Olivier Cyran
Augmenter les salaires en Europe « serait la dernière des bêtises à faire », sermonnait M. Jean-Claude Trichet le 20 février sur Europe 1. Pour le patron de la Banque centrale européenne (BCE), il ne fait aucun doute en effet que le « grand succès » de l’Allemagne en matière de « réduction du chômage » s’explique par la frugalité salariale de ses travailleurs : « depuis la création de la zone euro », les fiches de paie dans la fonction publique n’ont augmenté que de 17 % outre-Rhin, contre « environ 35 % » en France. Or le taux de chômage est tombé à 6,7 % chez nos voisins quand il caracole à près de 10 % dans l’Hexagone. La conclusion s’impose : emploi rime avec austérité.
Mais aussi avec précarité. Comme le rappelle Dominique Vidal en ouverture de la nouvelle livraison de Manière de voir (1), « 43 % des emplois créés en 2010 étaient intérimaires, 42 % à durée déterminée (CDD) et 15 % à durée indéterminée (CDI). Et l’on compte officiellement 13 % de pauvres dans les anciens Länder, 19 % dans les nouveaux et, globalement, 25 % parmi les moins de 25 ans ». Deuxième pays exportateur, l’Allemagne ne vend pas seulement des voitures, mais aussi le carburant idéologique qui alimente la dérégulation à l’échelle européenne. Ses exploits commerciaux ne constituent pourtant qu’une « victoire à la Pyrrhus », ainsi que le montre Till Van Treeck. Pour que Berlin écoule sa marchandise, il faut que « tous ses partenaires continuent de creuser leurs déficits commerciaux » — lesquels, en produisant de la dette extérieure, fragilisent leur solvabilité et les « exposent à la spéculation financière ».
Pour remettre en perspective les ingrédients de ce « modèle », il n’est pas inutile d’en revenir à la chute du Mur. Selon un évangile toujours en vigueur, l’absorption de l’Est par l’Ouest aurait durement pénalisé l’économie allemande, obligeant le gouvernement de M. Helmut Kohl à réduire les prestations sociales. Pourtant, explique Jay Rowell (« Les vrais profiteurs de l’unification »), « les profits des entreprises allemandes ont presque doublé dans les cinq ans qui ont suivi l’unification ». Cette « reconstruction » a fourni à Berlin une occasion historique de démanteler l’Etat-providence, de privatiser les services publics, de déréguler le marché du travail et de réduire de neuf points l’impôt sur les sociétés (Laurent Carroué, « Restructuration libérale à marche forcée »). Les « paysages en fleur » promis par M. Kohl verront éclore un élan de nostalgie pour la défunte République démocratique allemande (RDA) (Peter Linden, Dominique Vidal et Benjamin Wuttke, « L’Ostalgie, pourquoi ? ») ainsi qu’une flambée d’attentats racistes (Brigitte Pätzold, « A Solingen, les Turcs n’ont pas oublié »).
Arrivé au pouvoir en 1998 à la tête d’une coalition « rouge-verte », le social-démocrate Gerhard Schröder améliore encore ce « modèle » en allégeant l’impôt pour les plus riches et en instaurant le dispositif d’assurance-chômage le plus coercitif d’Europe. En février 2008, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) constatait que « les inégalités sociales et la pauvreté se sont développées plus vite en Allemagne que dans n’importe quel autre pays de l’OCDE ». La politique turbo-libérale du prédécesseur de Mme Angela Merkel a beau écœurer ses électeurs (Matthias Greffrath, « La chute de la maison SPD ») et stimuler la dissidence de gauche (Peter Linden, « Die Linke bouscule le paysage politique »), elle reste un exemple à suivre pour les aumôniers de la « bonne gestion ».
(1) Manière de voir, n° 116, « Allemagne, histoire d’une ambition, 1949-2011 », avril-mai 2011, 7,50 euros. A noter, la cartographie et la série de dessins originaux de Stéphane Richard, dit Ordmüd. En vente chez votre marchand de journaux.
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