Rien n’est plus actuel pour les riches que la lutte des classes – mouvement reconductible ! Quand, pour les autres, elle serait tombée en désuétude – obsolète ! Sociologues chez les dominants et auteurs du Président des riches, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon courent le pays depuis des mois, appelant à sortir les classes de la casse… Et, vous allez voir, c’est pas triste !
Quand les auteurs du "Président des riches", Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, croisent le graphiste de "Je lutte des classes", Gérard Paris-Clavel, la rencontre est explosive.
Les classes sociales ont disparu, n’est-ce pas ? Le 14 janvier dernier, à l’université Paris-Dauphine, à l’occasion d’un colloque de sociologie organisé en l’honneur de Monique Pinçon-Charlot et de Michel Pinçon, c’est une aristo qui se gausse de nos atermoiements. « Quand on veut employer cette expression « classes sociales », on s’affiche comme marxiste, c’est très réducteur, regrette Valentine de Ganay. Le contenu de ces mots est encore là, il est intéressant d’analyser les mécanismes sociaux… » Sourires pincés dans le public de chercheurs. Pas de blague, c’est du social nu comme un ver : les riches savent changer l’aplomb en or. « Non, non, les classes sociales n’existent plus, poursuit à gorge déployée l’héritière du château de Courances (Essonne). Mais ça, mais c’est une farce spectaculaire ! »
Pendant le mouvement sur les retraites, les manifestants ont, un peu partout dans le pays, arboré sur leurs corps un autocollant diffusé par l’association Ne pas plier. « Je lutte des classes », ont-ils affirmé un à un, par dizaines de milliers. Au même moment, les Pinçon, arpenteurs affûtés des ghettos du gotha depuis près de vingt-cinq ans, publiaient Le Président des riches (Zones/La Découverte, septembre 2010, 14 euros). Six mois plus tard, l’ouvrage passe aujourd’hui les 100.000 exemplaires vendus. « On s’attendait à un silence absolu, on s’était programmé une petite croisière à Malte, plaisante Monique. Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est passé… Depuis la sortie du livre, nous sommes deux pauvres loques crevées qui parcourent le pays ! » Devant des salles archicombles, les deux sociologues de la domination, que nous avons accompagnés pendant une dizaine de jours, appellent, au-delà de la description précise de l’oligarchie au pouvoir, à restituer l’intelligibilité des rapports de classe. De Charleville à Douarnenez, de Chambéry à Rouen, le mouvement reste souterrain peut-être, mais c’est une lame de fond : elle est bientôt finie, cette nuit du Fouquet’s.
Scènes de ménage
Paris, XIXe arrondissement, jeudi 27 janvier, midi.
Dans l’entrée de la cantine de la CPAM de Paris, Michel a retiré sa veste. Doudoune sur les épaules, Monique le tient à l’œil. Elle lui conseille fermement de ne pas prendre froid. « Parce qu’après, il reste au lit et c’est moi qui fait tout le travail seule ! », lance-t-elle à la cantonade. Assis derrière leur table à l’écart du courant d’air, les deux sociologues, ce « couple qui fait trembler Sarkozy » selon une couverture de Télérama reproduite ici en affiche, signent leurs ouvrages à l’invitation du comité d’entreprise. Ce sont les femmes qui s’arrêtent, en majorité. Des mères prennent la Sociologie de Paris ou les Ghettos du gotha pour leur fille ; des épouses offrent le Président des riches à leur mari. Et celle-ci ? « Ah non, c’est pour moi, on achète toujours des livres pour les autres, mais là, pas question, c’est à moi, il faut savoir se faire plaisir aussi… » La veille, à Beauvais (Oise), un type arrive pour faire dédicacer « son » livre. « Mais c’est mon livre, c’est moi qui l’ai écrit avec Michel », rectifie Monique. « Non, non, je me le suis approprié », réplique-t-il, catégorique.
C’est ainsi : avec le phénoménal succès du dernier, leurs livres ne leur appartiennent plus, ils sont entrés dans la vie courante. Les Pinçon, eux-mêmes, ils y sont aussi, dans la vie courante, et ils y restent plus que jamais, attentifs, généreux, disponibles. « Notre succès tient en partie au fait d’être à deux, en couple, confie Monique en aparté. On est nature, on vit, on se dispute. Cela fait quarante-cinq ans que l’on se supporte l’un l’autre, ce n’est pas rien. Un couple, c’est moins intimidant à voir : ce n’est pas l’intellectuel narcissique qui déboule tout seul face aux autres. Un couple qui s’exprime publiquement, c’est rare et c’est déjà un collectif, au fond. Du communisme à la plus petite échelle. » A l’autre bout de la table, Josiane fait ses comptes : elle a vendu près de cinquante ouvrages en deux heures.
Feu sur le quartier général
Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), jeudi 27 janvier, 18h30.
Coucou, c’est nous ! Les Balkany, Patrick et Isabelle, copains comme cochons avec le président des riches – rares invités politiques à la nuit du Fouquet’s le 6 mai 2007, ils s’en gargarisent encore et toujours – et petits maîtres de Levallois, savent, c’est légendaire, soigner leur clan et accabler leurs adversaires. Quand les Pinçon, Michel et Monique, un couple aussi mais en version sympa donc, arrivent en ville, on s’attend à tout. Dans la salle municipale, sur l’esplanade de la place de Verdun, où les sociologues engagés parleront un peu plus tard à une assistance de 150 personnes, les autorités ont déroulé un tapis d’embûches : les chaises en fer ont été encastrées avec minutie les unes dans les autres. Quelques minutes avant l’heure de la rencontre, Michel tente de défaire l’écheveau du pied ou des bras, pendant qu’avec quelques militantes, Monique court placer les sièges péniblement dégagés. « Nous sommes vraiment contents de vous recevoir comme une espèce de défi », lance Annie Mandois, seule élue communiste de Levallois et organisatrice de la soirée.
Au cœur d’une prestation rodée aux six coins du pays depuis septembre (vente et dédicace de dizaines de livres, intervention chorale avec son mari afin de présenter les thèses principales du Président des riches, questions-réponses avec la salle), Monique Pinçon-Charlot appelle à remiser « notre timidité sociale ». « Nous proposons de réhabiliter un langage en termes de classes sociales, invite-t-elle. Partout, on nous parle de la société comme un continuum et, même parmi les sociologues, il y a une tendance à ne plus parler des classes… Nous, nous nous mettons dans les pas de Marx et de Bourdieu. Il faut bien le voir, la classe dominante est, elle, une véritable classe sociale, en soi, bien sûr, mais aussi pour soi : mobilisée pour elle-même, prête à tout pour ses membres et contre les autres. Et pendant ce temps, à force d’être dominés, nous finissons par participer à notre propre domination. Nous, les classes dominées, classes populaires et moyennes, sommes envahis par un individualisme que l’on nous a imposé : on a cassé les familles, valorisé les divorces, alors que, là-haut, les riches ne pratiquent que le cousinage et fraient toujours dans des familles élargies… Le système capitaliste désaffilie les classes populaires et moyennes, alors qu’il sur-affilie la grande bourgeoisie. Les dominés se sentent fragiles, ils sont toujours très timides par rapport aux dominants. Pourquoi est-ce qu’en région parisienne, on fait toujours des manifs entre République, Bastille et Nation ? Pourquoi on ne marche pas entre Neuilly et Levallois-Perret ? » Poche d’air en milieu hostile, l’assemblée hésite sur la conduite à tenir, puis se fend la gueule. Rire jaune ou, allez savoir, rouge ? « Ben oui, les avenues sont larges ici, on serait bien, appuie-t-elle. C’est une forme de timidité sociale néfaste que de ne pas venir sur leur terrain ! »
Le monde a changé de bases, les riches s’affichent et pendant ce temps-là, comme le disent plusieurs participants, « nous nous effaçons dans la servitude volontaire, cette autodestruction ». « Chez les dominants, il y a cette solidarité de classe autour de leur addiction à l’argent et à la spéculation, glisse encore Monique. Nous, les dominés, nous sommes dans la frustration, incapables d’être solidaires ou de porter nos propres valeurs. La classe ouvrière a des valeurs qu’elle a longtemps défendues haut et fort dans la rue, il y avait l’espoir de construire une société meilleure. Aujourd’hui, nous sommes comme sidérés et nous n’arrivons plus à revendiquer nos valeurs les plus simples : l’égalité, la solidarité, la poésie de la vie quotidienne, la décence ordinaire. »
Des classes à repeupler
Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), vendredi 28 janvier, 19h30.
« Pour les dominants, l’enjeu aujourd’hui, c’est que ça dure et, de leur côté, ça n’est pas très compliqué, au fond, il suffit de maintenir le statu quo. » Dans la Salle des Fougères, très ouverte avec ses baies vitrées mais dissimulée sous la grand place de Boulogne, Michel Pinçon préconise à son tour, devant 80 personnes rassemblées à l’invitation du Front de gauche, de « réinstaller les classes sociales ». « Pour nous, quand il s’agit de déterminer ce qu’on veut faire, la tâche est beaucoup plus ardue… En 1789, il y a eu une solution un peu radicale, mais elle n’a pas marché tout à fait puisqu’après, il y a eu la Restauration… Nous, nous proposons, pour commencer, de faire des riches notre exemple ! » Grand frisson dans la salle, et Monique précise : « Pas pour leur addiction à l’argent ! Celle-là, on propose de la soigner à l’impôt progressif ! » Michel poursuit : « Les riches peuvent parfois avoir des dissensions fortes, mais ils savent toujours faire primer leurs intérêts communs. Avec Monique, on a toujours eu dans nos enquêtes une approche assez ethnographique, on va dans les beaux quartiers, on dîne avec cette aristocratie de l’argent, et en 1995, quand il y a eu les grandes grèves, on a très bien senti le milieu se refermer. La classe se rendait compte qu’il y avait danger, elle s’organisait pour faire bloc. Cette lutte des classes, on est bel et bien dedans, et il faut donc la désigner pour ce qu’elle est. »
A travers l’exemple de la villa Montmorency, une des cités interdites du XVIe arrondissement de Paris, avec ses grandes demeures abritant notamment Carla Bruni et le président des riches, Vincent Bolloré et ses deux fils, Dominique Desseigne, Arnaud Lagardère, Xavier Niel, etc., Michel Pinçon détaille le « collectivisme » de cette aristocratie de l’argent. « C’est un peu de la provocation, mais pas tant que ça. Dans l’enceinte de ce ghetto, il y a un règlement intérieur à respecter : que des haies vives, pas d’abri dans les jardins, les voitures doivent être stationnées de telle manière… Et quand la mairie de Paris présente un projet immobilier, avec des logements privés, des bureaux et 350 HLM, en lisière de la Villa Montmorency, du côté de la gare d’Auteuil, rien qu’au son de « HLM », les boucliers se lèvent et une association se crée… Bien entendu, les riches ne disent pas que l’objet de leur association, c’est la promotion de l’ostracisme social ; ils parlent de défense du patrimoine urbain. Avec Monique, nous avons habité quelques années dans un petit lotissement de l’entre-deux-guerres à Arcueil (Val-de-Marne). Là-bas, tous les copropriétaires s’étaient construits un petit garage, une maisonnette dans le jardin, ou avaient surélevé leur toit, de telle sorte que l’unité architecturale, assez remarquable au départ, avait été brisée. En haut, il y a ce collectivisme fort et, dans les classes moyennes et populaires, un individualisme encouragé. »
Dans la salle, Clairette attend sagement son tour pour féliciter les Pinçon. « On doit se repenser comme une classe, approuve la retraitée. Dans les couches dominées, les individus se croient éparpillés, séparés… Il y a pourtant des luttes drôlement intéressantes, mais cela ne suffit pas. J’ai lu quelque part qu’il y avait 900 sociologues en France aujourd’hui, je crois bien que ça n’est pas assez pour nous aider à comprendre la situation et la changer… »
La conscience se perd
Paris, XIe arrondissement, mardi 1er février, 19h45.
Ce soir, les Pinçon se présentent heureux mais fourbus – leur lot quotidien dans cette tournée. Samedi, ils étaient à Rennes (Ille-et-Vilaine) devant 500 auditeurs ; hier, à Orléans (Loiret), avec 200 personnes dans la salle… Et aujourd’hui, ils sont au Centre international de culture populaire (CICP) pour une rencontre plus modeste – une soixantaine de participants – organisée par la librairie libertaire Quilombo. Alors quand, à la fin de sa présentation, l’hôte d’accueil s’éloigne de la tribune, les mains dans les poches, en promettant « deux ou trois heures pour la discussion », Monique Pinçon-Charlot bondit : « Combien ? » Il bredouille : « Ben, deux ou trois heures… » La sociologue fait la police, remet de l’ordre chez les anars et fixe ses limites : « Non, non, ce n’est pas possible ! On part à Amiens tôt demain matin, on ne s’arrête pas, on est crevés, nous ! A 22h, on est partis… Certes, on n’a pas 93 ans comme Stéphane Hessel, mais ce n’est pas une raison… » Son mari ajoute, facétieux : « Enfin, à nous deux, on a plus que Hessel ! »
Un peu plus tard, au cours du débat, Michel Pinçon illustre le changement dans la conscience de classe, cette fois-ci, des dominants à l’occasion du passage du capitalisme industriel au capitalisme financier. « Prenez les Wendel ! Monique a fait un entretien avec une héritière de la famille. Elle racontait que, quand, dans son enfance, elle venait avec sa mère au château perdu dans la forêt, elle entendait parfois les usines en bas, elle voyait la poussière qui montait de la vallée. Elle savait que la richesse de la famille venait du travail d’en bas, dans la vallée… Mais maintenant que la holding Wendel a profité de la casse de la sidérurgie pour se concentrer sur les investissements financiers, les filles de cette héritière n’ont, regrettait-elle, aucune idée de l’origine de leur richesse. D’où sortent ces dividendes ? A quoi correspondent-ils ? » La conscience se perd de tous les côtés, en somme. « La lutte des classes, c’était un combat pour gagner des droits, avec un interlocuteur patronal fort, identifié et accessible, rappelle le sociologue. Cela a changé : ce sont bien souvent les gouvernements qui mènent la guerre, avec le patronat derrière eux, contre les droits sociaux conquis de haute lutte par les travailleurs. On l’a vu avec Thatcher et avec Blair qui a poursuivi le travail en Grande-Bretagne, et en France, c’est ce qui nous pend au nez avec Sarkozy, puis Dominique Strauss-Kahn… »
Dans la salle, un kamikaze n’y tient plus : « Pardon, mais est-ce que les grandes réformes sociales n’ont pas été faites d’abord par des bourgeois comme Léon Blum ou Pierre Mendès-France ? J’en ai un peu marre du tir aux pigeons contre DSK, j’ai rien contre ce bonhomme, ça me fout les boules parce qu’avec toutes vos solutions radicales, ce sont encore les plus pauvres qui vont morfler ! » Estomaquée, Monique ajoute sa voix au chœur de lazzis : « Ecoutez, ce bonhomme comme vous dites est le banquier du monde, c’est celui qui, à travers le FMI, programme les ajustements structurels et asphyxie les peuples dans les Etats endettés. Et quand on constate que les réseaux oligarchiques de Sarkozy et les siens se recoupent largement, avec Stéphane Courbit ou Stéphane Richard par exemple, ça ne nous attire pas vraiment, nous ! Vous prétendez que les solutions radicales vont heurter les plus fragiles, mais monsieur, c’est dans la situation actuelle qu’on doit se faire du souci pour eux ! Le système capitaliste nous conduit tous, tous ensemble – car cette fois, il n’y aura pas de solution individuelle –, dans le mur. Aujourd’hui, il n’y a qu’une chose effrayante à mes yeux, c’est la radicalité de l’oligarchie… »
Haute société tu m’auras pas
Amiens (Somme), mercredi 2 février, 14h.
Officiellement, voici un mini-colloque universitaire sur « l’actualité de la lutte des classes », organisé comme il se doit par des sigles plus ou moins énigmatiques : l’UPJV, l’UFR et le Curapp-ESS. En fait, c’est plutôt une invitation à entrer dans la sarabande. Il n’y a qu’à palper l’attention des 350 étudiants et enseignants dans cet amphi de la faculté de sciences humaines. Retraités du CNRS, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon revisitent près de vingt-cinq ans de tribulations dans les beaux quartiers et, comme à leur habitude, proposent dans le même geste d’en tirer quelques enseignements sociologiques, donc politiques. Monique fait la genèse, Michel illustre, et vice versa. Tous deux sociologues de la ségrégation urbaine, mais chacun de son côté, dans les années 1980, ils voient, racontent-ils, le grand tournant après l’élection de Mitterrand : en milieu universitaire, la critique sociale s’institutionnalise ; sur le marché, le marxisme s’échange contre des croûtons de pain, et la théorie de la domination est troquée à la va-vite pour un poste ici ou là. Poussé par Paul Rendu, sociologue, militant communiste tout en étant issu des beaux quartiers, le couple ira, ensemble désormais, chez les dominants : ils mangeront à leurs tables des mets délicats, ils boiront d’excellents champagnes et des grands crus – « J’adore le Château Margaux et, au début, je tendais toujours mon verre à eau quand la carafe se présentait, donc j’en avais plus », confesse Monique –, ils suivront les chasses à courre sur leurs VTT, etc. Puis au retour de leurs enquêtes, ils décriront les héritiers, analyseront la reproduction et décortiqueront l’oligarchie.
Perché, pour l’exemple, sur l’arbre généalogique vertigineux des Wendel, Michel narre la fête du tricentenaire de la famille en 2004. « La holding financière avait bien organisé les choses, se rappelle-t-il. Toute la famille était allée à la messe à l’église Saint-Thomas d’Aquin et ensuite, ils se retrouvaient tous au musée d’Orsay réservé pour l’occasion… Et nous, nous étions là aussi ! » Il va le dire, il s’en amuse déjà. Comment le couple est rentré, alors ? Mais son épouse le stoppe net : « Michel, non, quand on fait des choses un peu limites, on ne s’en vante pas ! » Lui : « Bon, d’accord, nous nous sommes déguisés en courants d’air et nous étions dans l’assistance. Muni d’un mégaphone, Ernest-Antoine Seillière de Laborde était chargé de rassembler les 800 membres du clan pour une photo de famille à paraître ensuite dans Paris-Match. Il y avait aussi le vernissage d’une expo temporaire sur la Maison Wendel et ses exploits séculaires dans les forges et la sidérurgie… D’un point de vue symbolique, c’est un coup énorme, assez extraordinaire quand même : une famille peut donc louer le musée d’Orsay pour une sauterie entre cousins. C’est une démonstration de force. »
De l’anecdote à la technologie sociale, l’auditoire se délecte. Professeur de sociologie à la fac et auteur notamment de Retour à Reims (Fayard, 2009), Didier Eribon incite les étudiants à voir le documentaire de Jean-Jacques Rosé consacré au travail des Pinçon, Voyage dans les ghettos du gotha. « C’est assez stupéfiant de voir ces deux courants d’air mener leurs enquêtes sur le terrain. Les voilà invités au château et, parfois, ils ont l’air d’aimer ça… Une des choses qui me frappent, c’est de voir à quel point il peut être difficile d’aller dans un milieu ou avec des gens qu’on n’aime pas… Leurs descriptions objectives peuvent s’avérer féroces, mais tout de même, on sent bien qu’ils respectent ceux qui les ont invités… » Interrogée sur la réception de leurs travaux par les dominants eux-mêmes, Monique détaille encore : « A ma grande surprise, nos enquêtés ont toujours beaucoup apprécié nos livres. Dans le premier, Dans les beaux quartiers, publié en 1989, on avait procédé avec de l’anonymat, comme on le fait classiquement en sociologie, mais par la suite, nos interlocuteurs ont souvent exigé d’apparaître sous leurs vrais noms. » Elle s’interrompt : « Parfois, ils disent de nos enquêtes qu’elles sont amusantes. Au fond, la théorie sociologique, le retour réflexif ne servent à rien dans l’aristocratie de l’argent ; eux, dans cette société, ils sont comme dans des poissons dans l’eau. Ce ne sont pas les dominants qui ont besoin de nous. »
Les mauvais jours finiront
Amiens (Somme), mercredi 2 février, 19h.
« Il faut arrêter avec ce populisme ! Voulez-vous une France sans dividendes ? Une France sans Rolex ? Une France où les gens se soignent les dents gratuitement ? Une France où les gens ont une bonne éducation gratuite jusqu’à vingt ans ? » Un acteur imite les tics du président des riches, une autre joue la journaliste potiche, puis la voix du peuple fait résonner l’Internationale en version jazz manouche. Tous en font des tonnes à la « Teuf à Babeuf » spécial Pinçon mais, malgré la saynète théâtrale et le « meilleur punch au nord de la Seine », c’est peine perdue. « Nous, on vous aime bien, jure Monique devant un public de 300 militants rassemblés dans cette salle du cloître Dewailly. Nous sommes heureux d’être avec vous, mais après cette soirée, ou demain, on sera contents d’aller se promener tous les deux, peinards, de faire une randonnée en forêt sans vous tous… Les riches sont différents, eux, ils éprouvent l’amour du semblable ; la construction de leur classe occupe tout leur temps… De notre côté, on est plutôt dans la recherche du dissemblable, de la mixité ; ce n’est pas évident d’être toujours dans la sociabilité ! » Dans la salle, un jeune homme se dit embarrassé d’entendre le couple mettre en avant – « survaloriser », laisse-t-il percer – le modèle familial de l’aristocratie de l’argent. « La famille paraît être une relation basique nécessaire, répond Monique. C’est du lien existentiel, on le constate en observant les parcours de SDF : ils perdent leur emploi, ils se séparent, ils perdent leur logement et finissent dans la rue. En réalité, cela dit, quand nous dénonçons l’individualisme et la désaffiliation imposés aux classes dominées, nous parlons aussi du rapport aux organisations syndicales et politiques… »
Maître de cérémonie et auteur de la Guerre des classes (Fayard, 2008), François Ruffin se charge, lui, de rappeler une des thèses de son propre livre, avant de souffler sur les braises : « Je me souviens lors de la dernière présidentielle, si on écoutait Ségolène Royal ou même Marie-George Buffet, on ne pouvait qu’être frappé par le fait qu’elles ne désignaient pas d’adversaires. Ce soir, ce n’est pas tous les jours, je vais être optimiste. Le PC recause de la lutte des classes, ça ne lui fait plus peur… Il y a Mélenchon qui fonce dans le tas. On assiste à un regain de la conscience de classe et je pense qu’il y a une chance qu’à la prochaine présidentielle, il y ait une campagne clivante, non pas sur le terrain du racisme, mais sur celui du social ! » Pour Monique, il y a en effet « un retour de visibilité pour la lutte des classes ». « Evidemment, cela nous fait plaisir, il y a eu le mouvement sur les retraites et aujourd’hui, on amène notre petite pierre avec les lunettes que nous portons depuis toujours. » Michel insiste : « L’état d’esprit change, c’est ce que nous ressentons en voyant l’affluence partout au cours de cette tournée. Ce n’est pas nous qui sommes en cause, cela démontre une attente, un besoin… Nous, nous parlons pour vous inciter à prendre la parole à votre tour. Monique fait un très beau travail de vigilance idéologique et de conviction auprès de ses coiffeuses… Je vous le dis, c’est un exemple à suivre ! »
Rêve illimitée
Le Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), vendredi 4 février, 18h30.
Mais ça s’arrête quand ? Pas tout de suite. Le couple a reconduit le mouvement à l’unanimité. Ça continuera jusqu’en juin. Sur leur parcours dans toute la France, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon ramassent les rêves par procuration. Ce soir, aux ateliers du Forum organisés par la municipalité du Blanc-Mesnil, une centaine de partisans les écoutent évoquer châteaux et HLM, sang bleu et visages burinés, intérêts de la dette et de l’oligarchie, etc. Difficile de leur voler la vedette dans cette ville, alors que, sur les panneaux municipaux, les visages des deux sociologues s’affichent sur plusieurs mètres carrés. A un moment pourtant, Nicolas Foutrier sort un poche de sa serviette, dissimulant soigneusement la couverture. C’est une édition fatiguée, épuisée sans doute, mais les phrases ! Cette description ! « L’endettement de l’Etat était d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres, lit le jeune homme. C’était précisément le déficit de l’Etat qui était l’objet même de ses spéculations et la source principale de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l’aristocratie une nouvelle occasion de rançonner l’Etat qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables. » Nicolas déplie sa source. Les luttes de classes en France, 1848-1850. « Merci d’avoir lu ce passage de Marx qui est d’une actualité troublante », s’incline Monique.
Du ressort, des ressources. Ici, on donne et on reçoit. Les luttes de classes en France, 2010-2012. Michel se réfère à Noir Désir : « Nous on n’veut pas être des gagnants/Mais on n’acceptera jamais d’être des perdants. »
T’en es là, toi ?
Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), lundi 7 février 10 h 45.
Jours de relâche pour les Pinçon partis souffler en gîte rural dans la Loire… Mais il y a ces ouvrières, elles ne sont pas syndiquées, elles n’ont même pas peur. C’est leur tour de l’ouvrir. En grève pour leurs salaires, elles campent quelques heures devant le siège social de L’Oréal. Ancien site d’Yves Saint-Laurent Beauté à Lassigny (Oise), leur usine de parfums et de cosmétiques de luxe a été reprise il y a deux ans par le numéro un mondial du secteur. Elles n’ont pas la langue dans leur poche : « Ce n’est quand même pas un bouiboui, cette boîte, il n’y a qu’à voir les revenus de Liliane Bettencourt et les salaires que s’accordent les patrons ! » Bien sûr, elles n’ont pas tous les mots – mots-clés, mots fétiches, mots d’ordre – pour décrire leurs maux : mettons exploitation ou classes. « Une femme qui travaille la nuit, ce n’est pas que ça l’amuse. Quand tu es seule avec des enfants, tu n’as plus le choix. Et quand ces enfants font des études supérieures, tu prends un deuxième boulot, en plus… » Elles sont intarissables, elles rentrent dans le combat, mais sans le dire. Elles calculent encore : « Parfois, je fais des comptes, oui. Sur une journée, avec une équipe de trois ouvrières payées autour du smic, on produit entre 9 et 10.000 rouges à lèvres qui sont ensuite vendus 30 euros pièce. » Qu’est-ce qu’elles valent bien, elles ? Une des ouvrières lève le voile : « Moi, maintenant quand je regarde les palettes avec 7.000 flacons de parfum, j’essaie d’imaginer l’argent qu’il y a là-dessus, qu’est-ce qu’on produit comme richesse, qu’est-ce qu’on nous donne comme misère… Et quand je l’emmène, cette foutue palette, à chaque fois j’y pense… J’en suis là, moi. » Sa copine n’en revient pas : « T’en es déjà là, toi ? Moi, pas encore ! »
Texte : Thomas Lemahieu http://www.humaginaire.net/
Reportage photos : Pierre Pytkowicz
Reportage photos : Pierre Pytkowicz
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