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25/01/2011

Alliance au sommet de l’échelle sociale

Gérard Duménil et Dominique Lévy

Le néolibéralisme avait pour objectifs le rétablissement et l’accroissement des pouvoirs et des revenus des classes les plus aisées. Jusqu’à la crise actuelle, cette entreprise fut couronnée de succès, tant au plan national qu’international (celui de la mondialisation néolibérale) : les revenus de ces classes ont connu une croissance insolente, un phénomène maintenant largement reconnu et pudiquement appelé « croissance des inégalités ».
Pourtant, réduire son analyse à la hausse des revenus du capital (intérêt, dividendes et plus-values boursières) expose au risque de ne rendre compte que de l’un des aspects du processus et de passer sous silence l’envolée des hauts « salaires » (primes, bonus et stock-options compris), en particulier aux Etats-Unis. Cette croissance contraste avec la stagnation, voire la régression, du pouvoir d’achat de la grande majorité des salariés. Au cours des décennies néolibérales, aucune véritable évolution du partage de la valeur ajoutée entre salaires (les plus hauts et les autres) et profits n’apparaît aux Etats-Unis. La principale distorsion tient à la très forte augmentation de la part des hauts salaires dans la valeur ajoutée (et à la baisse de celle des bas salaires). Un bond encore plus marqué que celui des revenus du capital.
La crise a largement éclairé cette dimension salariale de la croissance des inégalités. Les commentateurs mentionnent volontiers la rémunération des grands patrons, les parachutes dorés, les bonus des traders, etc. L’examen des comptes des plus grandes entreprises, notamment des sociétés financières, permet de se faire une idée des montants des primes octroyées aux cadres gestionnaires. Cette évolution ne se limite d’ailleurs pas aux Etats-Unis. En 2006, par exemple, à la veille de la crise financière, le montant total des primes versées par UBS, la grande banque suisse de gestion de portefeuilles, atteignait 10 milliards de dollars. Autant que les salaires ou que les profits avant impôts. En 2007, le niveau des primes demeurait inchangé… alors que l’entreprise perdait près de 5 milliards de dollars !

Renversement spectaculaire

Une analyse qui ne concernerait que les salaires des grands patrons et des cadres de la finance demeurerait, elle aussi, restrictive. Dans les faits, le partage du revenu s’est déformé en faveur des fractions supérieures de la pyramide des revenus et non d’un petit nombre d’individus. S’il est impossible de tracer une frontière rigoureuse, il s’agit probablement, aux Etats-Unis, des 5 % des ménages les plus favorisés. Environ 7,5 millions de ménages, peut-être un peu moins. Les revenus de ces 5 % sont constitués à plus de 70 % de salaires, et ce sont ces derniers qui ont le plus augmenté au cours de la période néolibérale (les dividendes et intérêts ne constituent que 11 % du revenu total de ce groupe).
Les transformations politiques qui ont conduit nos sociétés du compromis social de l’après-guerre (1) au néolibéralisme sont à l’image de ces évolutions. L’ordre social d’alors s’était fondé sur un compromis de fait réunissant les classes populaires et les salariés du sommet des hiérarchies, qu’ils pilotent la gestion des entreprises ou qu’ils soient chargés de la définition et de la mise en œuvre des politiques dans les administrations (prises ici dans un sens très large). En France, on parle de « cadres supérieurs » ; dans les pays anglo-saxons, de « managers ». A cette alliance, le néolibéralisme en substitua une autre, au sommet des pyramides sociales, entre cadres et détenteurs de capitaux.
Après la crise de 1929, le New Deal et la seconde guerre mondiale, la relative autonomie des cadres supérieurs du secteur privé et des hauts fonctionnaires favorisait les modes de gestion plutôt orientés vers la croissance et le progrès technique que les performances boursières (2). Le système financier servait alors principalement l’accumulation du capital productif (3).
Les institutions étatiques jouaient un rôle majeur en matière de politique économique et de recherche, cependant que le compromis social avec les classes populaires imposait des objectifs de protection sociale ou d’amélioration du système éducatif. Le renversement fut spectaculaire. Au cours de la période néolibérale, c’est le ralliement des cadres, en commençant par les plus haut placés, au nouvel ordre social qui autorisa l’instauration de critères de gestion des entreprises différents — la logique du « tout pour l’actionnaire ». Une transformation parallèle s’opéra simultanément du côté des hauts fonctionnaires, porteurs de « nouvelles politiques » : l’ouverture des frontières au commerce international et aux mouvements de capitaux, la déréglementation ou encore la reprise en main des dépenses sociales.
En France, pour des raisons historiques, les caractéristiques du compromis d’après-guerre permettant d’identifier une « gauche » (4) furent plus marquées qu’aux Etats-Unis. Corrélativement, l’adhésion au néolibéralisme des cadres supérieurs des secteurs privé et public y fut moins facile. Elle eut pourtant lieu. Avec des conséquences politiques majeures, notamment le ralliement du Parti socialiste aux options néolibérales (sous couvert de la « contrainte extérieure » et de la « mondialisation »). Une pièce maîtresse du dispositif politique de l’après-guerre s’est ainsi trouvée déstabilisée, provoquant la régression des idées de gauche au profit de l’idéologie néolibérale (5).
Comme dans les années 1930 et au lendemain de la seconde guerre mondiale, c’est la confrontation entre trois acteurs sociaux principaux — classes populaires, classes de cadres et classes capitalistes — qui détermine actuellement la dynamique historique de nos sociétés (le schéma binaire marxiste qui oppose les classes capitalistes aux classes prolétariennes s’avère trop restrictif (6)). La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : l’alliance néolibérale (entre cadres et capitalistes) survivra-t-elle au choc de la crise actuelle ? On se souvient que celle de 1929 avait suscité un compromis entre cadres et classes populaires sous la pression du mouvement ouvrier et la peur de l’Union soviétique. Si, au contraire, l’alliance au sommet se voyait déstabilisée, quelle alternative se dessinerait alors ?
La comparaison avec la crise de 1929 révèle des différences majeures. La plus évidente est la faiblesse du mouvement ouvrier (ou d’un mouvement porté par une base populaire plus large).La grande peur du communisme qui marqua une large part du XXe siècle s’est désormais évanouie, malgré l’émergence d’une nouvelle crainte : la montée en puissance de la « Chine des réformes ».

Vers une reprise
en main musclée ?

Quelle issue à cette situation ? Le scénario le plus probable ne correspond guère à nos espérances. La crise actuelle n’aurait pas les effets de celle de 1929 et ne déboucherait pas sur un « virage à gauche ». Du moins pas dans un avenir prévisible. Cette perspective ne signifie pas, cependant, que la continuation du néolibéralisme soit la seule voie possible. La crise actuelle dessine à nouveau les contours d’un ordre social au sein duquel une nouvelle autonomie managériale pourrait s’affirmer : une reprise en main musclée par une élite organisatrice, en termes de réglementation, de gestion et de politiques.
Faut-il en voir les premiers signes dans les récentes déclarations de Barack Obama concernant les banques ? Peut-être, mais il ne s’agirait pas de la répétition de ce qui est parfois désigné aux Etats-Unis comme une « répression financière » en référence à la relative domestication des intérêts financiers dans la période d’après-guerre ; les caractères « sociaux » du compromis de l’époque ne seraient pas reproduits. Un nouvel équilibre des pouvoirs s’établirait entre les classes salariées supérieures et les classes capitalistes, sous la direction des premières. L’Etat s’impliquerait vigoureusement dans l’économie, mais il pourrait alors devenir évident que l’Etat n’est pas nécessairement de gauche.
Du strict point de vue des classes supérieures états-uniennes, considérées globalement, la crise démontre la nécessité d’un tel changement. Elle trouve ses racines dans une course effrénée aux hauts revenus, qui a elle-même engendré deux types de dérives : le développement débridé des activités financières et les déséquilibres croissants de l’économie des Etats-Unis (toujours plus dépendante des importations et de financements en provenance du reste du monde) (7). De telle sorte qu’il s’est produit une forme de « divorce » entre les intérêts des classes supérieures et ceux des Etats-Unis en tant que territoire économique ; non seulement les sources de revenu des classes supérieures se sont globalisées, mais ces dernières ont privilégié leur train de vie (c’est-à-dire leur consommation) aux dépens de l’investissement productif de la nation. Corriger ces dérives s’impose comme la condition préalable à toute véritable sortie de crise. Une tâche très difficile, impossible selon les règles du jeu néolibéral.
Si un tel sursaut se produisait, le facteur national, c’est-à-dire la défense de l’intérêt du pays au détriment des intérêts immédiats des classes dominantes, en constituerait, sans doute, la force motrice principale. La conscience des exigences imposées par la crise actuelle semble particulièrement forte au sein d’une fraction quelque peu inattendue des cadres, ceux de l’armée (lire « Un nationalisme interventionniste »). Leur production intellectuelle montre que le « facteur national » pourrait aisément revêtir le visage d’un nationalisme, celui d’une droite de la droite. Une option qui n’est pas la plus probable, mais qu’on ne saurait écarter.
Dans la première phase de la crise, les discours et les pratiques visèrent surtout à perpétuer les modalités de l’alliance néolibérale au sommet, à savoir la récupération aussi rapide que possible des avantages matériels des classes supérieures. Le rebond des primes en témoigne. L’heure des changements a pourtant sonné. A droite sans doute, malgré le choc. Pas à l’extrême droite, faut-il espérer.

(1) Il est difficile de donner un nom à ce compromis : keynésien, social-démocrate, fordiste… Cela laisserait entendre que la prospérité de l’après-guerre viendrait de l’indexation des salaires sur la productivité du travail, point de vue que nous jugeons erroné.
 (2) On n’entrera pas ici dans la discussion du caractère « productiviste » de ces décennies et de ses conséquences en termes de réchauffement climatique.
(3) Par des taux d’intérêt faibles une fois corrigés de l’inflation et, dans certains pays, par des nationalisations. Au Japon, la proximité entre banques et entreprises non financières constituait un cas extrême.
(4) La continuité est plus forte entre le Front populaire et la France de l’après-guerre qu’entre le New Deal et un gouvernement comme celui de Dwight Eisenhower. Les conditions de la normalisation politique furent très différentes dans les deux pays.
(5) Le néolibéralisme n’est pas une idéologie mais un ordre social. Il y a corrélativement une « idéologie néolibérale ».
(6) Lire Gérard Duménil et Jacques Bidet, « Un autre marxisme pour un autre monde », Le Monde diplomatique, octobre 2007.
(7) Lire « Une trajectoire financière insoutenable », Le Monde diplomatique, août 2008.

http://www.monde-diplomatique.fr/2010/07/DUMENIL/19397

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