Bruno Tinel
Tous ruinés dans dix ans ? (1) Jacques Attali est catégorique : si les tendances actuelles se poursuivent, « la ruine de l’Occident tout entier constitue un scénario crédible ». La menace ? L’explosion de la dette publique, que certains pays seraient bientôt incapables de rembourser. « La guerre attend le débiteur au tournant du défaut. »
La nécessité d’attiser l’effroi du lecteur justifie de mettre au point les indicateurs de banqueroute les plus imaginatifs. L’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin s’effrayait du rapport de la dette publique au nombre des nouveau-nés de l’année ; Attali élargit la palette des comparaisons en ramenant l’endettement au nombre d’actifs, au revenu moyen mensuel ou aux revenus fiscaux. Certains regretteront que l’auteur n’ait pas poussé l’exercice plus loin, renonçant à comparer la dette à la surface agricole cultivable, au nombre d’animaux domestiques ou à la population des porteurs de moustaches…
Attali veut faire peur. Un chapitre entier détaille le « scénario du pire », sur fond de métaphores bibliques : défaut, faillite de l’euro et du dollar, dépression mondiale, effondrement de l’Asie. Mais la lecture suscite moins d’angoisse que d’ennui. Les éléments d’enquête n’encombrent pas un propos tissé d’anecdotes plus ou moins divertissantes. L’argumentation, rudimentaire, repose avant tout sur les convictions de l’auteur (qu’il n’estime pas avoir à justifier) et sur ses erreurs. Attali prétend, par exemple, qu’il est impossible de mesurer le rapport entre la valeur de la dette publique et celle des actifs publics. Or on peut le faire... et on le fait, au moyen des comptes de patrimoines dressés, en France, par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Certes imparfaite, l’estimation existe bel et bien, mais il est parfois plus commode de prétendre que certaines données ne sont pas disponibles.
Fariboles et
vrai scandale
Si Attali annonce le chaos, c’est pour nous expliquer comment l’éviter. Tout d’abord se préoccuper du problème de la dette. Un dossier qu’Attali est seul à ouvrir, exception faite du chœur des experts médiatiques (lire « Qui paie les experts de la télévision américaine ? » et « En France aussi… »), de la quasi-totalité des éditorialistes en vue et d’une large majorité des représentants politiques. En second lieu, résorber la dette. Ne pas s’interdire de privatiser partiellement la Sécurité sociale et réduire la dépense publique. Valère, l’intendant d’Harpagon, proposait de « faire bonne chère avec peu d’argent » ? Attali, celui des puissants, suggère de « rendre de meilleurs services publics avec moins de ressources ».
Austérité dans l’équité : Attali promet de revoir certaines niches, la fiscalité immobilière, l’exonération des droits de succession, d’augmenter la TVA et même de créer une ou deux tranches supplémentaires d’impôt sur le revenu. Mais uniquement pendant « la durée du redressement des comptes ». De la même façon, « réduire la portée du bouclier fiscal » constitue un bon moyen... de ne pas le supprimer.
La vraie performance de ce livre de deux cent soixante pages se situe ailleurs : il ne dit rien sur les causes de la montée de l’endettement public dans les pays capitalistes avancés au cours des trente dernières années. Pas un mot sur le tournant néolibéral qui a conduit, à partir des années 1980, à des politiques monétaires restrictives, au nom de la lutte contre l’inflation, à des taux d’intérêt extrêmement élevés, favorisant la rente au détriment de toute autre forme de revenu. C’est pourtant là qu’il faut chercher la principale cause de l’essor des dettes publiques.
Ce qui est d’abord en jeu, c’est un clivage social entre ceux qui disposent d’un patrimoine placé (notamment sous la forme de bons du Trésor (2)) et ceux qui n’ont que leur salaire. Les uns profitent de la rémunération des titres de la dette qu’ils détiennent ; les autres paient des impôts, directs ou indirects, dont une partie sert à payer les intérêts de l’épargne des premiers.
S’il y a quelque chose de vraiment scandaleux dans la dette publique, ce ne sont pas les fariboles que l’on raconte sur les transferts « intergénérationnels ». A strictement parler, il n’y en a pas. Le scandale de la dette publique tient plutôt à son caractère antiredistributif : les pauvres rémunèrent les riches.
Les baisses d’impôt accordées aux ménages aisés ont en effet accru leurs revenus disponibles et leur épargne, placés sur les marchés financiers, en obligations d’Etat par exemple. Elles ont donc stimulé la demande de dette publique au moment même où elles en accroissaient l’offre, puisque baisser les impôts, c’est amputer les recettes de l’Etat. Même l’éditorialiste des Echos Favila reconnaît que, « de 1999 à aujourd’hui (c’est-à-dire sous des gouvernements de gauche et de droite), l’ensemble des allégements décidés chaque année a réduit les recettes publiques de près de trois points de produit intérieur brut (PIB). (…) L’effet cumulé sur dix ans de ces manques à gagner est énorme, puisque les experts ont calculé que la dette publique, qui représente, en 2009, 77,6 %du PIB, serait de vingt points inférieure si la pression des prélèvements fiscaux et sociaux n’avait pas baissé (3) ».
Aujourd’hui, ceux-là mêmes qui ont bénéficié de ce mécanisme de redistribution à rebours exigent que l’on tranche dans des dépenses publiques. Leur objectif ? Assurer le remboursement de la dette tout en évitant une hausse des impôts ou de l’inflation, laquelle rognerait leur patrimoine. En d’autres termes : facturer le coût de leur enrichissement aux autres. Une seconde fois.
A supposer qu’elles aient lieu, les coupes budgétaires envisagées ne parviendront pourtant pas à réduire l’endettement des pays capitalistes avancés, dès lors qu’une bonne partie d’entre eux entreprennent la même politique au même moment. Cette réduction des dépenses risque, au contraire, de saper la croissance, de réduire les recettes fiscales... et d’accroître le montant de la dette.
On comprend aisément ce qui pousse Attali à taire la question des rapports de classes. Lui-même conseiller du prince — de tous les princes — depuis trente ans, il a participé, à sa manière, aux grands choix de politique économique et de société qui nous ont conduits à ce résultat. Son ouvrage ne propose pas de changer de cap. Mais d’aller plus loin encore.
(1) Toutes les citations sont tirées de Jacques Attali, Tous ruinés dans dix ans ? Dette publique : la dernière chance, Fayard, Paris, 2010, 240 pages, 15,90 euros.
(2) Titres de la dette publique.
(3) Les Echos, Paris, 14 juin 2010.
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