Nadia Djabali
La France serait moins compétitive que l’Allemagne. Medef et gouvernement français mettent en cause des cotisations sociales trop lourdes imputables… aux 35 heures. Mais ce qui se cache derrière les pseudos analyses économiques qu’ils proposent, c’est la ferme volonté de faire plier la protection sociale et le droit du travail. Enquête sur une série de contrevérités.
Photo : owni politics
L’année 2011 s’annonce sportive pour les salariés français. Sous prétexte de dénoncer les 35 heures, une grande opération de communication politique veut les convaincre que non seulement ils ne travaillent pas assez, mais qu’en plus leur travail coûte trop cher. L’issue du conflit sur la réforme des retraites a redonné de l’énergie à ceux qui veulent en découdre avec ce qui s’apparente à la protection sociale. Dont le coût est considéré comme un manque à gagner par les actionnaires des entreprises. De Manuel Valls à Laurence Parisot, en passant par Jean-François Copé, la réduction du temps de travail est dénoncée comme étant la source du manque de compétitivité français et de l’irrésistible ascension de la courbe du chômage. À coups de comparaison avec l’Allemagne, le personnel politique s’étrangle devant la situation catastrophique dans laquelle la France s’enliserait inexorablement.
Ce raisonnement alarmiste s’appuie sur une sélection d’indicateurs qui abondent dans ce sens. Même si d’autres statistiques émanant de grands organismes économiques viennent les contredire. Eurostat a ainsi publié en décembre 2010 des statistiques erronées sur le temps et le coût du travail en France. L’erreur provenait de l’Insee qui avait surévalué l’impact des RTT. Ces chiffres ont été repris par la présidente du Medef, Laurence Parisot, dans son point presse de janvier. Elle explique que le déficit de compétitivité de la France est dû aux 35 h et à un coût du travail bien plus élevé en France qu’en Allemagne. Résultat ? Une valse aux statistiques sur le coût du travail, début 2011.
Une main-d’œuvre toujours trop payée
Pour l’Institut d’étude économiques Coe-Rexecode, proche du patronat, le coût horaire de main-d’œuvre a augmenté d’environ 30% en France entre 2000 et 2008 contre 15% en Allemagne sur la même période. Ce coût horaire se situe, selon l’institut, à 33,2 euros fin 2009 en France, contre 30,6 euros en Allemagne. Pour le Medef, le coût de la main-d’œuvre serait de 37,2 euros en France au troisième trimestre 2010, contre 30,2 euros en Allemagne (on sait maintenant que ces chiffres sont faux !). Au ministère de l’Économie, Christine Lagarde estime que le coût du travail « tourne autour de 31 euros en France contre 27,50 euros en Allemagne ». Tant d’écart laisse songeur sur la fiabilité des outils utilisés et sur leur interprétation possible ! Pendant qu’experts et politiques se disputent à coup de statistiques, d’autres indicateurs sont passés inaperçus : qui s’est intéressé à la rémunération moyenne des dix patrons les mieux payés de France ? 2.070 euros de l’heure pour l’année 2009 [1]… Mais là n’est visiblement pas le problème pour les « experts » du travail !
Autres données : selon l’OCDE, les Français consacrent à leur activité professionnelle 1.554 heures dans l’année, et les Allemands 1.390 heures. Si l’Allemagne n’a pas réduit le temps de travail des salariés à temps plein, elle a par contre massivement développé le temps partiel : 22% des salariés allemands travaillent à temps partiel, contre 13% des salariés français. Pourquoi Laurence Parisot n’a-t-elle pas mis ces chiffres en avant ?
Le coût du travail, un enjeu pour les présidentielles
« Je considère qu’il n’est pas de sujets tabous. Et je le dis d’autant plus clairement que la crise a changé la donne. La question du coût du travail, la question de la compétitivité de nos entreprises sont de véritables questions que nous ne pouvons mettre de côté », a déclaré Nicolas Sarkozy lors de ses vœux aux partenaires sociaux. Du côté du Medef, on annonce déjà que le coût du travail sera un enjeu important de la future élection présidentielle : « Nous ne pouvons pas séparer la question du coût du travail de celle des réformes structurelles que nous devons mener, notamment sur le financement et la gestion, j’insiste, financement et gestion, de notre système de protection sociale », a martelé Laurence Parisot. Et la thématique des 35 h devient prétexte pour aborder cette question du coût du travail. Et de là, évidemment, celle du transfert des cotisations patronales vers l’ensemble des contribuables.
« Ce que nous appelons main-d’œuvre dans les définitions Eurostat, précise la présidente du Medef, c’est l’ensemble de la population salariée, quel que soit le niveau et le statut de salariat. Donc, cela va de l’ouvrier jusqu’au cadre ». Traduction : comme les bas salaires sont quasiment exonérés de cotisations patronales, il faudrait s’attaquer aux cotisations des emplois qualifiés. En conclusion, la présidente du Medef préconise pour lutter contre le manque de compétitivité des entreprises française, de réduire les cotisations patronales et « de passer à une durée conventionnelle [du temps de travail] à la place d’une durée légale ». Ou comment démanteler pas à pas le droit du travail…
Moins de cotisations pour les entreprises, plus d’impôts pour le contribuable
En janvier, le cabinet Coe-Rexecode a remis une étude à Eric Besson, ministre de l’Industrie, sur les raisons du déficit de compétitivité de l’industrie française face à l’industrie allemande. Les conclusions de ce rapport sont un véritable inventaire des mesures prônées par la droite néolibérale. Si le cabinet a émis des doutes sur la fiabilité des statistiques d’Eurostat, les solutions prônées par son étude sont très proches de celles demandées par Laurence Parisot.
La première cause du manque de compétitivité de la France par rapport à l’Allemagne, selon le cabinet : les coûts de production trop élevés en France. Sa préconisation ? Une baisse rapide de 5% à 10% des coûts de production dans l’industrie française grâce à une réduction des cotisations sociales. Une diminution « compensée autant que possible par une réduction significative des dépenses publiques ». Évidemment. Pour Michel Didier, président de Coe-Rexecode, il faut diminuer les cotisations sociales et taxes de 10 à 15 milliards d’euros, et compenser en augmentant la TVA et la CSG. L’ensemble des contribuables devrait donc supporter les ristournes faites aux entreprises. La France consacre déjà 22 milliards d’euros pour baisser les cotisations sur les salaires situés entre 1 et 1,6 Smic. Ces exonérations n’ont pas prouvé leur efficacité en terme d’emploi ou de compétitivité, mais cela ne suffit pas à nos experts. Et que ces exonérations aient un impact significatif sur le déficit public ne les gêne en rien.
Des réformes pour augmenter la compétitivité
Comme Laurence Parisot, le cabinet Coe-Rexecode conseille au gouvernement que les entreprises fixent elles-mêmes la durée du travail. Heureusement, le Comité européen des droits sociaux (une émanation du Conseil de l’Europe) « veille au grain ». Fin décembre 2010, il a jugé « déraisonnable » et non conforme à la charte européenne des droits sociaux, la réforme du temps de travail imposée par Xavier Bertrand en 2008 qui prévoyait à 78 heures la durée maximale de travail hebdomadaire que les employeurs peuvent imposer à leur cadres travaillant au forfait-jour.
Coe-Rexecode demande sans surprise la suppression de l’ISF et des droits de succession, et l’élaboration d’un « pacte de compétitivité industrielle » entre les pouvoirs publics et les organisations syndicales et professionnelles. Éric Besson a annoncé l’ouverture début février d’une concertation sur ce « pacte » avec tous les acteurs, réunis au sein de la Conférence nationale de l’industrie. Les conclusions de ces travaux sont attendues pour le 30 mai. Parmi les pistes à suivre, la possibilité de transférer une partie du financement de la protection sociale vers d’autres sources. Lesquelles ? Le paquet surprise nous sera peut-être livré pendant la torpeur de l’été.
Des « mini-jobs » pour les salariés peu qualifiés
Pour l’économiste Philippe Askenazy, « c’est l’économie allemande qui est une anomalie, non la France ! ». Il convient que le coût travail a plus augmenté en France qu’en Allemagne. Mais, ajoute-t-il, l’Allemagne a fait un effort particulier pour réduire son coût du travail, contrairement à la France, aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Les salaires ont été gelés et la TVA sociale créée. Dans son dernier ouvrage [2], il explique que « des paquets de réformes majeures » ont été engagés en Allemagne à partir de 2003 avec des dizaines de nouveaux dispositifs, favorisant « les mini-jobs », des temps partiels très courts, des mi-temps au salaire faible, non couverts par les conventions collectives, avec des cotisations forfaitaires réduites (le titulaire du job ne paie ni impôt ni cotisation sur ses revenus).
Deux millions de mini-jobs ont été créés de 2003 à 2004. Certains secteurs employant une main-d’œuvre peu qualifiée et à temps partiel, comme la grande distribution, en profitent pour employer massivement des femmes sur les mini-jobs. Résultat ? « Une très forte progression des bas salaires outre-Rhin, les femmes étant les premières concernées. » Ces mesures ne s’attaquent pas au chômage de longue durée, qui touche près d’un chômeur sur deux. D’où la création en janvier 2005 des « Ein euro jobs » (jobs à un euro de l’heure), emplois aidés d’utilité collective. Malgré ce traitement de choc, le taux de chômage a continué de progresser jusqu’à la défaite de Gerhardt Schröder fin 2005.
Les vrais raisons de la compétitivité allemande
« Le patronat français relaie cependant en France l’idée que ces réformes ont participé d’une baisse des salaires en Allemagne, favorisant la compétitivité de son industrie manufacturière », poursuit Philippe Askenazy. Les lois Hartz ont effectivement entraîné une baisse des salaires, mais principalement dans les services où se concentrent les précaires. L’impact a été indirect et donc limité dans l’industrie, couverte par des conventions collectives négociées avec des syndicats puissants. En 2007, selon les données du Bureau of Labor Statistics américain, le coût du travail horaire ouvrier allemand dans l’industrie demeure 32% supérieur à celui supporté par les entreprises en France. La différence atteint même 59% dans l’industrie automobile ! Plus que sur les salaires internes, la compétitivité allemande s’est construite sur une sous-traitance opportuniste dans des pays à basse rémunération, en particulier en Europe de l’Est, et sur une innovation croissante.
Pourtant en France, Laurence Parisot estime que le taux de 50% de cotisations patronales représente un frein à la compétitivité entre la France et l’Allemagne. C’est pour elle « une des explications parmi les plus décisives sur l’écart de compétitivité entre la France et l’Allemagne ». Et si on ne veut pas le comprendre, « c’est qu’on ne veut pas voir la réalité des choses. » Le Medef vivrait-il dans une autre réalité ? C’est ce que laisse penser le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires d’octobre 2009. Il remarque qu’il est courant de considérer la France comme désavantagée dans la compétition internationale par un niveau de charges élevé sur le travail, en particulier du fait de l’importance des cotisations patronales. Or, pour les entreprises, le meilleur indicateur économique du coût du travail n’est pas le niveau de prélèvements sur le travail, mais son coût complet. Les seuls prélèvements obligatoires sur le facteur travail ne représentent qu’entre 7 et 10% des coûts totaux.
Alléger les cotisations sociales pour préserver les profits des patrons ?
Au Medef, on semble penser que les problèmes de compétitivité sont uniquement dus aux travailleurs... Exit donc les questions touchant à la modernisation des outils de travail et à l’innovation. Mais comment moderniser et innover quand une part de plus en plus importante des bénéfices part dans la poche des actionnaires et des hauts dirigeants au détriment même de la survie des entreprises ? Entre 1993 et 2007, le montant des dividendes versés aux actionnaires des entreprises françaises a bondi de 40 milliards à 196 milliards d’euros.
« Plutôt que de lutter contre le chômage, l’allégement de charges constitue d’abord une faveur accordée aux employeurs pour diminuer leur masse salariale et ainsi préserver leur taux de profit », explique Éric Verhaeghe. Cet énarque connaît bien le milieu patronal. Membre du Medef et président de l’Apec, il a démissionné le 12 janvier 2011 de ses fonctions et rendu tous les mandats qu’il détenait au nom du Medef (à l’ACOSS, à Pôle emploi, à l’Unedic, à la Cnav...). Il estime que les exonérations de charges sociales ont un impact de 30 milliards annuels sur les recettes de la Sécurité sociale française.
Dans son dernier ouvrage [3], Éric Verhaeghe regrette que ces exonérations, permettant aux employeurs de se soustraire d’une partie de leurs obligations contractuelles, aient été entièrement financées par le déficit public. La dette de l’État est financée par des bons du Trésor « majoritairement achetés par ceux-là mêmes qui bénéficient des allègements, précise l’ancien président de l’Apec. Jusque récemment, la dette souveraine constituait le meilleur placement financier pour les gens fortunés : D’une part, ce sont les contribuables qui payent leurs engagements à leur place, et d’autre part, les mêmes contribuables leur remboursent une deuxième fois la somme qu’ils ont payé initialement, mais cette fois avec des taux d’intérêt puisque le cadeau fiscal est financé par l’endettement de l’État. » Aucun projet républicain ne peut valider cette conception politique où l’ensemble des leviers de pouvoir est actionné dans le seul objectif d’enrichir quelques individus. Et pendant ce temps, le Front national progresse.
Nadia Djabali
Notes
[1] Le calcul se base sur une durée de travail de 35 h hebdomadaire. On peut toutefois faire travailler nos dix grands patrons 70 heures par semaine, la rémunération baisse drastiquement à 1.035 euros de l’heure mais demeure bien au-dessus des 37,20 euros qui scandalisent tant Laurence Parisot[2] Philippe Askenazy, Les décennies aveugles, emploi et croissance 1970-2010, éditions du Seuil, 2011.
[3] Éric Verhaeghe, Jusqu’ici tout va bien, éditions Jacob-Duvernet, 2011
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