Grégory Salle
On connaissait la publicité clandestine fonctionnant au « placement de produit ». Une étape supplémentaire est désormais franchie : le placement de produit politique. Entre deux tranches de réclame publicitaire au discours modernisé, vous reprendrez bien une part d’interview avec un ancien ministre ? Tout cela au service de l’information, cela va sans dire...
En juin 2010 sortait le premier numéro de Brand’s, distribué via l’enseigne Monoprix. Brand’s se présente alors, d’après l’éditorial (rédigé par le directeur du marketing de « l’offre Monoprix »), comme un « magazine ». Mieux : comme un magazine d’ « information », concernant les marques et les produits. Une information délivrée par... les marques elles-mêmes, qui financent ledit magazine, assurant sa gratuité pour l’heureux consommateur. Derrière Brand’s, tiré à un million et demi d’exemplaires, on trouve la société TradeMag, spécialisée dans la communication de la grande distribution, et plus particulièrement Henri Baché, vieux routier du milieu publicitaire et auteur de quelques campagnes à succès [1].
L’habillage éditorial de la promotion publicitaire
On pourrait s’amuser à décortiquer l’éditorial de présentation, sorte de concentré du discours publicitaire contemporain, expert dans le froncement de sourcils éthique et la promotion d’un capitalisme repeint aux couleurs pastel : cool, ludique, responsable. Cependant, l’essentiel n’est pas ici d’analyser le discours publicitaire lui-même. L’exercice est désormais bien rodé. D’ailleurs, il ne s’arrête pas au contenu du discours, ni à l’imaginaire qu’il développe (productivisme, consumérisme, conformisme sous couvert de différenciation, etc.), mais porte aussi sur ses conditions de production, sur les pratiques qui le concrétisent, etc. [2]
Bien sûr, ce contenu n’est nullement négligeable. On sait que généralement la publicité flatte ou entretient divers stéréotypes et préjugés sociaux et qu’elle véhicule volontiers des valeurs peu portées à l’émancipation, pour le dire d’un euphémisme... Ce support n’échappe pas à la règle. Le familialisme en général (l’importance disproportionnée et l’image par principe favorable accordées à la famille dans la vie sociale), et l’équation prétendument « naturelle » entre féminité, maternité et gestion domestique en particulier, sont par exemple à l’honneur. La publicité de telle marque propose ainsi ingénument un « petit problème de calcul pour une maman » pour mieux économiser sur le lait en poudre de « son » bébé... De manière générale, l’impact de la publicité sur les représentations et les pratiques sociales n’est pas une question anodine, surtout depuis que les publicitaires ont convoqué les neurosciences pour donner naissance à l’hybride inquiétant qu’est le « neuromarketing » [3].
Il n’est, dès lors, pas sans intérêt de se pencher sur les métamorphoses de ce discours. On pourrait, au passage, discuter de la pertinence d’en parler au singulier, en postulant son homogénéité. On peut en effet déceler différents registres de discours, plusieurs types de mises en scène, auxquels correspondent autant de tactiques d’accroche. Reste que Brand’s déploie une stratégie globalement partagée par les « marques ». Il s’agit de proposer non des publicités classiques, mais des annonces « informatives », faites non seulement de slogans mais aussi de textes longs. Il s’agit par là d’anticiper ou de répondre aux critiques qui font obstacle à l’achat : tel produit réputé trop calorique serait en fait bon pour la santé, tel autre se déclare « solidaire » des « petits producteurs » et partisan du « développement durable », etc. Bref, Brand’s est le support d’un renouvellement de la stratégie de communication des entreprises. Celles-ci prétendent ici dévoiler un pan des coulisses, mettre en avant une fibre philanthropique, nouer un rapport de confiance qui dépasserait la seule transaction marchande, etc. On voit ici à l’œuvre un effort d’intégration de la critique. Une intégration qui s’ajuste à un public ciblé, considéré comme idéalement réceptif à ce type de discours « rénové » [4].
Quoi qu’il en soit, rien d’étonnant à ce que les firmes fassent l’apologie de l’idéologie marchande et de la figure modernisée du consommateur éclairé ; ce dernier étant évidemment présenté non comme la cible d’une stratégie, mais comme le véritable « maître du jeu », dont on flatte la capacité de discernement et l’indépendance de jugement [5].
Pour l’occasion, une variante des sciences humaines et sociales frelatée par un utilitarisme bas de gamme est appelée à la rescousse. Il est question, dans le n° 2, d’une « socioculture de la consommation » qui valait bien qu’une psychosociologue de la consommation soit de la partie. Elle cosigne un texte explicatif dans lequel sont livrés les présupposés du projet : Brand’s se veut « une réponse marketing à la nouvelle socio-culture des consommateurs », un « média relationnel pour un meilleur transactionnel » [6].
Jargon mis à part, le discours publicitaire reste, y compris dans ses métamorphoses, fidèle à sa vocation : rien de très surprenant. L’intérêt essentiel est donc ailleurs. C’est que Brand’s se veut autre chose qu’un catalogue publicitaire, fût-il sophistiqué. Il revendique l’appellation, qui n’est pas anodine, de « magazine ».
Se pose alors la question des effets de ces supports qu’on hésite à appeler « médiatiques » et qui entretiennent plus ou moins habilement la confusion entre information, communication et divertissement. Il y a plus de vingt ans, dans son étude de l’ « Internationale publicitaire », Armand Mattelart signalait combien l’expression médiatique tendait à se conformer à des canons esthétiques et sémantiques issus de la publicité en s’en trouvant remodelée non seulement formellement, mais aussi en profondeur [7]. Le processus n’a fait depuis que s’amplifier [8], mais ici le phénomène est, en quelque sorte, inverse. La légitimation de cet organe de diffusion passe par son rapprochement, au moins superficiel, vis-à-vis du format d’un magazine ordinaire. Le conditionnement publicitaire passe pour partie par un discours de type éditorial qui prétend informer, avertir, voire inviter le lecteur à la vigilance ; ce lecteur qui, on l’a vu, n’est pas dépeint comme un simple consommateur passif, mais comme « curieux de la vie, de la culture, de la société » [9].
L’éditorial du deuxième numéro nous l’assure : « Ce concept de magazine, après l’effet de surprise, a été jugé intéressant, pertinent, original ». Un « concept », rien de moins ! Il y a vingt ans, Deleuze et Guattari l’avaient annoncé et dénoncé : « le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la publicité, toutes les disciplines de la communication, s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent : c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs ! » [10]. À en croire les supports spécialisés, Brand’s ne serait ni un catalogue de produit présenté comme un magazine (un « magalogue »), ni un magazine destiné au consommateur d’une marque (un « consumer magazine ») ni un « produit » intermédiaire. Mais quoi, exactement ?
Le flou sur l’identité se vérifie... même chez l’entreprise à l’origine de Brand’s. Dans un document de présentation de vingt pages, on y lit sous la plume d’un consultant de TradeMag que Brand’s est et n’est pas un magazine, d’où des guillemets pour mettre tout ça en cohérence [11].
Le document livre au passage quelques postulats dans une rhétorique plus franche, sur le double mode de la victimisation et de la contre-attaque, voire de la légitime défense. On y lit, entre autres, que « Trop souvent, l’information s’inscrit dans un esprit polémique par des lobbies anti-marques ». D’où l’intérêt bien compris de livrer une « information utile, positive, optimiste » – on remarquera au passage qu’un singe incarne visiblement l’esprit « positif »...
Le mélange des genres a dû quelque peu heurter, puisque dans le deuxième numéro, l’éditorial se sent obligé de préciser : « Nos lecteurs ont su faire la part des choses entre une publicité classique et une tonalité éditoriale informative ». Un gros effort est nécessaire pour ne pas voir là une antiphrase, cette figure de style consistant à employer une expression dans le sens contraire du sens véritable... La frilosité de certaines « marques » devant cette initiative est ainsi évoquée à mots feutrés. On peut en effet remarquer que, alors que la campagne de présentation annonçait une parution mensuelle, seuls deux numéros (juin puis décembre 2010) étaient parus en février 2011. Le prix (35000€ HT la simple page, 65000€ HT la double page) serait-il jugé excessif ?
En tout cas, le meilleur est à venir : car c’est à un autre type de discours dépassant le périmètre restreint de l’annonce commerciale, un discours plus frontalement politique, auquel Brand’s sert de caisse de résonance, ceci comme par incidence, mais avec une certaine force de frappe vu l’ampleur de la diffusion.
Messages politiques par la bande
Le déguisement d’un magazine publicitaire en magazine dont la « tonalité éditoriale » serait « informative » commande de recourir à des procédés journalistiques. Pour ressembler à un « vrai » magazine, un exercice s’impose : celui de l’interview. Brand’s s’adjoint pour cela les services d’une figure connue de la télévision : le journaliste puis animateur et producteur Philippe Gildas. Passons sur les interviews de complaisance avec les « vedettes » (« Est-ce que tu as des lecteurs ou des lectrices qui te font le reproche parfois d’une écriture trop riche ? », demande, visiblement sans rire, Philippe Gildas à Katherine Pancol...) : le plus embarrassant est à vrai dire que le chassé-croisé des styles fait qu’on se demande si un tel entretien est substantiellement pire que celui qu’on aurait pu lire dans bien des revues « classiques »...
Le plus intéressant réside dans les interviews « politiques ». Elles distinguent Brand’s d’un « vulgaire » catalogue publicitaire. Or, ces interviews permettent, mine de rien, de diffuser des messages d’autant plus discrètement que le support est censé se borner à la dimension commerciale.
Luc Ferry est ainsi longuement interviewé dans le premier numéro, sur six pages pleines (entrecoupées, évidemment, de publicités), sous le titre « L’homme de la vie bonne ». Bien des passages pourraient être relevés [12]. Luc Ferry fustige ainsi, tour à tour, la crispation idéologique des enseignants ou l’égarement farfelu des partisans de la décroissance. On se contentera ici d’un petit florilège non exhaustif, directement en lien avec la critique des médias.
Opération préalable de l’interview : le déminage. On apprend que l’ancien ministre de l’Éducation nationale et de la recherche (2002-2004), membre de maints conseils et comités officiels, n’a « jamais fait de politique de [s]a vie » :
Revenons à Luc Ferry qui, rappelons-le, n’a « jamais fait de politique » de sa vie…
Le dialogue relatif aux médias n’est pas moins édifiant. Le ministre et l’animateur expriment en effet un sens du pluralisme des sensibilités fort étriqué :
Dans le numéro 2, le sous-titre évoque désormais un exercice ventriloque (« le magazine qui fait parler les marques »), illustré par l’image d’une femme en pâmoison devant la séduction de la parole publicitaire. Une couverture qui emprunte ses codes aux magazines féminins ; l’identité de magazine est du reste réaffirmée. L’éditorial joue à nouveau sur la corde éthique, en enfilant des mots-clés qu’on croirait tirés d’un répertoire du progressisme : « Ce sont elles [les marques] qui innovent, qui investissent dans l’amélioration des produits, dans la diététique, dans le bio. Ce sont elles qui démocratisent la qualité, qui communiquent les progrès, qui permettent la diversité, qui ouvrent le chemin et permettent aux marques de distributeurs d’exister ». On notera tout de même un essoufflement notable en fin de phrase, le naturel revenant au galop.
Comme on l’a déjà indiqué, c’est ici Claude Allègre qui, après Luc Ferry, occupe le devant de la scène. Glissons au passage que le choix de ces deux anciens ministres n’apparaît pas innocent dans le contexte actuel de soumission du système de l’enseignement supérieur et de la recherche au dogme de l’ « innovation », laquelle est l’un des mots-clés (et des mots d’ordre) du discours publicitaire présent. Les deux hommes sont en effet connus pour être des partisans résolus du rapprochement entre l’univers scientifique et celui des entreprises privées. Et ce n’est certainement pas un hasard si la santé et l’environnement, constitués dans ces publicités comme des sujets de préoccupation, figurent parmi les thèmes prioritaires assignés à la recherche...
Claude Allègre peut en tout cas s’en donner à cœur joie. Le titre de l’interview (toujours menée par Philippe Gildas) annonce assez clairement la couleur : « Je suis écologiste, pas écolo-maniaque ». Là encore, bien des passages pourraient être commentés : affirmations à l’emporte-pièce, ton tantôt prophétique et tantôt « décliniste » mais toujours suffisant (« Si vous avez de bonnes rentrées aujourd’hui, c’est grâce à moi. ») avec même deux tentatives pour ressusciter le spectre moribond du soviétisme. Tout n’est d’ailleurs pas sans intérêt. Ce qui importe est que cette longue interview est en tout point politique (il y est question des retraites, de la laïcité, etc.), y compris sur le plan symbolique, lorsque l’interviewé trace les frontières du légitime et de l’illégitime : il se place ainsi dans le camp des « raisonnables » en matière d’écologie, rejetant par là même ses adversaires dans le camp des fanatiques ou des imbéciles. Le moins que l’on puisse dire est que son interlocuteur n’est pas un contradicteur. Il lui sert volontiers la soupe, à l’image de cet échange révélateur, hymne à la suppression des postes dans la fonction publique et à la compétition entre territoires :
Les responsables politiques « officiels » n’en ont d’ailleurs pas le monopole. Dans ce même numéro, le consommateur a droit aux élucubrations du comédien Fabrice Luchini, moquant et pourfendant pêle-mêle Jean-Luc Mélenchon, tenant supposé d’une « dictature du prolétariat marxiste », le Communisme (avec un grand C, comme le grand méchant Loup ?) et « l’idéologie hallucinante du Parti socialiste », tout en donnant quelque crédit à Dominique Strauss-Kahn, incarnation du « Parti socialiste normal et avant de s’autodésigner, finalement, comme « anarchiste absolu »...
De même, au travers de l’interview du Président d’Unilever France, Brand’s livre des messages d’une portée politique plus large, suggérant les joies du salariat, la beauté de la vie en entreprise et la bonhomie de ces patrons présentés comme des gens « comme vous et moi ». Ceci au moyen d’un discours d’une apparence habilement équilibrée, typique de ce que des sociologues ont caractérisé depuis une bonne décennie comme le « nouvel esprit du capitalisme », soit un pan essentiel de l’idéologie dominante contemporaine [14]. Le chapeau de l’interview l’illustre parfaitement : « Nous rencontrons Bruno Wilvoët dans les bureaux d’Unilever France. C’est lui-même qui vient nous chercher à l’accueil. Ce qui frappe le plus est sa décontraction sportive et sa simplicité. Il nous conduit dans un open space qu’il partage avec ses collaborateurs, symbole d’une volonté d’échange et de dépassement des contraintes hiérarchiques ». Le reste de l’interview, qui regorge de bons sentiments, est à l’avenant.
On connaissait la publicité clandestine sous forme de « placement de produit », nouvel avatar de la « réclame » d’antan. Ici, sans avoir l’air d’y toucher, une discrète propagande politique est diffusée par la bande, sous couvert de publicité, de divertissement et d’information.
L’habillage éditorial de la promotion publicitaire
On pourrait s’amuser à décortiquer l’éditorial de présentation, sorte de concentré du discours publicitaire contemporain, expert dans le froncement de sourcils éthique et la promotion d’un capitalisme repeint aux couleurs pastel : cool, ludique, responsable. Cependant, l’essentiel n’est pas ici d’analyser le discours publicitaire lui-même. L’exercice est désormais bien rodé. D’ailleurs, il ne s’arrête pas au contenu du discours, ni à l’imaginaire qu’il développe (productivisme, consumérisme, conformisme sous couvert de différenciation, etc.), mais porte aussi sur ses conditions de production, sur les pratiques qui le concrétisent, etc. [2]
Bien sûr, ce contenu n’est nullement négligeable. On sait que généralement la publicité flatte ou entretient divers stéréotypes et préjugés sociaux et qu’elle véhicule volontiers des valeurs peu portées à l’émancipation, pour le dire d’un euphémisme... Ce support n’échappe pas à la règle. Le familialisme en général (l’importance disproportionnée et l’image par principe favorable accordées à la famille dans la vie sociale), et l’équation prétendument « naturelle » entre féminité, maternité et gestion domestique en particulier, sont par exemple à l’honneur. La publicité de telle marque propose ainsi ingénument un « petit problème de calcul pour une maman » pour mieux économiser sur le lait en poudre de « son » bébé... De manière générale, l’impact de la publicité sur les représentations et les pratiques sociales n’est pas une question anodine, surtout depuis que les publicitaires ont convoqué les neurosciences pour donner naissance à l’hybride inquiétant qu’est le « neuromarketing » [3].
Il n’est, dès lors, pas sans intérêt de se pencher sur les métamorphoses de ce discours. On pourrait, au passage, discuter de la pertinence d’en parler au singulier, en postulant son homogénéité. On peut en effet déceler différents registres de discours, plusieurs types de mises en scène, auxquels correspondent autant de tactiques d’accroche. Reste que Brand’s déploie une stratégie globalement partagée par les « marques ». Il s’agit de proposer non des publicités classiques, mais des annonces « informatives », faites non seulement de slogans mais aussi de textes longs. Il s’agit par là d’anticiper ou de répondre aux critiques qui font obstacle à l’achat : tel produit réputé trop calorique serait en fait bon pour la santé, tel autre se déclare « solidaire » des « petits producteurs » et partisan du « développement durable », etc. Bref, Brand’s est le support d’un renouvellement de la stratégie de communication des entreprises. Celles-ci prétendent ici dévoiler un pan des coulisses, mettre en avant une fibre philanthropique, nouer un rapport de confiance qui dépasserait la seule transaction marchande, etc. On voit ici à l’œuvre un effort d’intégration de la critique. Une intégration qui s’ajuste à un public ciblé, considéré comme idéalement réceptif à ce type de discours « rénové » [4].
Quoi qu’il en soit, rien d’étonnant à ce que les firmes fassent l’apologie de l’idéologie marchande et de la figure modernisée du consommateur éclairé ; ce dernier étant évidemment présenté non comme la cible d’une stratégie, mais comme le véritable « maître du jeu », dont on flatte la capacité de discernement et l’indépendance de jugement [5].
Pour l’occasion, une variante des sciences humaines et sociales frelatée par un utilitarisme bas de gamme est appelée à la rescousse. Il est question, dans le n° 2, d’une « socioculture de la consommation » qui valait bien qu’une psychosociologue de la consommation soit de la partie. Elle cosigne un texte explicatif dans lequel sont livrés les présupposés du projet : Brand’s se veut « une réponse marketing à la nouvelle socio-culture des consommateurs », un « média relationnel pour un meilleur transactionnel » [6].
Jargon mis à part, le discours publicitaire reste, y compris dans ses métamorphoses, fidèle à sa vocation : rien de très surprenant. L’intérêt essentiel est donc ailleurs. C’est que Brand’s se veut autre chose qu’un catalogue publicitaire, fût-il sophistiqué. Il revendique l’appellation, qui n’est pas anodine, de « magazine ».
Se pose alors la question des effets de ces supports qu’on hésite à appeler « médiatiques » et qui entretiennent plus ou moins habilement la confusion entre information, communication et divertissement. Il y a plus de vingt ans, dans son étude de l’ « Internationale publicitaire », Armand Mattelart signalait combien l’expression médiatique tendait à se conformer à des canons esthétiques et sémantiques issus de la publicité en s’en trouvant remodelée non seulement formellement, mais aussi en profondeur [7]. Le processus n’a fait depuis que s’amplifier [8], mais ici le phénomène est, en quelque sorte, inverse. La légitimation de cet organe de diffusion passe par son rapprochement, au moins superficiel, vis-à-vis du format d’un magazine ordinaire. Le conditionnement publicitaire passe pour partie par un discours de type éditorial qui prétend informer, avertir, voire inviter le lecteur à la vigilance ; ce lecteur qui, on l’a vu, n’est pas dépeint comme un simple consommateur passif, mais comme « curieux de la vie, de la culture, de la société » [9].
L’éditorial du deuxième numéro nous l’assure : « Ce concept de magazine, après l’effet de surprise, a été jugé intéressant, pertinent, original ». Un « concept », rien de moins ! Il y a vingt ans, Deleuze et Guattari l’avaient annoncé et dénoncé : « le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la publicité, toutes les disciplines de la communication, s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent : c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs ! » [10]. À en croire les supports spécialisés, Brand’s ne serait ni un catalogue de produit présenté comme un magazine (un « magalogue »), ni un magazine destiné au consommateur d’une marque (un « consumer magazine ») ni un « produit » intermédiaire. Mais quoi, exactement ?
Le flou sur l’identité se vérifie... même chez l’entreprise à l’origine de Brand’s. Dans un document de présentation de vingt pages, on y lit sous la plume d’un consultant de TradeMag que Brand’s est et n’est pas un magazine, d’où des guillemets pour mettre tout ça en cohérence [11].
Le document livre au passage quelques postulats dans une rhétorique plus franche, sur le double mode de la victimisation et de la contre-attaque, voire de la légitime défense. On y lit, entre autres, que « Trop souvent, l’information s’inscrit dans un esprit polémique par des lobbies anti-marques ». D’où l’intérêt bien compris de livrer une « information utile, positive, optimiste » – on remarquera au passage qu’un singe incarne visiblement l’esprit « positif »...
Le mélange des genres a dû quelque peu heurter, puisque dans le deuxième numéro, l’éditorial se sent obligé de préciser : « Nos lecteurs ont su faire la part des choses entre une publicité classique et une tonalité éditoriale informative ». Un gros effort est nécessaire pour ne pas voir là une antiphrase, cette figure de style consistant à employer une expression dans le sens contraire du sens véritable... La frilosité de certaines « marques » devant cette initiative est ainsi évoquée à mots feutrés. On peut en effet remarquer que, alors que la campagne de présentation annonçait une parution mensuelle, seuls deux numéros (juin puis décembre 2010) étaient parus en février 2011. Le prix (35000€ HT la simple page, 65000€ HT la double page) serait-il jugé excessif ?
En tout cas, le meilleur est à venir : car c’est à un autre type de discours dépassant le périmètre restreint de l’annonce commerciale, un discours plus frontalement politique, auquel Brand’s sert de caisse de résonance, ceci comme par incidence, mais avec une certaine force de frappe vu l’ampleur de la diffusion.
Messages politiques par la bande
Le déguisement d’un magazine publicitaire en magazine dont la « tonalité éditoriale » serait « informative » commande de recourir à des procédés journalistiques. Pour ressembler à un « vrai » magazine, un exercice s’impose : celui de l’interview. Brand’s s’adjoint pour cela les services d’une figure connue de la télévision : le journaliste puis animateur et producteur Philippe Gildas. Passons sur les interviews de complaisance avec les « vedettes » (« Est-ce que tu as des lecteurs ou des lectrices qui te font le reproche parfois d’une écriture trop riche ? », demande, visiblement sans rire, Philippe Gildas à Katherine Pancol...) : le plus embarrassant est à vrai dire que le chassé-croisé des styles fait qu’on se demande si un tel entretien est substantiellement pire que celui qu’on aurait pu lire dans bien des revues « classiques »...
Le plus intéressant réside dans les interviews « politiques ». Elles distinguent Brand’s d’un « vulgaire » catalogue publicitaire. Or, ces interviews permettent, mine de rien, de diffuser des messages d’autant plus discrètement que le support est censé se borner à la dimension commerciale.
Luc Ferry est ainsi longuement interviewé dans le premier numéro, sur six pages pleines (entrecoupées, évidemment, de publicités), sous le titre « L’homme de la vie bonne ». Bien des passages pourraient être relevés [12]. Luc Ferry fustige ainsi, tour à tour, la crispation idéologique des enseignants ou l’égarement farfelu des partisans de la décroissance. On se contentera ici d’un petit florilège non exhaustif, directement en lien avec la critique des médias.
Opération préalable de l’interview : le déminage. On apprend que l’ancien ministre de l’Éducation nationale et de la recherche (2002-2004), membre de maints conseils et comités officiels, n’a « jamais fait de politique de [s]a vie » :
- Philippe Gildas : Question préalable, Luc Ferry, qui êtes-vous ? Un enseignant ? Un philosophe ? Un homme politique ? Un éditeur ? Un journaliste ?Ce déni forcené fait d’une pierre deux coups. Il profite aussi à Brand’s, qu’on ne saurait bien sûr, après une si robuste récusation, accuser de biais partisan... Sur ce plan, nous le verrons, le magazine des marques sollicitera pour son deuxième numéro Claude Allègre, autre ancien ministre de l’Éducation et de la recherche (1997-2000) du temps de la « gauche plurielle », conformément sans doute à ce que les éditeurs se représentent être un équilibre entre la droite et la gauche [13].
- Luc Ferry : Non, un écrivain c’est tout ! Un homme politique, certainement pas, j’ai été ministre pendant deux ans mais je n’ai jamais fait de politique de ma vie. C’est vrai, on est venu me chercher pour me proposer ce poste de ministre. Je sais que ça fait toujours sourire quand je dis ça. C’est la vérité, je n’ai jamais été engagé en politique d’aucune manière. Je n’ai jamais appartenu à un parti, ni été militant d’aucune façon. Je ne suis donc certainement pas un politique. (...)
Revenons à Luc Ferry qui, rappelons-le, n’a « jamais fait de politique » de sa vie…
- Philippe Gildas : La démocratie reste encore l’un des meilleurs régimes ?Le contexte de cette interview – pleine à ras bord, donc, de présupposés, d’options et d’assertions éminemment politiques – n’est pas innocent : l’entretien est rendu public en juin 2010, alors que la lutte autour de la question des retraites bat son plein. Mais allons : seuls des esprits paranoïaques pourraient y voir un moyen astucieux de peser sur les représentations sociales, et par extension sur le débat public !
- Luc Ferry : (…) Il est assez frappant de voir que les Premiers Ministres qui ont le plus souvent échoué sont ceux qui ont été les plus courageux, les plus intelligents : ceux qui ont eu le courage de prendre l’opinion publique à contre-pied parce qu’ils avaient raison et qu’ils défendaient l’intérêt général. Regardez Juppé en 1995 : tout le monde reconnaît que sa réforme du système social français est bonne, mais il est éjecté assez rapidement, parce qu’il s’oppose à la rue. Prenez aujourd’hui la question des retraites. On voit bien que si on vit vingt ans de plus, il faut cotiser plus longtemps, sauf si on veut baisser le niveau des pensions, ou augmenter le taux des cotisations. On a aussitôt toute la gauche qui intervient pour dire qu’il faut faire payer les riches ou taxer les banques, alors qu’elle sait que ça ne résoudra pas le problème. On ne sauvera pas les retraites sans prendre des mesures qui seront impopulaires, comme de cotiser cinq années de plus. Tout le monde le sait, personne ne peut le nier, et on n’y arrivera peut-être pas. C’est ça qui est très frappant dans la politique, quand la démagogie l’emporte sur l’intérêt général. (…)
Le dialogue relatif aux médias n’est pas moins édifiant. Le ministre et l’animateur expriment en effet un sens du pluralisme des sensibilités fort étriqué :
- Philippe Gildas : (…) on trouve votre signature dans des quotidiens aux opinions très contrastées.On appréciera le sens du « contraste » de nos deux interlocuteurs. Si ces deux quotidiens ont assurément des lignes éditoriales distinctes, les faire passer pour deux pôles extrêmes du champ journalistique paraît pour le moins audacieux...
- Luc Ferry : J’ai toujours pensé qu’il fallait discuter avec tout le monde et qu’il fallait s’exprimer sur les choses publiques quand on a, ou qu’on croit avoir quelque chose à dire. Je peux écrire dans Le Monde tout autant que dans Le Figaro.
Dans le numéro 2, le sous-titre évoque désormais un exercice ventriloque (« le magazine qui fait parler les marques »), illustré par l’image d’une femme en pâmoison devant la séduction de la parole publicitaire. Une couverture qui emprunte ses codes aux magazines féminins ; l’identité de magazine est du reste réaffirmée. L’éditorial joue à nouveau sur la corde éthique, en enfilant des mots-clés qu’on croirait tirés d’un répertoire du progressisme : « Ce sont elles [les marques] qui innovent, qui investissent dans l’amélioration des produits, dans la diététique, dans le bio. Ce sont elles qui démocratisent la qualité, qui communiquent les progrès, qui permettent la diversité, qui ouvrent le chemin et permettent aux marques de distributeurs d’exister ». On notera tout de même un essoufflement notable en fin de phrase, le naturel revenant au galop.
Comme on l’a déjà indiqué, c’est ici Claude Allègre qui, après Luc Ferry, occupe le devant de la scène. Glissons au passage que le choix de ces deux anciens ministres n’apparaît pas innocent dans le contexte actuel de soumission du système de l’enseignement supérieur et de la recherche au dogme de l’ « innovation », laquelle est l’un des mots-clés (et des mots d’ordre) du discours publicitaire présent. Les deux hommes sont en effet connus pour être des partisans résolus du rapprochement entre l’univers scientifique et celui des entreprises privées. Et ce n’est certainement pas un hasard si la santé et l’environnement, constitués dans ces publicités comme des sujets de préoccupation, figurent parmi les thèmes prioritaires assignés à la recherche...
Claude Allègre peut en tout cas s’en donner à cœur joie. Le titre de l’interview (toujours menée par Philippe Gildas) annonce assez clairement la couleur : « Je suis écologiste, pas écolo-maniaque ». Là encore, bien des passages pourraient être commentés : affirmations à l’emporte-pièce, ton tantôt prophétique et tantôt « décliniste » mais toujours suffisant (« Si vous avez de bonnes rentrées aujourd’hui, c’est grâce à moi. ») avec même deux tentatives pour ressusciter le spectre moribond du soviétisme. Tout n’est d’ailleurs pas sans intérêt. Ce qui importe est que cette longue interview est en tout point politique (il y est question des retraites, de la laïcité, etc.), y compris sur le plan symbolique, lorsque l’interviewé trace les frontières du légitime et de l’illégitime : il se place ainsi dans le camp des « raisonnables » en matière d’écologie, rejetant par là même ses adversaires dans le camp des fanatiques ou des imbéciles. Le moins que l’on puisse dire est que son interlocuteur n’est pas un contradicteur. Il lui sert volontiers la soupe, à l’image de cet échange révélateur, hymne à la suppression des postes dans la fonction publique et à la compétition entre territoires :
- Philippe Gildas : Un mot de l’Éducation nationale, votre seconde passion, après la planète : le mammouth est toujours vivant ?Bref, sous couvert d’interviews à la bonne franquette, pas forcément pires d’ailleurs que celles qu’on pourrait lire dans des journaux censément plus respectables, Brand’s délivre des messages politiques, clairement orientés.
- Claude Allègre : (...) Il ne faut pas supprimer le ministère de l’Éducation mais il faut qu’il devienne un tout petit ministère d’orientation, d’impulsion, avec peu de monde. Que chaque région se débrouille et il y aura une émulation entre elles. Je ne touche pas à l’égalité, car l’égalité cela n’existe pas. (...)
Les responsables politiques « officiels » n’en ont d’ailleurs pas le monopole. Dans ce même numéro, le consommateur a droit aux élucubrations du comédien Fabrice Luchini, moquant et pourfendant pêle-mêle Jean-Luc Mélenchon, tenant supposé d’une « dictature du prolétariat marxiste », le Communisme (avec un grand C, comme le grand méchant Loup ?) et « l’idéologie hallucinante du Parti socialiste », tout en donnant quelque crédit à Dominique Strauss-Kahn, incarnation du « Parti socialiste normal et avant de s’autodésigner, finalement, comme « anarchiste absolu »...
De même, au travers de l’interview du Président d’Unilever France, Brand’s livre des messages d’une portée politique plus large, suggérant les joies du salariat, la beauté de la vie en entreprise et la bonhomie de ces patrons présentés comme des gens « comme vous et moi ». Ceci au moyen d’un discours d’une apparence habilement équilibrée, typique de ce que des sociologues ont caractérisé depuis une bonne décennie comme le « nouvel esprit du capitalisme », soit un pan essentiel de l’idéologie dominante contemporaine [14]. Le chapeau de l’interview l’illustre parfaitement : « Nous rencontrons Bruno Wilvoët dans les bureaux d’Unilever France. C’est lui-même qui vient nous chercher à l’accueil. Ce qui frappe le plus est sa décontraction sportive et sa simplicité. Il nous conduit dans un open space qu’il partage avec ses collaborateurs, symbole d’une volonté d’échange et de dépassement des contraintes hiérarchiques ». Le reste de l’interview, qui regorge de bons sentiments, est à l’avenant.
On connaissait la publicité clandestine sous forme de « placement de produit », nouvel avatar de la « réclame » d’antan. Ici, sans avoir l’air d’y toucher, une discrète propagande politique est diffusée par la bande, sous couvert de publicité, de divertissement et d’information.
Notes
[1] Sans surprise, la presse la plus proche des milieux d’affaires relayait la nouvelle plusieurs mois avant la sortie : Ph. Larroque, « Monoprix lance un magazine à 1,5 million d’exemplaires », LeFigaro.fr, 15/01/2010. Les citations ultérieures de Henri Baché sont tirées de cet article. Les deux numéros de Brand’s parus jusqu’ici peuvent être consultés et téléchargés sur cette page.
[2] Lire par exemple : Groupe Marcuse, De la misère humaine en milieu publicitaire, La Découverte, rééd. 2010.
[3] Lire de Marie Bénilde, On achète bien les cerveaux. La publicité et les médias, Raisons d’agir, 2007. Un extrait ici-même ici.
[4] « Monoprix, c’est le haut de gamme du "mass market", une enseigne fréquentée par des CSP+, où, en termes de mentalités et socio-culturels, on trouve les clients les plus innovateurs, les plus "bio-citoyens"... », selon Henri Baché.
[5] « Ce magazine est conçu avec les marques, il est financé par les marques. Acte commercial mais signe d’attention et de respect. Parce que le maître du jeu c’est vous. » (Éditorial, n° 1, juin 2010, p. 3).
[6] Ce texte, qui mériterait d’être intégralement recopié et épluché à lui seul, est téléchargeable via ce lien.
[7] A. Mattelart, L’Internationale publicitaire, La Découverte, 1989.
[8] Cette question avait d’ailleurs fait l’objet d’un « jeudi d’Acrimed » en 1999 avec Marie Bénilde, voir ici même.
[9] Éditorial, n° 1, juin 2010, p. 3. « Nous voulons un magazine où les marques prennent la parole sous forme éditoriale, expliquent le pourquoi, le comment, les raisons d’un nouveau produit à des consommateurs éclairés, lucides, critiques et à la recherche de l’utile », expliquait Henri Baché dans l’article du Figaro déjà cité.
[10] G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, éd. de Minuit, 1991, p. 15.
[11] « TradeMag crée un véritable nouveau média. Il a la forme d’un magazine, le goût d’un magazine, mais ce n’est pas un magazine ! Un média 100% communication informative efficace, dédié à l’innovation des grandes marques. Le seul "magazine" 100% communication éditoriale. » Ce document peut-être téléchargé via ce lien. On conseille fortement au lecteur de le télécharger pour mieux comprendre ce dont il est question ici.
[12] On peut apprécier par exemple cette très pédagogique analogie politico-dentaire : « Les qualités qui conviennent à la conquête du pouvoir, pour reprendre les catégories de Léon Blum qui distingue entre conquête et exercice, sont généralement assez contraires à celles qu’il faudrait pour l’exercer. En clair, pour conquérir le pouvoir il faut être démagogue, et pour l’exercer, il faudrait être courageux. C’est un peu comme chez le dentiste ». De Jean Jaurès à Guy Môquet en passant par Léon Blum, l’usage droitier des grandes figures de la gauche française est décidément dénué de scrupules...
[13] Notons que Luc Ferry mentionne nommément Claude Allègre à la fin de l’interview, ce qui est peut-être à l’origine de ce choix pour le numéro suivant. Ce dernier lui rend la politesse dans sa propre interview, en le citant sur un mode mélioratif.
[14] Pour une introduction récente, lire de Luc Boltanski : Rendre la réalité inacceptable – à propos de « La production de l’idéologie dominante », Demopolis, 2008.
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