Henri Maler
« Répliques », chaque samedi sur France Culture : une émission d’Alain Finkielkraut que celui-ci dédie à sa propre pensée, en présence d’interlocuteurs qui lui servent de faire-valoir [1].
Le samedi 23 octobre 2010, étaient invités pour un entretien intitulé « Le Choc des cultures », Jeannette Bougrab (présidente de la Halde), Hugues Lagrange (sociologue, auteur d’un ouvrage très controversé, Le Déni des cultures, [2]) et « un journaliste producteur réalisateur de films documentaires pour la télévision » : Daniel Leconte dont la présence était d’autant plus étonnante qu’il intervenait comme producteur d’un documentaire [3] qu’il n’avait pas lui-même réalisé : en qualité d’idéologue, et certainement pas de journaliste [4].
Ce qui n’empêcha pas ce dernier d’offrir aux auditeurs une grande leçon de journalisme-sans-idéologie et de culture-cultivée.
Le samedi 23 octobre 2010, étaient invités pour un entretien intitulé « Le Choc des cultures », Jeannette Bougrab (présidente de la Halde), Hugues Lagrange (sociologue, auteur d’un ouvrage très controversé, Le Déni des cultures, [2]) et « un journaliste producteur réalisateur de films documentaires pour la télévision » : Daniel Leconte dont la présence était d’autant plus étonnante qu’il intervenait comme producteur d’un documentaire [3] qu’il n’avait pas lui-même réalisé : en qualité d’idéologue, et certainement pas de journaliste [4].
Ce qui n’empêcha pas ce dernier d’offrir aux auditeurs une grande leçon de journalisme-sans-idéologie et de culture-cultivée.
Alain Finkielkraut fut égal à lui-même. Jeannette Bougrab ne cessa de répéter que la République ne devait pas excuser des comportements inadmissibles. Hugues Lagrange tenta d’expliquer que le contexte international, le chômage et surtout la ségrégation sociale étaient des facteurs explicatifs, mais qui n’expliquent pas tout, puisque, selon lui, le conflit des cultures joue un rôle décisif. Il tenta d’expliquer, mais ce qu’il avait à dire n’intéressait personne dans le studio. Et surtout pas Daniel Leconte.
L’émission était commencée depuis une quinzaine de minutes, quand Daniel Leconte intervint [5].
I. Mensonges
- Daniel Leconte : « Écoutez, on est dans le déni. Hugues Lagrange va parler du déni des cultures, moi je considère qu’on est dans le déni de l’information. Et il y a un certain nombre de journalistes, si vous voulez - je ne dis pas tous, Dieu merci, par exemple Le Monde a été sur cette affaire exemplaire, Le Figaro aussi – il y a un certain nombre de journalistes qui fonctionnent… »
- Alain Finkielkraut : « Le Figaro, c’est une circonstance aggravante, enfin aux yeux de certains, je pense. »
Passons sur l’article « exemplaire » du Monde. Mais quand on lit l’un des deux articles consacrés au documentaire par Le Figaro, (« Scènes de machisme ordinaire »), on découvre qu’il accrédite la version proposée par la réalisatrice [6], mais sans dire un mot sur cette autre version, mentionnée un peu partout selon laquelle les témoignages (45 au total) auraient été soigneusement triés et montés en fonction du commentaire. Cette omission est, à n’en pas douter, une « circonstance aggravante », Monsieur Finkielkraut.
- Daniel Leconte : « En tous les cas, il y a un certain nombre de journalistes qui fonctionnent sur le déni. Alors un des éléments du déni, c’est par exemple vous citez l’Obs. Alors l’Obs, ils sont drôles, ils sont rigolos. Ils disent : "en fin de compte ce film ne répond pas à la question du pourquoi". Autrement dit, ils demandent aux journalistes de ne pas être sur les faits. Moi depuis que j’ai fait ce métier dans le passé, je suis sur les faits en général et on demande à un journaliste… moi tous les journalistes que je fais travailler, je leur demande de me ramener l’information, les faits. Non, là pour eux, comme d’ailleurs pour Libération, c’est la question du pourquoi. D’ailleurs c’est la question qui est posée à Hugues Lagrange et quand Hugues Lagrange, lui, répond pourquoi on lui dénie aussi le droit de le dire pour des raisons purement idéologiques. Ça c’est la première façon de faire du déni.
Mensonge par omission n°1. Il suffit de lire l’article paru dans Le Nouvel Observateur du 23 septembre 2010 (« Le doc qui dérange ») pour découvrir que son auteure, Marie Vaton, conteste, non les faits mais leur sélection arbitraire, avant d’interroger : « Pourquoi ne pas avoir cherché à analyser les causes du machisme des garçons ? Leur malaise, leurs frustrations, les discriminations dont ils sont victimes ? » Réponse de Leconte : parce que les causes ne sont pas des faits !
Mensonge par omission n°2. Il suffit de lire l’article paru dans Libération le 29 octobre 2010 (« La cité des lieux communs ») pour découvrir qu’il met, lui aussi, en question, mais modérément, la sélection des faits et l’usage des témoignages, avant de préciser : « […] ce qui aurait pu être finalement un point de vue d’auteur, une manière caricaturale mais efficace de mettre certains jeunes de quartier devant leur machisme, est malheureusement discrédité par le commentaire. Il ne donne jamais les statistiques des violences faites aux femmes, un phénomène national et pas spécifique aux quartiers, et est truffé d’erreurs. » Un commentaire truffé d’erreurs sur les faits, Monsieur Leconte…
- Daniel Leconte : « La deuxième, vous parliez de la “fixeuse”. Deuxième façon de fonctionner sur le déni, c’est le parti pris. On peut savoir très vite, au bout de 48 heures, que la “fixeuse” en question ment. Il suffit de vérifier, « Arrêt sur Images » a fait ce travail très facilement. Ils ont vu qu’elle a changé de version quatre fois en un mois et qu’à chaque fois elle promettait des choses qu’elle tenait pas, elle parlait de référés qui n’ont jamais eu lieu, la presse relayait ce genre de choses, mais ça permettait, si vous voulez, de maintenir en suspicion le travail d’approche que nous avions fait de cette réalité ».
Mensonge par omission n°3. L’article d’ « Arrêt sur images » auquel Daniel Leconte fait, semble-t-il, référence n’est disponible que pour les abonnés (« La cité du mâle : bidonnage, ou censure ? »). Or non seulement cet article établit, pour l’essentiel, non que Nabila Laïb ment mais que le « bidonnage est difficile à prouver », mais surtout, il rappelle, en lui laissant la parole que celle-ci n’est pas seulement « fixeuse », mais journaliste, comme le confirme un journaliste du Point, par ailleurs très critique sur le documentaire :
Calomnie, mais de qui ? Il suffit de lire l’article de Mona Chollet, paru dans « La valise diplomatique » sur Le Monde diplomatique, le 1er octobre 2010 (« Sur Arte, un "féminisme" anti-immigrés ») pour vérifier qu’il ne comporte aucune calomnie, mais des faits, surtout des faits, Monsieur Leconte, assortis de commentaires qui, jusqu’à plus ample informé, ne visent pas des « gens » mais leur travail : une présentation des « faits » qui en défigure le sens.
Expliquer, c’est justifier ? De leur côté, Jeannette Bougrab et Alain Finkielkraut s’employèrent à refuser toute tentative d’explication : la première parce qu’expliquer ce serait justifier, le second parce que toute autre explication que la sienne serait une justification. Exemples :
- Jeannette Bougrab : « […] On oublie qu’en France une femme meurt tous les deux jours des coups portés par son conjoint et ce qui me surprend, c’est… Moi je ne veux pas savoir pourquoi ! Que les choses soient claires ! Mais ce n’est pas le travail du pourquoi. »
- Alain Finkielkraut : « Oui mais Jeannette Bougrab j’ai quand même une question à vous poser […] Le Monde diplomatique, Le Nouvel Observateur, Télérama, sont pleins de bonnes intentions. Ils pensent que montrer des gens qui vous expliquent par exemple "la meuf qui s’est fait tuer dans une poubelle je m’en fiche, ça m’a rien fait", La cité du mâle, c’est entretenir le dégoût des cités. Ils préfèrent le déni au dégoût, ils disent : nous ne devons pas alimenter le racisme. […] On ne va pas parler des jeunes arabes ou des jeunes noirs des banlieues parce que ce sont des victimes potentielles de l’exclusion : alors, quoi qu’ils fassent, ils sont excusables. »
Seul Hugues Lagrange s’efforça à sa façon, évidemment discutable, de quitter ce procès en sorcellerie. Ainsi :
- Hughes Lagrange : « Expliquer et justifier sont deux choses différentes… »
- Alain Finkielkraut (en écho) : « “Expliquer et justifier sont deux choses différentes”. Je voudrais introduire un autre facteur d’explication… Mais d’abord Daniel Leconte.
Daniel Leconte put alors, tout à loisir, donner la mesure de son immense talent de journaliste…
II. Calomnies
On écoute
Reprenons [7]…
- Hughes Lagrange : « Expliquer et justifier sont deux choses différentes »
- Alain Finkielkraut : « “Expliquer et justifier sont deux choses différentes”. Je voudrais introduire un autre facteur d’explication… Mais d’abord Daniel Leconte. »
- Daniel Leconte : « Oui il y a beaucoup de choses auxquelles je voudrais répondre, alors je vais essayer dans l’ordre. Par rapport à ce que dit Lagrange sur faire l’effort du pourquoi. Vu la difficulté que vous rencontrez vous-même à le faire, sachant comment vous rentrez en opposition avec des gens qui vous le reprochent, la confusion qu’il y a dans tout ça, je dis bien sûr et c’est votre travail de sociologue de le faire et de le faire bien, mais ça ne garantit pas la solution au problème. Il y a une difficulté juste sur le constat déjà aujourd’hui parce que les gens ne veulent pas le voir, il y a le déni sur le constat lui-même, vous en êtes la victime. Donc déjà ça. Alors après sur l’interprétation… »
Et immédiatement après la leçon…
Bidouillage
- Daniel Leconte : « Mais je vais vous citer un exemple qui va vous intéressez Alain, vous allez comprendre pourquoi. C’est un dialogue que rapporte Pierre Bourdieu, il y a 20 ans. Pierre Bourdieu. Il met en présence François et Ali, ça va vous intéresser Hugues Lagrange. »
Daniel Leconte lit alors, non un dialogue, mais un extrait d’un entretien sociologique publié dans La Misère du monde [8].
- Daniel Leconte : « Alors maintenant commentaire de Bourdieu, ça c’est le plus intéressant : "J’ai d’emblée béni le hasard (j’ai ensuite compris que c’était un effet de leur amitié) qui m’a fait rencontrer ensemble Ali et François. Comment ceux qui liront leurs propos pourraient-ils ne pas voir qu’ils ont en fait tout en commun, hormis l’origine ethnique, à laquelle, ils ne font d’ailleurs jamais référence et à quel point sont absurdes et criminels ceux qui introduisent dans le discours politique et dans le cerveau des citoyens la dichotomie immigrés/nationaux." »
Voilà un exemple du respect scrupuleux des faits par le journaliste-sans-idéologie que prétend être Daniel Leconte ! Le commentaire de Pierre Bourdieu porte sur un entretien de 13 pages (et le précède) : ce n’est pas un commentaire qui porterait particulièrement sur l’extrait lu à l’antenne et le suivrait. Or ce petit montage de texte, réalisé à partir d’un ouvrage qu’il n’a sans doute pas lu, permet au producteur d’un documentaire déjà réputé pour son art de sélectionner les faits, de laisser entendre que la « dichotomie immigrés/nationaux » est pertinente puisqu’Ali tient des propos manifestement plus machistes que ceux de François. Comme s’il n’existait pas des « nationaux » dont le machisme n’a rien à envier à celui d’Ali. Mais Daniel Leconte sait-il ce qu’est une dichotomie ?
Pourtant le pire vient immédiatement après ce bidouillage :
Calomnie
- Daniel Leconte : « Voila ce que disait Bourdieu il y a 20 ans. S’il avait dit autre chose peut-être que Sohane ne serait pas morte. C’est-à-dire que, en fait… »
- Alain Finkielkraut : « Là, vous allez trop loin quand même »
- Daniel Leconte : « Non je vais peut-être un peu loin pour que vous réagissiez, Alain Finkielkraut. Voilà. »
- Alain Finkielkraut : [riant] « Mais je sais que les auditeurs peuvent réagir. Je suis assez critique avec la pensée de Bourdieu, mais on ne peut pas lui imputer une responsabilité aussi lourde que celle-là. »
Alain Finkielkraut « sait » que les auditeurs pourraient réagir (comme ils l’ont fait quand Jean-Claude Milner a déclaré à l’antenne que Les Héritiers de Pierre Bourdieu et Claude Passeron était un ouvrage antisémite [11]). Mais il ne relève même pas que Daniel Leconte retire à peine ce qu’il a affirmé et que la fugitive et timide mise au point du « philosophe » n’arrête pas « l’amoureux des faits ». Qui poursuit ainsi :
Vilénie
- Daniel Leconte : « Ayant réagi à ça. On a là une figure absolument spectaculaire du déni. »
- Alain Finkielkraut : « Ah oui, c’est le déni. »
- Daniel Leconte : « C’est-à-dire elle est sous les yeux et on dit exactement l’inverse de ce que l’on vient de décrire. »
- Hugues Lagrange : « Il faut savoir qu’il y a 20 ans, on repro… »
- Daniel Leconte : « On reproduise à l’identique le déni ! C’est exceptionnel quand même. »
- Hugues Lagrange : « Les filles bien sérieuses… »
- Jeannette Bougrab : « Arrêtez de parler de ces filles sérieuses. Le problème c’est que… »
- Daniel Leconte : « Non mais ce n’est pas moi, c’est Bourdieu. » [Rires]
Après une calomnie grossière, une vilénie mensongère qui suscite des rires cultivés au micro de France… Culture. Une vilénie immédiatement corrigée (sans qu’on l’entende distinctement et sans que personne n’y prenne garde) par Hugues Lagrange :
- Hugues Lagrange : « “Les filles sérieuses”, ce sont les jeunes qui emploient ce mot. »
Pas Pierre Bourdieu, évidemment. Mais Alain Finkielkraut avait sans doute goûté la « plaisanterie » ! Qu’il n’a pas relevée, pressé d’en venir à l’essentiel, que voici :
- Jeannette Bougrab : « Non mais le truc c’est qu’ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent, on leur trouve toujours des raisons, des explications. »
- Alain Finkielkraut : « Ah non, personne ici. »
Personne « ici » ne trouve des explications ? Encore faudrait-il qu’on les cherche puisque « expliquer, ce n’est pas justifier », comme l’a très provisoirement concédé Alain Finkielkraut.
Épilogue ?
Dix minutes plus tard, la culture reprend ses droits [12].
- Daniel Leconte : « La deuxième chose, Alain, que je voudrais vous dire. La deuxième chose que je voudrais vous dire. Et cette idée que les premières victimes des islamistes sont les musulmans je veux que les gens l’entendent. La deuxième chose que je voulais vous dire par rapport à votre question de l’antiracisme. Moi je pense que c’est une question qui est abordée, qui est frôlée dans le livre d’Hugues Lagrange mais qui me parait déterminante. Et qu’il y avait d’ailleurs dans ce que je vous citais du Bourdieu tout à l’heure. C’est l’univers de la classe. C’est l’univers,… le magistère, je pense, le magistère marxiste, la grille de lecture marxiste du monde qu’il y a aujourd’hui en sciences sociales à l’université française. C’est-à-dire que tout ce qui ne rentre pas dans ce moule-là, qui a un critère idéologique dominant si vous voulez, est expulsé. Et je pense que… alors que c’est quand même d’ailleurs du marxisme vulgaire parce qu’il ne faut pas oublier que chez les marxistes il y avait en particulier Balibar et Althusser qui avaient introduits des éléments, si vous voulez, qui n’étaient pas de l’économisme vulgaire ou du déterminisme vulgaire par l’économie ou le social, qu’on ne trouvait… il y avait déjà chez eux cette évolution. Là on est revenu… il y a un retour du social qui permet d’expliquer tout. Et je pense qu’il y a une opposition vent debout de ces gens qui – consciente ou inconsciente – contre un autre type d’explication sur le comportement des gens. »
On n’est pas obligé de relire plusieurs fois ce galimatias d’une rare indigence… On retiendra seulement que Daniel Leconte assène que le marxisme – dont il ignore tout - est dominant dans les sciences sociales françaises et qu’il invoque Étienne Balibar comme si ce dernier avait cessé d’exister, ou du moins d’écrire contre les « thèses » à la Leconte-Finkielkraut.
Le droit à la bêtise et à l’ignorance doit être concédé à Daniel Leconte. Mais à quel titre ? Au nom du journalisme ? Sur France Culture ?
Henri Maler (grâce à la transcription de Didier Duterrier)
L’émission était commencée depuis une quinzaine de minutes, quand Daniel Leconte intervint [5].
I. Mensonges
- Daniel Leconte : « Écoutez, on est dans le déni. Hugues Lagrange va parler du déni des cultures, moi je considère qu’on est dans le déni de l’information. Et il y a un certain nombre de journalistes, si vous voulez - je ne dis pas tous, Dieu merci, par exemple Le Monde a été sur cette affaire exemplaire, Le Figaro aussi – il y a un certain nombre de journalistes qui fonctionnent… »
- Alain Finkielkraut : « Le Figaro, c’est une circonstance aggravante, enfin aux yeux de certains, je pense. »
Passons sur l’article « exemplaire » du Monde. Mais quand on lit l’un des deux articles consacrés au documentaire par Le Figaro, (« Scènes de machisme ordinaire »), on découvre qu’il accrédite la version proposée par la réalisatrice [6], mais sans dire un mot sur cette autre version, mentionnée un peu partout selon laquelle les témoignages (45 au total) auraient été soigneusement triés et montés en fonction du commentaire. Cette omission est, à n’en pas douter, une « circonstance aggravante », Monsieur Finkielkraut.
- Daniel Leconte : « En tous les cas, il y a un certain nombre de journalistes qui fonctionnent sur le déni. Alors un des éléments du déni, c’est par exemple vous citez l’Obs. Alors l’Obs, ils sont drôles, ils sont rigolos. Ils disent : "en fin de compte ce film ne répond pas à la question du pourquoi". Autrement dit, ils demandent aux journalistes de ne pas être sur les faits. Moi depuis que j’ai fait ce métier dans le passé, je suis sur les faits en général et on demande à un journaliste… moi tous les journalistes que je fais travailler, je leur demande de me ramener l’information, les faits. Non, là pour eux, comme d’ailleurs pour Libération, c’est la question du pourquoi. D’ailleurs c’est la question qui est posée à Hugues Lagrange et quand Hugues Lagrange, lui, répond pourquoi on lui dénie aussi le droit de le dire pour des raisons purement idéologiques. Ça c’est la première façon de faire du déni.
Mensonge par omission n°1. Il suffit de lire l’article paru dans Le Nouvel Observateur du 23 septembre 2010 (« Le doc qui dérange ») pour découvrir que son auteure, Marie Vaton, conteste, non les faits mais leur sélection arbitraire, avant d’interroger : « Pourquoi ne pas avoir cherché à analyser les causes du machisme des garçons ? Leur malaise, leurs frustrations, les discriminations dont ils sont victimes ? » Réponse de Leconte : parce que les causes ne sont pas des faits !
Mensonge par omission n°2. Il suffit de lire l’article paru dans Libération le 29 octobre 2010 (« La cité des lieux communs ») pour découvrir qu’il met, lui aussi, en question, mais modérément, la sélection des faits et l’usage des témoignages, avant de préciser : « […] ce qui aurait pu être finalement un point de vue d’auteur, une manière caricaturale mais efficace de mettre certains jeunes de quartier devant leur machisme, est malheureusement discrédité par le commentaire. Il ne donne jamais les statistiques des violences faites aux femmes, un phénomène national et pas spécifique aux quartiers, et est truffé d’erreurs. » Un commentaire truffé d’erreurs sur les faits, Monsieur Leconte…
- Daniel Leconte : « La deuxième, vous parliez de la “fixeuse”. Deuxième façon de fonctionner sur le déni, c’est le parti pris. On peut savoir très vite, au bout de 48 heures, que la “fixeuse” en question ment. Il suffit de vérifier, « Arrêt sur Images » a fait ce travail très facilement. Ils ont vu qu’elle a changé de version quatre fois en un mois et qu’à chaque fois elle promettait des choses qu’elle tenait pas, elle parlait de référés qui n’ont jamais eu lieu, la presse relayait ce genre de choses, mais ça permettait, si vous voulez, de maintenir en suspicion le travail d’approche que nous avions fait de cette réalité ».
Mensonge par omission n°3. L’article d’ « Arrêt sur images » auquel Daniel Leconte fait, semble-t-il, référence n’est disponible que pour les abonnés (« La cité du mâle : bidonnage, ou censure ? »). Or non seulement cet article établit, pour l’essentiel, non que Nabila Laïb ment mais que le « bidonnage est difficile à prouver », mais surtout, il rappelle, en lui laissant la parole que celle-ci n’est pas seulement « fixeuse », mais journaliste, comme le confirme un journaliste du Point, par ailleurs très critique sur le documentaire :
« Laïb est en colère, également, pour des raisons qui dépassent le fond du film. "J’ai fait toute l’enquête, c’est grâce à moi si Sanchez a eu tous les contacts" souligne-t-elle. Et lors du montage final, elle a été écartée alors qu’elle avait été employée, selon elle, comme journaliste et non seulement comme fixeuse. "Tout au long du tournage, on ne m’a jamais considérée comme une journaliste", déplore-t-elle. La jeune femme, titulaire d’une carte de presse, a travaillé pour France 2, et pour Le Point, comme journaliste. "Elle est parfois difficile à gérer, elle a un fort caractère, mais je n’ai jamais eu de problème avec elle", affirme Decugis, qui la présente comme "ayant un pied dans la cité, un pied dans le journalisme". "Ma crédibilité en a pris un coup dans la cité", déplore-t-elle. "J’avais tissé des liens de confiance… tout est parti en fumée". »- Daniel Leconte : Il y a une troisième façon si vous voulez, c’est la calomnie. C’est la calomnie de la même façon qu’Hugues Lagrange par exemple quand il fait son travail sur le déni des cultures, on le soupçonne d’être néoconservateur, nous on a dit qu’on avait un regard néoconservateur sur les cités. Ou bien ça a été dans Le Monde diplomatique qui est aussi une référence, il y a des ennemis qu’on mérite et j’en suis fier, c’était un féminisme anti-immigrés. Voilà il y a une façon de disqualifier si vous voulez le travail que nous faisons. Quand on n’arrive pas à disqualifier ce travail, on essaye de disqualifier les gens. Et donc mis bout à bout tout ça fait qu’on tient pendant un mois sur une fiction et qui n’est pas du tout la réalité qui est une fiction et qui alimente une certaine presse pour dire une certaine vérité qui n’est pas évidente, pas la nôtre. »
Calomnie, mais de qui ? Il suffit de lire l’article de Mona Chollet, paru dans « La valise diplomatique » sur Le Monde diplomatique, le 1er octobre 2010 (« Sur Arte, un "féminisme" anti-immigrés ») pour vérifier qu’il ne comporte aucune calomnie, mais des faits, surtout des faits, Monsieur Leconte, assortis de commentaires qui, jusqu’à plus ample informé, ne visent pas des « gens » mais leur travail : une présentation des « faits » qui en défigure le sens.
Expliquer, c’est justifier ? De leur côté, Jeannette Bougrab et Alain Finkielkraut s’employèrent à refuser toute tentative d’explication : la première parce qu’expliquer ce serait justifier, le second parce que toute autre explication que la sienne serait une justification. Exemples :
- Jeannette Bougrab : « […] On oublie qu’en France une femme meurt tous les deux jours des coups portés par son conjoint et ce qui me surprend, c’est… Moi je ne veux pas savoir pourquoi ! Que les choses soient claires ! Mais ce n’est pas le travail du pourquoi. »
- Alain Finkielkraut : « Oui mais Jeannette Bougrab j’ai quand même une question à vous poser […] Le Monde diplomatique, Le Nouvel Observateur, Télérama, sont pleins de bonnes intentions. Ils pensent que montrer des gens qui vous expliquent par exemple "la meuf qui s’est fait tuer dans une poubelle je m’en fiche, ça m’a rien fait", La cité du mâle, c’est entretenir le dégoût des cités. Ils préfèrent le déni au dégoût, ils disent : nous ne devons pas alimenter le racisme. […] On ne va pas parler des jeunes arabes ou des jeunes noirs des banlieues parce que ce sont des victimes potentielles de l’exclusion : alors, quoi qu’ils fassent, ils sont excusables. »
Seul Hugues Lagrange s’efforça à sa façon, évidemment discutable, de quitter ce procès en sorcellerie. Ainsi :
- Hughes Lagrange : « Expliquer et justifier sont deux choses différentes… »
- Alain Finkielkraut (en écho) : « “Expliquer et justifier sont deux choses différentes”. Je voudrais introduire un autre facteur d’explication… Mais d’abord Daniel Leconte.
Daniel Leconte put alors, tout à loisir, donner la mesure de son immense talent de journaliste…
II. Calomnies
On écoute
Reprenons [7]…
- Hughes Lagrange : « Expliquer et justifier sont deux choses différentes »
- Alain Finkielkraut : « “Expliquer et justifier sont deux choses différentes”. Je voudrais introduire un autre facteur d’explication… Mais d’abord Daniel Leconte. »
- Daniel Leconte : « Oui il y a beaucoup de choses auxquelles je voudrais répondre, alors je vais essayer dans l’ordre. Par rapport à ce que dit Lagrange sur faire l’effort du pourquoi. Vu la difficulté que vous rencontrez vous-même à le faire, sachant comment vous rentrez en opposition avec des gens qui vous le reprochent, la confusion qu’il y a dans tout ça, je dis bien sûr et c’est votre travail de sociologue de le faire et de le faire bien, mais ça ne garantit pas la solution au problème. Il y a une difficulté juste sur le constat déjà aujourd’hui parce que les gens ne veulent pas le voir, il y a le déni sur le constat lui-même, vous en êtes la victime. Donc déjà ça. Alors après sur l’interprétation… »
Et immédiatement après la leçon…
Bidouillage
- Daniel Leconte : « Mais je vais vous citer un exemple qui va vous intéressez Alain, vous allez comprendre pourquoi. C’est un dialogue que rapporte Pierre Bourdieu, il y a 20 ans. Pierre Bourdieu. Il met en présence François et Ali, ça va vous intéresser Hugues Lagrange. »
Daniel Leconte lit alors, non un dialogue, mais un extrait d’un entretien sociologique publié dans La Misère du monde [8].
L’entretien tel que Daniel Leconte l’a lu [9]Après cette lecture, Daniel Leconte poursuit :
- Question de Pierre Bourdieu : "Ta copine elle est de la cité aussi ?" François : "Ouais, elle est de la cité."
- Pierre Bourdieu : "T’habites avec elle ?"
- François : "Comment habiter ?"
- Bourdieu : "J’veux dire t’habites avec elle, t’es pas marié encore ?"
- François : "Non, non j’suis pas marié. Non j’suis pas avec elle, non."
- Bourdieu : "Tu vas te marier après le service quoi ?"
- François : "Non, non il faut qu’elle travaille et moi aussi évidemment."
Pierre Bourdieu se tourne vers Ali [ajouté par Daniel Leconte]
- Bourdieu : "Et toi tu as une copine ?"
- Ali : "Bah moi c’est vite fait, bien fait. Non moi c’est vite… [il rigole] Non moi j’aime pas… vraiment qu’elle est bien. Parce que les filles que l’on connaît sont pas sérieuses. Vaut mieux connaître les filles qui sont bien sérieuses, mais c’est dur à trouver."
- Bourdieu : " Oui. [10] Et celles qui vont avec vous, elles le sont pas ?"
- Ali : "Non, non, elles sont pas sérieuses. Vous lui tournez le dos, ben ça y est vous la voyez plus, elle est déjà avec un autre."
- Daniel Leconte : « Alors maintenant commentaire de Bourdieu, ça c’est le plus intéressant : "J’ai d’emblée béni le hasard (j’ai ensuite compris que c’était un effet de leur amitié) qui m’a fait rencontrer ensemble Ali et François. Comment ceux qui liront leurs propos pourraient-ils ne pas voir qu’ils ont en fait tout en commun, hormis l’origine ethnique, à laquelle, ils ne font d’ailleurs jamais référence et à quel point sont absurdes et criminels ceux qui introduisent dans le discours politique et dans le cerveau des citoyens la dichotomie immigrés/nationaux." »
Voilà un exemple du respect scrupuleux des faits par le journaliste-sans-idéologie que prétend être Daniel Leconte ! Le commentaire de Pierre Bourdieu porte sur un entretien de 13 pages (et le précède) : ce n’est pas un commentaire qui porterait particulièrement sur l’extrait lu à l’antenne et le suivrait. Or ce petit montage de texte, réalisé à partir d’un ouvrage qu’il n’a sans doute pas lu, permet au producteur d’un documentaire déjà réputé pour son art de sélectionner les faits, de laisser entendre que la « dichotomie immigrés/nationaux » est pertinente puisqu’Ali tient des propos manifestement plus machistes que ceux de François. Comme s’il n’existait pas des « nationaux » dont le machisme n’a rien à envier à celui d’Ali. Mais Daniel Leconte sait-il ce qu’est une dichotomie ?
Pourtant le pire vient immédiatement après ce bidouillage :
Calomnie
- Daniel Leconte : « Voila ce que disait Bourdieu il y a 20 ans. S’il avait dit autre chose peut-être que Sohane ne serait pas morte. C’est-à-dire que, en fait… »
- Alain Finkielkraut : « Là, vous allez trop loin quand même »
- Daniel Leconte : « Non je vais peut-être un peu loin pour que vous réagissiez, Alain Finkielkraut. Voilà. »
- Alain Finkielkraut : [riant] « Mais je sais que les auditeurs peuvent réagir. Je suis assez critique avec la pensée de Bourdieu, mais on ne peut pas lui imputer une responsabilité aussi lourde que celle-là. »
Alain Finkielkraut « sait » que les auditeurs pourraient réagir (comme ils l’ont fait quand Jean-Claude Milner a déclaré à l’antenne que Les Héritiers de Pierre Bourdieu et Claude Passeron était un ouvrage antisémite [11]). Mais il ne relève même pas que Daniel Leconte retire à peine ce qu’il a affirmé et que la fugitive et timide mise au point du « philosophe » n’arrête pas « l’amoureux des faits ». Qui poursuit ainsi :
Vilénie
- Daniel Leconte : « Ayant réagi à ça. On a là une figure absolument spectaculaire du déni. »
- Alain Finkielkraut : « Ah oui, c’est le déni. »
- Daniel Leconte : « C’est-à-dire elle est sous les yeux et on dit exactement l’inverse de ce que l’on vient de décrire. »
- Hugues Lagrange : « Il faut savoir qu’il y a 20 ans, on repro… »
- Daniel Leconte : « On reproduise à l’identique le déni ! C’est exceptionnel quand même. »
- Hugues Lagrange : « Les filles bien sérieuses… »
- Jeannette Bougrab : « Arrêtez de parler de ces filles sérieuses. Le problème c’est que… »
- Daniel Leconte : « Non mais ce n’est pas moi, c’est Bourdieu. » [Rires]
Après une calomnie grossière, une vilénie mensongère qui suscite des rires cultivés au micro de France… Culture. Une vilénie immédiatement corrigée (sans qu’on l’entende distinctement et sans que personne n’y prenne garde) par Hugues Lagrange :
- Hugues Lagrange : « “Les filles sérieuses”, ce sont les jeunes qui emploient ce mot. »
Pas Pierre Bourdieu, évidemment. Mais Alain Finkielkraut avait sans doute goûté la « plaisanterie » ! Qu’il n’a pas relevée, pressé d’en venir à l’essentiel, que voici :
- Jeannette Bougrab : « Non mais le truc c’est qu’ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent, on leur trouve toujours des raisons, des explications. »
- Alain Finkielkraut : « Ah non, personne ici. »
Personne « ici » ne trouve des explications ? Encore faudrait-il qu’on les cherche puisque « expliquer, ce n’est pas justifier », comme l’a très provisoirement concédé Alain Finkielkraut.
Épilogue ?
Dix minutes plus tard, la culture reprend ses droits [12].
- Daniel Leconte : « La deuxième chose, Alain, que je voudrais vous dire. La deuxième chose que je voudrais vous dire. Et cette idée que les premières victimes des islamistes sont les musulmans je veux que les gens l’entendent. La deuxième chose que je voulais vous dire par rapport à votre question de l’antiracisme. Moi je pense que c’est une question qui est abordée, qui est frôlée dans le livre d’Hugues Lagrange mais qui me parait déterminante. Et qu’il y avait d’ailleurs dans ce que je vous citais du Bourdieu tout à l’heure. C’est l’univers de la classe. C’est l’univers,… le magistère, je pense, le magistère marxiste, la grille de lecture marxiste du monde qu’il y a aujourd’hui en sciences sociales à l’université française. C’est-à-dire que tout ce qui ne rentre pas dans ce moule-là, qui a un critère idéologique dominant si vous voulez, est expulsé. Et je pense que… alors que c’est quand même d’ailleurs du marxisme vulgaire parce qu’il ne faut pas oublier que chez les marxistes il y avait en particulier Balibar et Althusser qui avaient introduits des éléments, si vous voulez, qui n’étaient pas de l’économisme vulgaire ou du déterminisme vulgaire par l’économie ou le social, qu’on ne trouvait… il y avait déjà chez eux cette évolution. Là on est revenu… il y a un retour du social qui permet d’expliquer tout. Et je pense qu’il y a une opposition vent debout de ces gens qui – consciente ou inconsciente – contre un autre type d’explication sur le comportement des gens. »
On n’est pas obligé de relire plusieurs fois ce galimatias d’une rare indigence… On retiendra seulement que Daniel Leconte assène que le marxisme – dont il ignore tout - est dominant dans les sciences sociales françaises et qu’il invoque Étienne Balibar comme si ce dernier avait cessé d’exister, ou du moins d’écrire contre les « thèses » à la Leconte-Finkielkraut.
Le droit à la bêtise et à l’ignorance doit être concédé à Daniel Leconte. Mais à quel titre ? Au nom du journalisme ? Sur France Culture ?
Henri Maler (grâce à la transcription de Didier Duterrier)
Notes
[1] Lire, par exemple, ici même « Les prédications : “Répliques à moi-même” ».
[2] Le Seuil, septembre 2010.
[3] « La Cité du mâle », diffusé sur Arte.
[5] Début de la transcription à 14m31s.
[6] En la citant ainsi : « Je cherchais à dresser un état des lieux des relations filles-garçons huit ans après le meurtre de Sohane. J’espérais que les choses avaient évolué, je m’attendais à quelque chose de plus lisse, mais j’ai été tétanisée par ce que j’ai entendu, explique Cathy Sanchez, qui a effectué une quinzaine d’interviews en onze jours à l’issue d’un mois de repérages. Pourtant, j’ai posé des questions ouvertes, pas orientées. Au montage, on a essayé d’être le plus soft possible pour ne pas tomber dans la caricature. »
[7] Début de la transcription à 26m38s - Fin de la transcription à 29m44s.
[8] Sous la direction de Pierre Bourdieu, Éditions du Seuil, 1993. La présentation de l’entretien : « L’Ordre des choses », par Pierre Bourdieu (p. 81-86) est suivie de l’entretien lui-même « Avec deux jeunes gens du nord de France » (87-99).
[9] Cette lecture ne correspond pas exactement à la transcription réalisée par Pierre Bourdieu qui, par respect pour ses interlocuteurs, ne reproduit pas les tournures familières de l’expression orale. Mais Daniel Leconte fait « peuple ».
[10] Daniel Leconte appuie sur le « Oui », comme s’il valait approbation des propos d’Ali.
[11] Lire ici même : « Nouvelle insanité contre Bourdieu : Finkielkraut propose d’en débattre sur France Culture ».
[12] Début de la transcription à 39m43s - Fin de la transcription à 40m00s.
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