,8 alors qu’elle n’avait pas été conçue pour supporter une secousse d’une telle force. L’incident avait été l’occasion de découvrir que les structures avaient été édifiées sur une faille jamais détectée auparavant. Si, dans ce cas, le pire a pu être évité, des dysfonctionnements ont cependant été constatés : conduits éventrés, incendies et rejet de particules radioactives dans la mer et l’atmosphère. L’usine Hamaoka de Shizuoka, à 190 kilomètres au sud-ouest de Tokyo, compte cinq réacteurs. Elle est elle aussi construite dans une zone sismique (à la jonction des plaques eurasienne, pacifique philippine et nord-américaine) dont les sismologues préviennent qu’elle devrait bouger dans un avenir proche. A cela, l’opérateur du site répond que toutes les dispositions sont prises pour résister à un tremblement de terre de 8,5, ce qui correspond à la magnitude la plus importante enregistrée dans la région. Le séisme de force 9 qui a frappé Fukushima a, en quelques minutes, rendu ces dernières estimations caduques. Si un tel événement devait se produire à Hamaoka, ce sont trente millions de personnes qu’il faudrait évacuer.
A l’heure actuelle, un autre projet soulève la controverse. Deux réacteurs devraient en effet être implantés à Kaminoseki, une petite commune de 3 700 habitants située au sud du parc naturel de la mer Intérieure, à 80 kilomètres de Hiroshima. Le début des travaux est annoncé pour 2018 pour l’un et 2022 pour l’autre. Après trente ans de délais et de reports principalement dus à la forte opposition de la population locale, notamment de la part de la petite communauté de pêcheurs de l’île d’Iwaishima, située à quatre kilomètres au large de la future centrale, le défrichement du site et le remblaiement de zones maritimes a commencé en 2010. Depuis, les incidents entre bateaux de pêche, canoës, kayaks et les bateaux de la société n’ont cessé de se multiplier. A la lumière des récents événements, il apparaît difficilement imaginable que le gouvernement choisisse aujourd’hui d’intervenir pour faire taire les protestataires. A l’inverse, le préfet de région est récemment intervenu pour demander l’arrêt du chantier.
La centrale de Rokkasho, au nord de Fukushima dans le département d’Aomori, regroupe sur le même site production d’énergie, retraitement, enrichissement et stockage des déchets. Cela en fait le plus grand centre nucléaire civil du monde. Son unité de retraitement peut convertir 800 tonnes de déchets par an. A cela viennent s’ajouter chaque année huit tonnes (l’équivalent de 1 000 têtes de missiles nucléaires) de plutonium pur utilisable à des fins militaires. Après de nombreux contretemps, le retraitement a finalement débuté en 2006 à titre expérimental, sans jusqu’à présent atteindre son plein régime en termes de rendement commercial. Une autre unité de retraitement, celle de Tokaimura, est fermée depuis 1999 à la suite d’un accident survenu au niveau du surgénérateur qui avait causé l’irradiation de centaines de personnes et tué deux ouvriers. Depuis, les déchets s’accumulent. La plupart sont stockés, comme à Fukushima, autour du réacteur dont ils sont extraits.
Dans le cas de Rokkasho, même si le retraitement devait commencer prochainement, le procédé ne pourrait concerner qu’une infime partie des résidus accumulés au fil des ans. Ceux-ci étaient estimés à 12 600 tonnes en 2006. La question des déchets japonais, y compris le plutonium (le Japon détient un cinquième des stocks mondiaux de plutonium à usage civil), continuera donc d’exiger réponses et prise en charge.
Les déchets de faible activité sont conservés dans des fûts de 200 litres. Dans certains cas, ceux-ci sont entreposés sur le site même des réacteurs, dans d’autres, ils sont acheminés vers le dépôt souterrain de Rokkasho, conçu pour recevoir trois millions de fûts. Les quarante cavités, d’une capacité de dix mille conteneurs chacune, creusées sur le site seront ensuite recouvertes de terre et devront être placées sous bonne garde pendant trois cents ans. Les montagnes artificielles ainsi formées pousseront alors comme autant de champignons vénéneux dans ce coin rural et tranquille de la région d’Aomori.
Les déchets de haute activité sont vitrifiés et déposés dans des conteneurs avant d’être retournés à Rokkasho, où ils sont stockés pour une durée de trente à cinquante ans en attendant que leur température descende lentement de 500 à 200 degrés. C’est seulement à ces conditions qu’ils pourront être ensevelis à plus de 300 mètres de profondeur. Leurs radiations mettront plusieurs millénaires à se dissiper.
Le combustible mixte d’oxyde d’uranium et de plutonium (MOX) utilisé dans le réacteur n° 3 de la centrale de Fukushima constitue une manière de réutiliser le plutonium sans le convertir en déchet, mais au contraire en l’intégrant activement au cycle énergétique éternel. Les surgénérateurs apportent également une solution au problème de l’accumulation du plutonium. Ils permettent en effet de « générer », c’est-à dire de produire une quantité plus importante que celle introduite au départ, un plutonium pur de très haute qualité. Les risques et les coûts liés à cette technologie sont si importants que le Japon est aujourd’hui le seul pays à poursuivre dans cette voie en dépit des piètres résultats obtenus (3). Le prototype de surgénérateur de Monju, implanté à Tsuruga, dans le département de Fukui sur la côte occidentale, a dû être fermé en 1995 à la suite de la tentative de camoufler un incendie par négligence survenu en raison de fuites de sodium. Le jugement rendu dans cette affaire par la Cour suprême en 2003 avait autorisé la réouverture du site, mais des difficultés techniques ont empêché d’en reprendre l’exploitation. Selon les prévisions actuelles, le surgénérateur devrait être opérationnel en 2050, soit avec soixante-dix ans de retard sur l’objectif initial, et Monju devrait être remplacé par une nouvelle centrale à l’horizon 2030. Tout ceci pour un coût d’un trillion de yens.
Malgré la catastrophe qui continue de menacer, la sortie du nucléaire n’est pas pour demain. La classe dirigeante continuera à poursuivre ses rêves de leadership mondial. Elle continuera aussi à envisager le nucléaire comme une énergie propre et illimitée capable de résoudre le problème du réchauffement climatique, et souhaitera le maintien d’une force nucléaire dissuasive (bras armé des Etats-Unis dans le Pacifique). Pour une grande partie de la population, en revanche, les attentes sont tout autres. De plus en plus de voix s’élèvent pour en appeler à l’émergence d’un processus de décision réellement démocratique, à la fin du nucléaire militaire et à la programmation d’une sortie du nucléaire civil. Les aspirations portent aussi sur le développement des énergies renouvelables, la fin des émissions de gaz à effets de serre, et le recyclage des matériaux existants.
Dans l’épreuve de force qui oppose une bureaucratie fermement attachée à un Japon nucléaire et une société civile impatiente de voir émerger une nouvelle donne sociale, économique et écologique, il y aura eu un avant et un après 11-Mars.
(1) Cf Martine Bulard, « Mikado diplomatique au pays du Soleil-Levant », Le Monde diplomatique, juin 2010.
(2) « Meltdown grow more likely at the Fukushima reactors », Z-Net, 14 mars 2011.
(3) Lire dans Le Monde diplomatique d’avril, l’article de Christine Bergé sur le démantèlement de Superphénix, en France.
A la différence du désastre de 1945, aux causes purement humaines, celui de 2011 a pour origine des phénomènes naturels mais largement aggravés par les décisions des hommes. Les deux catastrophes ont néanmoins ceci en commun qu’elles auront ébranlé le monde.
Durant plusieurs décennies, le « syndrome de Hiroshima », autrement dit : la peur et la répulsion du peuple japonais à l’égard de tout ce qui a trait au nucléaire, avait conduit les autorités nippones à entourer de la plus grande discrétion leur coopération militaire dans le cadre de la stratégie de dissuasion nucléaire des États-Unis. A telle enseigne que les « traités secrets » (mitsuyoku) entérinant cet engagement, et plus particulièrement les accords conclus dans les années 1960 et 1970, n’ont été rendus publics qu’il y a deux ans seulement, lors du changement de pouvoir (1). C’est également dans l’opacité la plus totale, et sans jamais être soumise à la sanction des urnes, qu’a été prise la décision de poursuivre une politique énergétique nationale principalement axée sur le nucléaire. La catastrophe de Fukushima fait éclater au grand jour les manipulations de tous ordres rendues nécessaires par la mise en œuvre d’un tel programme : campagnes publicitaires répétées, dissimulation, mensonge, en particulier en cas d’incident, ou encore désinformation quant aux risques encourus et au niveau de sécurité des systèmes de protection entourant les installations.
Alors qu’aucune voie de sortie de la crise actuelle ne semble se dessiner, il apparaît d’ores et déjà que la démocratie japonaise devra repenser le cadre qui a permis à ses dirigeants d’écraser toute opposition pour conduire le pays au point de rupture où il se trouve. Au-delà de la hantise d’une fusion nucléaire et de ses conséquences sur la santé humaine et l’environnement, ou encore des problèmes causés par les coupures d’électricité, il s’agit bien d’une crise de la gouvernance et de la démocratie. Le temps semble venu pour les citoyens de se frayer un chemin pour reprendre le contrôle de monopoles aux mains d’une classe dirigeante composée de hauts fonctionnaires et d’acteurs politiques ou économiques dont le bilan s’avère calamiteux, pour inventer un mode de gestion des affaires publiques durable et responsable. La recherche de nouvelles formes de production d’énergie et de développement socio-économique – et à terme d’un nouveau modèle – émerge comme l’enjeu majeur que devra demain relever la société japonaise.
Qu’un pays martyr du nucléaire ait embrassé avec une ferveur frôlant parfois l’obsession cette source d’énergie constitue un réel paradoxe. Jouissant d’une position privilégiée et protégée dans l’orbite des Etats-Unis, le Japon est devenu au cours des cinquante dernières années un Etat très fortement nucléarisé et une superpuissance du plutonium. Il est le seul pays non nucléaire militairement à être engagé dans le développement d’usines d’enrichissement et de retraitement d’uranium, ainsi que dans le projet du surgénérateur. Ses dirigeants ont fait le choix de considérer le plus dangereux minerai connu de l’humanité comme une solution magique pour assurer la sécurité énergétique du pays. Et, pendant que la « communauté internationale » concentrait son attention sur la menace émanant de la Corée du Nord, le Japon échappait à la vigilance internationale et poursuivait sa destinée nucléaire.
C’est une dizaine d’années seulement après Hiroshima et Nagasaki, à l’époque des « atomes pour la paix » du président américain Dwight D. Eisenhower, que la commission à l’énergie atomique nippone a commencé à poser ses premiers jalons. Le programme nucléaire de long terme lancé en 1967 incluait déjà le cycle de combustion et le projet de surgénérateur. La production d’énergie nucléaire n’a depuis cessé d’augmenter, pour alimenter une part de plus en plus importante du réseau national. De 3 % de l’énergie produite en 1973 au moment du premier choc pétrolier, elle a progressé jusqu’à 26 % en 2008 et atteint aujourd’hui 29 %. En 2006, le ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie (METI) inaugurait sa « nouvelle politique énergétique » avec pour objectif de faire du Japon une puissance nucléaire (genshiryoku rikkoku). La feuille de route prévoyait le développement du nucléaire, de l’hydroélectricité et d’autres formes d’énergies renouvelables (le nucléaire constituant la plus grande part) afin de parvenir à couvrir 50 % des besoins énergétiques du pays en 2020, 70 % en 2030. Dans le cadre du plan pour les besoins énergétiques de base conçu en 2010, neuf nouveaux réacteurs auraient dû être construits d’ici à 2020 (aucun n’ayant été construit depuis les années 1970) pour un total de quatorze à atteindre en 2030. Dans le même temps, la capacité de rendement des réacteurs existants aurait dû être relevée de 60 % en 2008 à 85 % en 2020 et enfin à 90 % en 2030.
Le rêve d’une énergie éternelle et infinie a inspiré des générations de bureaucrates japonais. A proximité du réacteur au plutonium de Monju, le parc à thème dédié au nucléaire de Tsuruga, « Aquatom Nuclear Theme Park-Science Museum », accueille les visiteurs avec ces mots : « Le Japon est pauvre en ressources naturelles… C’est pourquoi Monju, un réacteur au plutonium, est nécessaire. Car le plutonium peut être utilisé pendant des milliers d’années. »
Des milliards de milliards de yens ont été investis dans des programmes de recherche et développement, tandis que des budgets additionnels colossaux étaient consacrés à la construction de gigantesques complexes industriels. Si les chiffres avancés par la très officielle Fédération des compagnies d’électricité sont fiables, la centrale de Rokkasho, dans le nord de la province du Honshu, aura coûté au terme de ses quarante ans de vie la somme de 19 trillions de yens, ce qui en ferait l’installation nucléaire civile la plus chère du Japon et peut-être même du monde.
Le pays maîtrise la chaîne complète de combustion nucléaire. Il construit des usines de retraitement des déchets, brûle un mélange de plutonium (comme c’est le cas depuis fin 2010 dans le réacteur n° 3 de la centrale de Fukushima Dai-ichi), et stocke de grands volumes de déchets de faible activité. Il s’est en outre engagé dans la mise au point de la surgénération, une technologie si difficile à maîtriser et si coûteuse que tous les autres pays l’ont pour le moment laissée de côté, la considérant comme un rêve hors de portée. De la préparation du combustible à la construction puis à la mise en marche des réacteurs ; de l’extraction des déchets à leur retraitement et à leur stockage, chaque étape du cycle posait problème bien avant que le tsunami ne vienne submerger la centrale de Fukushima.
Un mémorial aux désastres
Jusqu’au 11 mars 2011, le Japon comptait cinquante-quatre réacteurs en activité. Et le choix de stocker des déchets très puissamment toxiques d’une durée de vie aussi longue dans des piscines situées à côté des réacteurs s’est révélé être une erreur fatale. Selon Robert Alvarez (2), les piscines de décontamination présenteraient une radioactivité de cinq à dix fois supérieure à celle relevée au cœur du réacteur. « Un seul de ces bassins, affirme-t-il, contient une concentration de césium 137 supérieure à celle libérée par l’ensemble des essais nucléaires conduits dans l’hémisphère Nord. » Et de poursuivre : « Les émanations de césium 137 consécutives à un incendie rendraient une région plus vaste que celle de Tchernobyl inhabitable. » Dislocation survenue sous le coup de l’impact du séisme ou fuites dues à l’effondrement de la structure ? Quoi qu’il en soit, les crayons de combustibles de plusieurs des usines ont été partiellement exposés, et il y a eu des feux, dont les conséquences restent à évaluer. Quant à l’amorce de refroidissement, elle n’a été réalisée qu’au prix d’immenses efforts et pour des résultats limités, en utilisant de l’eau de mer déversée au moyen de lances à incendie, larguée depuis des hélicoptères, puis finalement en parvenant in extremis à réamorcer des pompes.Une fois la crise passée, ces usines devront être décontaminées puis démantelées. Un chantier qui s’annonce d’ores et déjà difficile et coûteux. Le processus devrait en outre s’étaler sur plusieurs années, au moins une décennie. Dans le même temps il faudra trouver un moyen de compenser le manque à gagner en termes de production d’électricité. Les centrales seront-elles recouvertes d’un sarcophage de béton comme ce fut le cas pour Tchernobyl ? Dans tous les cas, il y a fort à parier qu’elles deviendront un mémorial aux erreurs dévastatrices commises par le Japon nucléaire de l’après-guerre.
Avant Fukushima, d’autres complexes parmi les plus connus avaient déjà suscité les plus vives inquiétudes. Le 16 juillet 2007, la plus grande centrale nucléaire du monde, celle de Kashiwazaki à Niigata, dont les sept réacteurs génèrent 8 000 mégawatts (MW), avait résisté à un séisme d’une magnitude de 6,8 alors qu’elle n’avait pas été conçue pour supporter une secousse d’une telle force. L’incident avait été l’occasion de découvrir que les structures avaient été édifiées sur une faille jamais détectée auparavant. Si, dans ce cas, le pire a pu être évité, des dysfonctionnements ont cependant été constatés : conduits éventrés, incendies et rejet de particules radioactives dans la mer et l’atmosphère. L’usine Hamaoka de Shizuoka, à 190 kilomètres au sud-ouest de Tokyo, compte cinq réacteurs. Elle est elle aussi construite dans une zone sismique (à la jonction des plaques eurasienne, pacifique philippine et nord-américaine) dont les sismologues préviennent qu’elle devrait bouger dans un avenir proche. A cela, l’opérateur du site répond que toutes les dispositions sont prises pour résister à un tremblement de terre de 8,5, ce qui correspond à la magnitude la plus importante enregistrée dans la région. Le séisme de force 9 qui a frappé Fukushima a, en quelques minutes, rendu ces dernières estimations caduques. Si un tel événement devait se produire à Hamaoka, ce sont trente millions de personnes qu’il faudrait évacuer.
A l’heure actuelle, un autre projet soulève la controverse. Deux réacteurs devraient en effet être implantés à Kaminoseki, une petite commune de 3 700 habitants située au sud du parc naturel de la mer Intérieure, à 80 kilomètres de Hiroshima. Le début des travaux est annoncé pour 2018 pour l’un et 2022 pour l’autre. Après trente ans de délais et de reports principalement dus à la forte opposition de la population locale, notamment de la part de la petite communauté de pêcheurs de l’île d’Iwaishima, située à quatre kilomètres au large de la future centrale, le défrichement du site et le remblaiement de zones maritimes a commencé en 2010. Depuis, les incidents entre bateaux de pêche, canoës, kayaks et les bateaux de la société n’ont cessé de se multiplier. A la lumière des récents événements, il apparaît difficilement imaginable que le gouvernement choisisse aujourd’hui d’intervenir pour faire taire les protestataires. A l’inverse, le préfet de région est récemment intervenu pour demander l’arrêt du chantier.
Quand l’Agence internationale de l’énergie réclamait un moratoire
Les réacteurs nucléaires génèrent de grandes quantités de déchets qui doivent être stockés ou retraités. Depuis 1992, les déchets à haute teneur en radioactivité sont retraités dans les usines de Sellafield en Angleterre et de la Hague en Normandie. Chaque cargaison acheminée vers ces destinations contient une concentration de plutonium équivalente à dix-sept bombes atomiques. L’ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), M. Mohammad El-Baradei, considérait le retraitement comme un processus si dangereux qu’il ne pouvait être effectué que strictement encadré par des règles internationales. Il avait en outre demandé au Japon un moratoire de cinq ans sur l’enrichissement et le retraitement. Une injonction que le Japon avait ignorée, considérant que la mesure devrait s’appliquer aux nouveaux projets et non pas aux centrales opérationnelles depuis des décennies.La centrale de Rokkasho, au nord de Fukushima dans le département d’Aomori, regroupe sur le même site production d’énergie, retraitement, enrichissement et stockage des déchets. Cela en fait le plus grand centre nucléaire civil du monde. Son unité de retraitement peut convertir 800 tonnes de déchets par an. A cela viennent s’ajouter chaque année huit tonnes (l’équivalent de 1 000 têtes de missiles nucléaires) de plutonium pur utilisable à des fins militaires. Après de nombreux contretemps, le retraitement a finalement débuté en 2006 à titre expérimental, sans jusqu’à présent atteindre son plein régime en termes de rendement commercial. Une autre unité de retraitement, celle de Tokaimura, est fermée depuis 1999 à la suite d’un accident survenu au niveau du surgénérateur qui avait causé l’irradiation de centaines de personnes et tué deux ouvriers. Depuis, les déchets s’accumulent. La plupart sont stockés, comme à Fukushima, autour du réacteur dont ils sont extraits.
Dans le cas de Rokkasho, même si le retraitement devait commencer prochainement, le procédé ne pourrait concerner qu’une infime partie des résidus accumulés au fil des ans. Ceux-ci étaient estimés à 12 600 tonnes en 2006. La question des déchets japonais, y compris le plutonium (le Japon détient un cinquième des stocks mondiaux de plutonium à usage civil), continuera donc d’exiger réponses et prise en charge.
Les déchets de faible activité sont conservés dans des fûts de 200 litres. Dans certains cas, ceux-ci sont entreposés sur le site même des réacteurs, dans d’autres, ils sont acheminés vers le dépôt souterrain de Rokkasho, conçu pour recevoir trois millions de fûts. Les quarante cavités, d’une capacité de dix mille conteneurs chacune, creusées sur le site seront ensuite recouvertes de terre et devront être placées sous bonne garde pendant trois cents ans. Les montagnes artificielles ainsi formées pousseront alors comme autant de champignons vénéneux dans ce coin rural et tranquille de la région d’Aomori.
Les déchets de haute activité sont vitrifiés et déposés dans des conteneurs avant d’être retournés à Rokkasho, où ils sont stockés pour une durée de trente à cinquante ans en attendant que leur température descende lentement de 500 à 200 degrés. C’est seulement à ces conditions qu’ils pourront être ensevelis à plus de 300 mètres de profondeur. Leurs radiations mettront plusieurs millénaires à se dissiper.
Le combustible mixte d’oxyde d’uranium et de plutonium (MOX) utilisé dans le réacteur n° 3 de la centrale de Fukushima constitue une manière de réutiliser le plutonium sans le convertir en déchet, mais au contraire en l’intégrant activement au cycle énergétique éternel. Les surgénérateurs apportent également une solution au problème de l’accumulation du plutonium. Ils permettent en effet de « générer », c’est-à dire de produire une quantité plus importante que celle introduite au départ, un plutonium pur de très haute qualité. Les risques et les coûts liés à cette technologie sont si importants que le Japon est aujourd’hui le seul pays à poursuivre dans cette voie en dépit des piètres résultats obtenus (3). Le prototype de surgénérateur de Monju, implanté à Tsuruga, dans le département de Fukui sur la côte occidentale, a dû être fermé en 1995 à la suite de la tentative de camoufler un incendie par négligence survenu en raison de fuites de sodium. Le jugement rendu dans cette affaire par la Cour suprême en 2003 avait autorisé la réouverture du site, mais des difficultés techniques ont empêché d’en reprendre l’exploitation. Selon les prévisions actuelles, le surgénérateur devrait être opérationnel en 2050, soit avec soixante-dix ans de retard sur l’objectif initial, et Monju devrait être remplacé par une nouvelle centrale à l’horizon 2030. Tout ceci pour un coût d’un trillion de yens.
Erreurs humaines et pratiques frauduleuses
Le Japon est aujourd’hui la victime des erreurs d’appréciation désastreuses et des pratiques frauduleuses qui ont émaillé son histoire depuis un demi-siècle. De la falsification de documents à la fabrication de rapports, en passant par la mystification des inspecteurs de la sûreté nucléaire, la minimisation des risques et le manque total de transparence concernant les incidents et les arrêts d’urgence, aucune forfaiture n’aura été négligée pour poursuivre dans la voie choisie. Voir l’un des pays les plus avancés du point de vue scientifique comme du point de vue technologique en être réduit à tenter de stopper un processus de fusion nucléaire par des moyens aussi dérisoires que des lances à eau et des seaux, conduit le peuple japonais, et avec lui les peuples du monde entier, à s’interroger. Quel pays, parmi tous ceux à qui les Etats-Unis ont promis une renaissance nucléaire, serait capable de faire mieux dans de telles circonstances ?Malgré la catastrophe qui continue de menacer, la sortie du nucléaire n’est pas pour demain. La classe dirigeante continuera à poursuivre ses rêves de leadership mondial. Elle continuera aussi à envisager le nucléaire comme une énergie propre et illimitée capable de résoudre le problème du réchauffement climatique, et souhaitera le maintien d’une force nucléaire dissuasive (bras armé des Etats-Unis dans le Pacifique). Pour une grande partie de la population, en revanche, les attentes sont tout autres. De plus en plus de voix s’élèvent pour en appeler à l’émergence d’un processus de décision réellement démocratique, à la fin du nucléaire militaire et à la programmation d’une sortie du nucléaire civil. Les aspirations portent aussi sur le développement des énergies renouvelables, la fin des émissions de gaz à effets de serre, et le recyclage des matériaux existants.
Dans l’épreuve de force qui oppose une bureaucratie fermement attachée à un Japon nucléaire et une société civile impatiente de voir émerger une nouvelle donne sociale, économique et écologique, il y aura eu un avant et un après 11-Mars.
(1) Cf Martine Bulard, « Mikado diplomatique au pays du Soleil-Levant », Le Monde diplomatique, juin 2010.
(2) « Meltdown grow more likely at the Fukushima reactors », Z-Net, 14 mars 2011.
(3) Lire dans Le Monde diplomatique d’avril, l’article de Christine Bergé sur le démantèlement de Superphénix, en France.
1 comentário:
Vous écrivez : "De 3 % de l’énergie produite en 1973 au moment du premier choc pétrolier, elle a progressé jusqu’à 26 % en 2008 et atteint aujourd’hui 29 %."
Il ne s'agit pas d'énergie produite mais d'électricité produite !
La France, par exemple, produit de 75 à 80% d'électricité d'origine nucléaire (part la plus importante du monde), ce qui revient à environ 17% de l'énergie produite dans l'Hexagone.
L'énergie produite d'origine nucléaire dans le monde correspond de 2 à 6% selon les sources.
Dit autrement, environ 96% de l'énergie produite dans le monde n'est pas d'origine nucléaire ... Il est donc tout à fait possible de s'en passer.
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