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18/11/2010

Dans les filets du mécénat d'entreprise

Depuis quelques années, les fondations d'entreprise ont braqué leur objectif sur les jeunes des quartiers difficiles, issus de l’immigration. Elles s'efforcent d'élaborer des projets pour les faire entrer dans le cadre de la diversité, du mérite et de la performance. Décryptage d’un système de moralisation et d’intérêts économiques bien compris.
Sur le site internet de la fondation EADS, une photo montre Louis Gallois, président du groupe EADS, en pleine discussion avec trois élèves de classe préparatoire du lycée Le Corbusier d'Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Ils font partie des trente jeunes à avoir reçu une bourse de 4800 euros pour un an, reconductible dix ans, offerte par la fondation. Pourquoi eux ? Parce qu'ils sont « issus des milieux défavorisés et parce qu'ils ont des résultats scolaires excellents », dixit la fondation. Parce qu’ils incarnent, dans l’imaginaire libéral, la nouvelle figure du pauvre méritant en opposition avec la figure négative de l’assisté.
Que les fondations d'entreprises donnent de l'argent, provenant des bénéfices réalisés, pour des œuvres caritatives de toutes sortes n'est pas récent. Qu'elles se tournent avec autant d'intérêt vers les jeunes des cités, l'est déjà un peu plus. Pour mieux comprendre ce phénomène, il faut remonter à la fin 2004, étape décisive d'une volonté de changement de cap des entreprises avec la publication de la charte pour la diversité, pilotée par Yazid Sabeg, industriel nommé commissaire à la diversité et à l'égalité des chances (en 2008) et par Claude Bébéar, homme d'affaire et président de l'Institut Montaigne, think tank patronal. Cette charte incite les entreprises à « favoriser la cohésion et l'équité sociale, tout en augmentant leur performance ». Bébéar détaillait en mai 2004 lui-même l’opération : « Révoltante sur le plan de l’éthique et de la morale, la discrimination des minorités visibles en entreprise est aberrante sur le plan économique. C’est pourquoi, lutter contre la discrimination n’est pas affaire de compassion mais plutôt d’intérêts bien compris ».
 
"Il vaut mieux faire un peu que pas du tout"
Signataire de la charte de la diversité et investi depuis les années 90 dans des activités de mécénat culturel, au Louvre notamment, Marc Ladreit de la Charrière fait partie de ces notables qui s’engagent « au service de la cité ». Détenteur de la deuxième agence de notation financière internationale Fitch Ratings, 35ème fortune de France (922 millions d’euros), le chef d’entreprise a crée sa fondation Culture et Diversité en 2006. C'est sa fille Eléonore de la Charrière, déléguée générale, qui est en charge des programmes « de lutte contre les discriminations des personnes issues de l’immigration » et dont « l’égalité des chances » est, dit-elle, « la marque de fabrique ».
Dans son bureau du 97 rue de Lille, à Paris, abrité par Fimalac (Financière Marc de La Charrière détentrice de l'agence de notation financière Fitch Ratings), Eleonore de La Charrière parle avec enthousiasme de la priorité accordée aux jeunes des quartiers : « La culture est un outil indispensable pour tous. C’est un outil d’épanouissement, d’insertion sociale. Il faut partager les mêmes repères culturels pour mieux vivre ensemble ». En tout, la fondation tourne avec un peu plus de quinze millions d’euros, dont la majorité provient de la société Fimalac et du bonus de 780 000 euros que le milliardaire lui reverse chaque année. Une manière de se poser en exemple et d’afficher un comportement patronal éthique.
Partie du constat que l’école peine à transmettre cette culture commune, la fondation a noué un partenariat avec plusieurs écoles d’art et a accompagné « plus de 8000 jeunes » issus des quartiers désireux d’y entrer. « Quand on leur donne les clés de fonctionnement, on leur donne confiance et ils y arrivent très bienEt si ça sauve la vie à dix élèves, c’est fabuleux. Il vaut mieux faire un peu que pas du tout. » C’est là toute la question. Comme le souligne Paul Pasquali, doctorant à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et auteur d’un article sur les élèves bénéficiaires des politiques d’ouverture des grandes écoles (1), les petits objectifs sont toujours plus faciles à atteindre que les gros. « On met tellement d’argent sur un petit nombre d’individus qu’on atteint presque automatiquement de bons résultats. Les fondations ont ainsi des preuves rapides que ça marche. »
 
Les logiques de l'entrerpise à l'oeuvre
Appliquer les méthodes de l’entreprise pour avoir plus d’efficacité dans la démarche philanthropique, c’est un des crédos de la fondation Culture et Diversité mais aussi de la fondation Total et de beaucoup d’autres. « Le temps du mécénat est un temps long et on a besoin de construire des partenariats, on est des ingénieurs sociaux  », lance Catherine Ferrant déléguée générale de la Fondation Total et directrice du mécénat. C’est la logique de l’expertise et de l’évaluation des projets : rendre rentables ces projets pour qu’ils correspondent à leurs propres normes sociales.
Pour autant, la sincérité de la démarche n’est pas en cause. La philanthropie induit une forme d’élégance qui permet de brouiller les frontières : un pouvoir rare. Il s’agit de donner du temps aux autres. Une fortune bien gérée consiste à tenir son rang. Mais si elles participent avec aisance et légitimité aux activités qui incombent à l’Etat, c’est parce que ce dernier leur a donné carte blanche. Reprenant à son compte les valeurs promues par les fondations d’entreprise : la diversité, le mérite, la performance et la responsabilité individuelle. « Tant en France qu’au Etats-Unis, les pouvoirs publics ont largement favorisé l’émergence et le développement des politiques de bénévolat d’entreprise, en appelant le monde de l’entreprise à contribuer à l’intérêt général par le biais du mécénat, en favorisant celui-ci par des dispositions fiscales et en manifestant leur soutien de façon plus symbolique », analyse Anne Bory, sociologue à l’université de Lille I. (2)
« Lutter contre l’exclusion sociale », « contribuer durablement à réduire la fracture sociale »… Le groupe Total fait partie des entreprises à avoir signé la charte de la diversité. Son pendant, la fondation Total comporte un volet « solidarité ». La fondation affiche sur sa plaquette ses engagements récents (2009) en matière de « jeunes de quartiers difficiles » avec douze millions et demi d’euros octroyés au fond d’expérimentation pour la jeunesse, mis en place par Martin Hirsh. Douze millions et demi, soit environ un millième de leur bénéfices annuels de 2009.
 
Avoir le sentiment de faire corps
Du haut de la tour Total, en plein cœur de la Défense, Catherine Ferrant déléguée générale de la Fondation Total explique : « Depuis trois ans, nous accompagnons l’Institut Télémaque qui au côté des ZEP identifie les jeunes qui travaillent bien. Nos collaborateurs de Total peuvent devenir tuteurs et permettre aux jeunes d’avoir une vision plus concrète de l’entreprise et d’apprivoiser un univers socioculturel auquel ils n’ont pas toujours accès ». Ici, le chercheur analyse un mélange «de compassion et de réformisme. Le discours des défenseurs du peuple est à l’œuvre à condition que lorsqu’on en parle, on utilise des catégories compassionnelles et ethnicistes ».
Les fondations fonctionnent comme un réseau : on y noue des relations, on participe à des groupes de réflexions (Club XXI, Institut Montaigne). Avec le sentiment de faire corps. Les discours développés par les fondations d’entreprise se prolongent et interagissent avec ceux des grandes écoles, autre pilier permettant d’extraire les jeunes défavorisés mais néanmoins brillants de leur milieu. Notamment par le biais des formations d’excellence. Pour les autres, on loue des talents spontanés et un esprit d’entreprise insoupçonné. « Les jeunes des quartiers ne savent pas qu’ils ont du talent. Fondations et chefs d’entreprises vont leur montrer qu’ils en ont. C’est un rapport de pouvoir qui crée un endettement symbolique. Les jeunes finissent par se sentir moralement redevables », explique Paul Pasquali.
Faire œuvre charitable, quitte à emprunter des mots au domaine du social n’est pas incompatible avec la notion de profit. Et d’ailleurs les entreprises ont tout à gagner en ne se limitant pas au seul gain financier. Dans le lot des « intérêts bien compris » de Claude Bébéar, on peut trouver le profit symbolique. Dans le cas des fondations Total, EADS, EDF, L’Oréal, Carrefour, Véolia et bien d’autres, faire parler de soi renforce une position économique et prestigieuse. A travers les partenariats public-privé, la fondation Total œuvre à l’amélioration de son image: « L’entreprise change beaucoup. Elle ne peut plus être verticale. On a besoin de se faire comprendre et de lutter contre des sources d’inégalités. Les dirigeants sont des êtres humains, désireux de participer à la construction d’une France où chacun ait ses chances », justifie-t-elle. Pour la sociologue Anne Bory, « le monde des affaires ne peut se développer et prospérer dans un environnement socio-économique trop dégradé sous peine de voir ses profits s’effondrer et sa légitimité radicalement contestée. Il a besoin d’une main d’œuvre éduquée et en bonne santé, de consommateurs bénéficiant d’un pouvoir d’achat suffisant, et d’un degré de légitimité lui permettant de ne pas être trop fortement soumis aux mouvements de l’opinion publique et aux alternances politiques ».
Dernier effet imperceptible et sous-jacent de la démarche volontaire des fondations d’entreprise : il se joue au niveau des frontières intérieures que l’on déplace. « Les mots utilisés par les puissants deviennent eux-mêmes puissants comme celui de diversité, large et neutre en apparence, pour parler des pauvres et des gens de couleur, ce qui permet ainsi de taire les rapports de classe existants », précise le sociologue Paul Pasquali. On en arrive à trier les bonnes minorités dans la majorité. On repère les conformes, ceux qui s’assimilent, de ceux qui ne le sont pas. Or, « on oublie trop souvent que ces minorités appartiennent numériquement à une majorité sociale, les classes populaires. Et que les élites qui s’en occupent forment, quant à elles, une minorité. »
Ixchel Delaporte
(1)     Les déplacés de l’« ouverture sociale ». Sociologie d’une expérimentation scolaire, de Paul Pasquali aux Actes de la recherche en sciences sociales, N°183, juin 2010.
(2)     Auteure d’une thèse intitulée : « De la générosité en entreprise: mécénat et bénévolat dans les grandes entreprises en France et aux Etats-Unis », 2008.
http://quartierspop.over-blog.fr/article-dans-les-filets-du-mecenat-d-entreprise-61079421.html 

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