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20/11/2010

Un Etat providence made in USA

Anushka Asthana, Toby Helm, Paul Harris

La rencontre fut des plus discrètes et n’a pas fait la une des journaux à l’époque. Pourtant, l’influence qu’elle a eue sur l’avenir de notre Etat providence et la conception de David Cameron d’une “big society” a peut-être été déterminante [le projet de grande société, une idée-force du gouvernement, consiste à donner un plus grand rôle à la société civile en lui confiant des missions aujourd’hui assurées par l’Etat].

C’est lors d’une chaude journée de juin que le Pr Lawrence Mead, à l’origine de nombreuses réformes de l’Etat providence aux Etats-Unis, a franchi le perron du 10, Downing Street. Le gourou américain avait été invité par Steve Hilton, grand stratège de David Cameron. Des hauts fonctionnaires du Trésor et d’autres ministères étaient également présents.

Lawrence Mead a immédiatement été frappé par la qualité de leur écoute. “J’ai été surpris de les voir si intéressés”, raconte-t-il.

Soumis à un feu de questions, il a expliqué à ses interlocuteurs que l’Etat providence engendrait une culture de l’assistanat. Les chômeurs savent qu’ils toucheront des allocations et donc ne prennent pas la peine de chercher du travail, les a-t-il mis en garde.

En finir avec l’assistanat

Aux Etats-Unis, ce genre de mentalité a disparu depuis longtemps, il est temps pour le Royaume-Uni de s’attaquer à ce fléau. L’aide sociale ne doit plus être un choix de vie. “Si l’on veut faire des réformes sérieuses, il faut mettre fin à cette mentalité d’assistés : le travail doit devenir une condition préalable pour percevoir l’aide sociale”, a poursuivi Mead, et ses propos ont fait mouche. Même les handicapés doivent être incités à travailler.

Aujourd’hui, cinq mois après cette rencontre, le ministre du Travail et des Retraites, Iain Duncan Smith, a publié un Livre blanc sur la réforme du système de protection sociale. Ce nouveau système fonctionnera “sous conditions” – un contrat sera passé entre l’Etat et le chômeur ; celui-ci devra travailler pour l’Etat en contrepartie du versement des allocations. Mais, avant même la publication de ce Livre blanc, la manière de parler des chômeurs avait déjà changé. Le gouvernement a récemment déclaré que les réformes avaient pour objectif de “briser l’habitude du chômage de complaisance”. Il y a encore quelques années, de tels propos auraient été impensables.

Ces réformes inspirées du système de protection sociale américain seront radicales. Pour ce député travailliste qui approuve certains aspects de la pensée de la nouvelle coalition, “quelque chose de plus profond est à l’œuvre. C’est la notion de responsabilité individuelle qui est en train d’être repensée. Après tous les discours sur la nécessité de réduire les dépenses publiques, nous commençons à entrevoir ce que cette équipe veut vraiment mettre en place d’un point de vue idéologique.”

Toutes les politiques du gouvernement concernant les écoles, les universités, la police, les prisons et le système de santé seraient guidées par les mêmes principes. Et ce processus – que cela vous plaise ou non – est finalement en train de donner forme et sens à cette big society qui pour l’instant restait des plus floues.

Tout comme pour la réforme du système de protection sociale où c’est aux chômeurs de se responsabiliser et de prendre l’“habitude de travailler”, la coalition souhaite encourager la responsabilité individuelle de chacun et la considère comme le seul moyen de guérir tous les maux de notre société.

Pour Tim Horton, directeur de recherche à la Fabian Society, la “grande société” de David Cameron n’est pas sans évoquer le “conservatisme compassionnel” de George W. Bush. D’après lui, certains éléments du Parti conservateur sont très influencés par le mouvement Tea Party, hostile aux impôts et à l’Etat, et qui n’est pas étranger au succès des républicains lors des élections de mi-mandat. “Les services publics financés par les impôts devraient être le meilleur exemple de cette big society, estime Horton. Mais les tories n’envisagent pas les choses sous cet angle.”

Pour les observateurs, le modèle de big society a ses limites. Le Pr Alan Deacon, de l’université de Leeds, spécialiste de la protection sociale, juge les réformes de Iain Duncan Smith contradictoires. En effet, pour faire appliquer cette approche volontariste concernant les allocations chômage, il faudra une intervention plutôt musclée de l’Etat. “Il sera difficile de concilier l’autoritarisme voulu par ces programmes de travail obligatoire avec la liberté personnelle et le désengagement de l’Etat”, souligne-t-il.

Aux Etats-Unis, les bienfaits de ces mesures font toujours débat. L’un de leurs farouches partisans, Charles Murray, auteur de l’ouvrage controversé The Bell Curve [La courbe en cloche, 1994, non traduit en français], est très influent au sein du groupe de réflexion conservateur The American Enterprise Institute.

“Le Royaume-Uni a beaucoup de problèmes avec la délinquance, l’assistanat, les mères célibataires, et les hommes qui sont parfaitement capables mais qui sont chômeurs de longue durée. Votre situation est pire que celle des Etats-Unis dans les années 1980 et 1990”, dit-il pour souligner l’impact des réformes de la protection sociale. Mais d’autres voix se font entendre pour évoquer la situation de ceux qu’on appelle outre-Atlantique les “99ers” : ces chômeurs qui, après quatre-vingt-dix-neuf semaines de recherches infructueuses, voient leurs allocations supprimées. Le pays compte actuellement 1,4 million de personnes dans cette situation. Elles ne bénéficient d’aucune protection sociale et n’ont pas la moindre perspective d’emploi.

Choisir la “flexicurité”

En Europe continentale, certains pays ont choisi une autre voie. Même si la durée du versement des allocations est limitée dans le temps, la protection des individus est considérée comme primordiale. De nombreux pays ont ainsi suivi l’exemple du Danemark, où l’ancien Premier ministre social-démocrate Poul Nyrup Rasmussen avait forgé le mot “flexicurité”.

La flexicurité consiste à offrir un filet de sécurité aux individus – et non des emplois – et à leur assurer une protection quand ils passent d’un employeur à l’autre. Ce système fonctionne grâce à la formation continue, un soutien personnalisé aux demandeurs d’emploi et la promotion de l’égalité des chances entre hommes et femmes.

Au Royaume-Uni, M. Horton est convaincu que si le gouvernement de coalition envisage de rogner les services publics et le rôle de l’Etat au nom de la big society, il court à la catastrophe. “Les tories puisent depuis trop longtemps leur inspiration chez les républicains américains. Mais ils vont avoir du mal à importer le même genre de politique au Royaume-Uni. Le pays ne s’est pas construit sur une révolte fiscale, et les Britanniques sont très attachés à leurs services publics. C’est d’ailleurs pour cette raison que David Cameron a passé toute sa campagne à promettre qu’il protégerait les services publics fondamentaux.”

http://www.courrierinternational.com/article/2010/11/18/un-etat-providence-made-in-usa

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