L’université de la singularité est une étrange école, explique Nicola Jones pour Nature. Elle ne décerne pas de diplôme. C’est une école qui, depuis 2009, propose un cursus de 10 semaines à destination d’une élite d’étudiants provenant des meilleures universités et des meilleures entreprises du monde. Sa mission est d’éduquer et d’inspirer les futurs dirigeants à utiliser les nouvelles technologies pour résoudre les grands problèmes de la planète, de la pauvreté à la mauvaise santé ou à l’épuisement des ressources. Rien de moins. Pour dix semaines, chaque étudiant doit s’acquitter de frais de scolarité de 25 000 dollars. En échange, ils sont plongés dans un “camp d’aventure geek” ou le réseautage semble tenir lieu de scolarité. Bien sûr, beaucoup d’étudiants bénéficient de bourses pour leurs études : tous ne sont pas milliardaires. L’organisation couvre le manque à gagner par des dons et par des programmes de formation spécifiques dédiés à des dirigeants d’entreprise.
La SU a été cofondée par Peter Diamandis (Wikipédia), celui qui lancé la fondation X-prize à l’origine du lancement du premier vol spatial habité privé et l’université spatiale internationale à Strasbourg (qui vise à former les futurs dirigeants des agences spatiales du monde entier) et par le futuriste Raymond Kurzweil (Wikipédia), l’auteur du concept de Singularité, qui soutient que l’accélération des découvertes technologiques va conduire l’humanité à des améliorations exponentielles de la durée et qualité de vie humaine.
Elargir l’horizon ou le technocentrer ?
Le principe de la SU consiste à élargir l’horizon des étudiants. Au lieu d’apprendre une spécialité, ils sont invités à imaginer l’avenir du monde entier via une formation qui les initie à une grande variété de sujets. A l’ouverture de la SU, l’été dernier, Larry Page, de Google (qui a fait un don d’un million de dollars pour le lancement du programme), a déclaré : “Si j’étais étudiant, c’est là où je voudrais être”, provoquant un afflux d’attention sur la formation.
Le principe du programme divise. Andrew Maynard, directeur du Centre des sciences du risque de l’université du Michigan, fait part de réserves “sur un programme qui court le risque de s’approcher des pseudosciences”. Mais dans le même temps, les étudiants ont aussi besoin de briser le conservatisme de l’université : “Peut-être, y a-t-il un besoin pour des occasions qui permettent aux scientifiques et ingénieurs de laisser libre cours à leur imagination un peu sauvage.”
Le programme de la SU est simple. Il commence par cinq semaines de conférences et de visites sur le terrain. Cette année, les étudiants se sont rendu dans un laboratoire de robotique et ont visité les usines de Tesla, où se construit la fameuse voiture électrique pour milliardaires. Les élèves ont testé le système robotique de chirurgie Da Vinci d’Intuitive Surgical et ont fait un trajet dans un simulateur de haut vol de la Nasa, sur un des sites de la Nasa à Mountain View où l’école est logée.
Au cours des cinq dernières semaines du programme, les étudiants s’organisent en groupes pour s’attaquer à développer un plan pour résoudre l’un des cinq grands problèmes auxquels l’humanité est confrontée : l’eau, la nourriture, l’énergie, l’espace et l’upcycle (c’est-à-dire le recyclage, l’idée de transformer les déchets en quelque chose d’utile). Leur mission consiste à “exploiter la puissance exponentielle des technologies et arriver à un plan – commercial ou à but non lucratif – qui permettra d’améliorer la vie de 1 milliard de personnes dans une dizaine d’années.”
Sur 1600 étudiants qui ont demandé à faire le cursus, le programme cette année en a retenu 78, provenant de 35 pays différents. Les organisateurs espèrent que la SU produira les présidents, prix Nobel et cadres dirigeants de demain.
En dix semaines, les étudiants ont rencontré quelques 160 orateurs, dont Linda Avey, cofondatrice de 23andMe, la société de génétique personnelle de Google, Dean Kamen, l’inventeur du Segway, Vinton Cerf… . Sur demande, ils peuvent obtenir un entretien en face à face avec certains d’entre eux. “Beaucoup de gens viennent ici avec une mission : rencontrer la seule personne qui pourrait répondre à leur question”, estime un étudiant. Le but premier de l’école, comme beaucoup d’autres, semble d’abord d’élargir le cercle relationnel !
Une manière d’évaluer la SU consiste à examiner les projets qui en sortent, rappelle Nicola Jones. L’une des start-ups qui est sortie du programme l’année dernière, GetAround, est une société de partage de voitures qui s’est lancé sur Mountain View, consistant à permettre aux gens de louer leurs voitures quand elles ne sont pas utilisées. Devin Fidler, inspiré par les imprimantes 3D, a lancé le projet Acasa, qui vise à utiliser la technologie du béton-extrusion pour “imprimer” des maisons dans le monde en développement. Son projet prévoit de construire des maisons simples en un jour et demi pour 4000 dollars. Les projets de cette année prévoient de développer l’agriculture urbaine hydroponique (la culture de plantes sans sol) et les aliments génétiquement modifiés (agropolisfarm.com). Une équipe a proposé l’installation d’un nuage de nanosatellites en orbite basse pour exécuter une myriade de services.
Bien sûr, tous les projets ne seront pas faisables, mais certains ont déjà retenu l’attention. Il faut dire que des investisseurs en capital-risque ont été conviés à leur présentation finale… ce qui n’est pas si simple à décrocher pour un projet qui ne passe pas par la SU.
La société est-elle soluble dans la technologie ?
Mais la critique de Nicola Jones porte plutôt sur la vision des technologies que le programme insuffle. Deux fois, il a entendu Diamandis dire aux élèves : “On peut supposer que l’énergie sera finalement omniprésente et essentiellement gratuite” (free). Une affirmation qui est pourtant loin d’aller de soi.
“La quasi-totalité du personnel et des étudiants partage cet enthousiasme et cet optimisme techno-infectieux”, juge Nicola Jones. Pour le futurologue Jamais Cascio, qui n’est pas impliqué dans la SU, les discussions non technologiques ne semblent pas être pour les organisateurs de la SU au coeur des problèmes de la société : les séances sur l’économie s’intéressent surtout à la finance, celles sur la politique à comment éviter les obstacles au développement technologique. Comme si tous les problèmes du monde pouvaient se résoudre par le seul miracle de la technologie, sans que la légitimité de celle-ci ne soit jamais remise en cause : c’est mal entendre le débat sur les OGM, sur les progrès de la biologie, voire même sur la pression sociale liée à la connexion permanente…
Des gens qui n’ont jamais manqué de rien doivent imaginer répondre à des problèmes humains majeurs qu’ils ne connaissent que de loin, estime Nicola Jones. On va répondre au problème des favelas sans jamais être rentré dans un bidonville. On va résoudre le problème du vieillissement de la population, sans jamais être entré dans une maison de retraite ou un service de gérontologie. Sans même s’intéresser à l’utilisateur final…
Cette démarche n’est pas propre à la SU. Beaucoup de solutions “technologiques” s’imaginent ainsi. Peut-être même de plus en plus. A trop baigner dans la technologie, on a tendance à tout observer par son prisme. On va résoudre les problèmes de comportement des gens en installant des caméras de surveillance pour les surveiller, plutôt que de résoudre ce qui leur cause un problème de comportement, exprimait très bien Stefana Broadbent à Lift.
A la Fing, où nous animons souvent des ateliers, faisons construire des scénarios, nous ne sommes pas plus qu’ailleurs préservés par ce techno-optimisme. Pourtant, nous essayons d’en montrer sans cesse les limites – même si nous n’y parvenons pas toujours.
Peut-on croire que demain les technologies répondront aux problèmes qu’on se pose ? On peut certes imaginer par exemple, que dans le futur, grâce à des capteurs que nous porterons sur nous, nous suivrons notre état de santé en temps réel, et que les crises cardiaques par exemple, deuxième cause de mortalité aux Etats-Unis, seront annoncées par des indicateurs entre 2 et 24 heures à l’avance, lors d’une modification du flux sanguin par exemple comme l’estime Martin Cooper, considéré comme l’inventeur du téléphone mobile, explique par exemple sur son blog Eugénie Rives , l’une des rares Françaises qui ait suivi cet été le programme de la SU. On peut. Mais ce qu’on constate surtout, c’est un rejet des technologies de surveillance, d’autant plus si on est malade ou défaillant, parce que celles-ci sont essentiellement conçues sans bénéfices pour l’utilisateur. L’histoire des technologies est semée d’inventions qui avaient pour but de faire le bonheur des autres contre leur gré. Il est aussi parsemé de technologies qui devaient nous simplifier la vie et nous rendre plus heureux. Or elles ont toujours apporté avec elles leurs pendants, leurs problèmes, leurs nouvelles complexités…
Ce qui semble certain, c’est que les étudiants qui sortent de la SU semblent convaincus qu’ils ont désormais le devoir de changer le monde. Mais sont-ils convaincus que pour se faire, ils doivent d’abord se changer eux-mêmes comme le suggérait il y a peu Paul Ariès ?
La technologie : une solution ou un problème ?
Reste que dans la réalité, porter des capteurs sur soi ne va pas tant que cela de soi. Ingérer des substances qui surveilleront notre état de santé n’est pas acquis par avance. Accepter que ces données soient transmises très simplement ne va pas de soi… Les hackatons (Wikipédia) sont certes stimulants… Ils permettent de cristalliser une action, mais peuvent-ils être une fin en soi ?
On sait pourtant que les solutions technologiques ont tendance à créer de nouveaux problèmes, de nouvelles incertitudes, de nouvelles résistances à mesure qu’on les déploie ? Peut-on sérieusement penser que le monde qui nous entoure sera demain bardé de capteurs qui enverront des informations (lesquelles ? à qui ?) sur nous et notre environnement depuis n’importe quel coin du globe ? Peut-on réellement croire à un monde de capteurs omniprésents, comme on le présente souvent, sans tiquer, alors que pour beaucoup déjà, un monde de vidéosurveillance ne va pas de soi ? Un monde où tout est commuté est-il possible ? Et si c’était le cas, que risque-t-on de détruire plus que de construire ? Richard Sennett dans Les tyrannies de l’intimité nous explique que cela risque surtout de déconstruire notre responsabilité…
On peut être fasciné par le management de Toyota. Mais derrière cette rationalité millimétrée que détruit-on ? Peut-on vraiment penser l’avenir en regardant les gens comme s’ils étaient des fourmis sans volonté ?
Quand la technologie s’empare du problème climatique – après l’avoir en grande partie créé – , elle invente la géoingénierie. Il n’est pas sûr que ce soit la perspective la plus enchanteresse pour répondre au défi climatique, ni que ce soit la meilleure manière de changer nos comportements ou d’apporter des réponses technologiques à ce problème. Pour autant, nombreux, même parmi ses défenseurs, pensent que la géoingenierie est inaboutie et dangereuse, mais peut-on croire pour autant que le réchauffement climatique se résoudra par un changement de comportement ou quelques décisions politiques qui tardent à venir ?
Notre croyance en la technologie repose peut-être aussi beaucoup sur la complexité et l’échec des autres solutions. La technologie semble une réponse simple et claire à nos difficultés. Attention à ce que ce ne soit pas une réponse trop facile.
Ce que la technologie veut
Les défenseurs de la technologie argumentent depuis deux postulats. Le premier est que nous sommes changés par la technologie. La techno n’est pas seulement un outil au service des gens, mais un puissant facteur de changement de nos psychologies et de nos sociétés. La technologie est un levier de transformation qui modifie et influence la société. Ce n’est peut-être pas le seul, mais nous sommes tous conscients de son pouvoir, qui n’est pas de rationaliser ou d’optimiser la société comme on le croit souvent, mais qui est avant tout un pouvoir déstabilisateur (du règne précédent) et complexifiant (il introduit toujours de nouvelles possibilités).
Le second est de savoir si la technologie détermine la culture et le comportement ou l’inverse… Et de ce côté-là, les choses ne sont pas si tranchées qu’on voudrait nous le faire croire. Si à l’échelle des civilisations, Jared Diamond dans Effondrement démontre que le déterminisme technique a une influence prépondérante, à l’échelle des pratiques, on constate plutôt qu’on a tendance à reproduire des comportements de classe, de culture, de niveau social quelque soit les technologies qu’on utilise.
Dans un récent article où il défendait le besoin d’alphabétiser nos enfants à la technologie (peut-être pour qu’elle ne soit pas perçue comme miraculeuse), Kevin Kelly, auteur d’un livre très stimulant sur notre rapport à la technologie, rappelait que l’ordinateur n’est qu’un outil parmi d’autres. “La technologie nous a aidés à apprendre, mais ce n’était pas le moyen de l’apprentissage. (…) Et puisque l’éducation des enfants consiste essentiellement à inculquer des valeurs et des habitudes, elle est peut-être la dernière zone à pouvoir bénéficier de la technologie”. Pour lui, ce que nous apporte avant tout la technologie ne repose pas sur des solutions toutes faites, mais au contraire, sur le fait que la technologie nous pousse toujours à apprendre. La leçon de la technologie ne repose pas dans ce qu’elle permet de faire, mais dans le processus. Dit autrement, il ne faut pas attendre de la technologie qu’elle sauve le monde, mais qu’elle nous apprenne le processus qui nous permettra peut-être de le faire : apprendre à apprendre, remettre en cause nos certitudes… c’est le processus de production et d’appropriation de la technologie qui est certainement plus important que le résultat.
Hubert Guillaud
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