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18/07/2010

Ce que ça fait d'être riche

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

La richesse offre la possibilité de libérer son temps et son esprit de toute une série de problèmes matériels qui empoisonnent la vie de la plupart des gens. Mais la richesse, ce n’est pas qu’un niveau de revenu, c’est aussi une façon d’être, une assurance, une aisance, une façon de parler, de se tenir en société, qui marque l’incorporation physique des privilèges.

Au début de La Raison du plus faible, un film de Lucas Belvaux, la motocyclette de Carole, une jeune ouvrière, tombe en panne : elle s’avère irréparable. La remplacer est financièrement impossible. Prendre le bus pour aller au travail, c’est une heure de transport en plus. Dans une situation de crise sociale, cet incident banal conduit au drame en enclenchant un engrenage funeste. L’argent ne règle pas tous les problèmes, mais il aurait pu, ici, éviter qu’un désagrément de la vie quotidienne ne tourne à la tragédie.
Pourtant la vulgate du sens commun affirme que l’argent ne fait pas le bonheur. Faisant de nécessité vertu, on préfère croire que la richesse n’apporte pas la félicité et que, bien au contraire, elle est source de contraintes : un certain dépouillement serait nécessaire à une existence libre, et heureuse. Le financier de la fable de Jean de La Fontaine était soucieux au point d’en perdre le sommeil alors que le pauvre savetier « chantait du matin au soir ». Ce lieu commun est aujourd’hui repris dans une certaine presse qui s’attarde volontiers sur les malheurs qui affligent les familles régnantes, les vedettes du show-biz ou les étoiles du football. Toutes personnes nanties et néanmoins frappées par le destin. Certes les mêmes médias illustrent aussi leurs articles de photographies de villas tropéziennes, de yachts interminables et de véhicules rutilants. Mais les séparations, les maladies, les accidents de la vie viennent remettre à sa place cette opulence : secondaire et finalement insatisfaisante.
Notre longue et attentive fréquentation de la haute société nous incline à penser tout autrement. L’argent donne du pouvoir, non seulement dans les rapports sociaux, mais aussi sur deux biens rares et précieux, l’espace et le temps. La richesse permet certes d’acheter des objets de luxe coûteux. Mais ce n’est là que la partie émergée des inégalités immenses qu’elle génère : elle est à l’origine d’existences hors du commun parce qu’elles échappent au sort commun.

Un espace à sa mesure

Le pouvoir de l’argent s’inscrit dans l’espace. Les lieux des nantis sont généreux : il nous est arrivé de réaliser des entretiens dans des appartements de plusieurs centaines de mètres carrés habitables. Pas question de faire ses devoirs sur le coin de la table de la salle à manger. Chacun a droit, dès le plus jeune âge, à l’intimité de sa chambre personnelle. Le corps lui-même est modelé par sa mise en scène permanente sous le regard d’autrui. Il apprend à se tenir dignement, à être vu sans pouvoir dissimuler ses jambes sous la table, à gérer ses gestes. Celui qui a grandi dans un logement ouvrier étriqué, encombré, sait combien il est difficile de maîtriser son corps dans une situation publique. Ces expériences sont fondatrices de l’aisance ou du malaise à l’école, sur le lieu de travail, dans les réunions de toutes sortes.
L’espace des beaux quartiers, lui aussi, est généreux. Avenues larges, plantées d’arbres, espaces verts et, à Paris, périphérique couvert dès sa construction. Cela aussi se paie : les prix de l’immobilier prennent en compte ces privilèges. Et cela exprime aussi, symboliquement, la surface sociale, comme on dit si bien, des intéressés.
L’espace est également contrôlé. Les familles qui habitent en ces lieux sont sélectionnées par l‘argent, selon la logique sacro-sainte du marché. Pas de pauvres venant gâcher le paysage. Mais parfois quelques nouveaux riches encore mal dégrossis. Qu’à cela ne tienne : la ségrégation spatiale, qui en l’occurrence est plutôt une agrégation des semblables, est confortée par la création de lieux préservés au sein de ces espaces déjà privilégiés. Les clubs et autres cercles sont des lieux hypersélectifs de l’entre-soi dans un environnement déjà très sélectionné.
Les villes balnéaires, les stations de sport d’hiver, comme Marbella en Espagne ou Gstaad en Suisse, sont aussi le produit de la richesse conjuguée avec la conscience d’appartenir à une élite, soucieuse de gérer ses marges et son cadre de vie.
Ce contrôle de l’espace va jusqu’à l’appropriation de fait d’espaces publics. Il en est ainsi dans le bois de Boulogne, avec les concessions qui accordent à plusieurs clubs parisiens, très privés, dont le cercle du Bois de Boulogne et le Polo de Paris, qui comptent parmi les plus chics, la jouissance d’hectares prélevés sur le plus grand espace vert de la capitale, pourtant l’une des villes les plus denses d’Europe. Il existe bien d’autres entorses à la propriété publique. Ainsi les grands clubs mondains parisiens se sont regroupés dans une association, Intercercles, qui propose aux membres des soirées privées au Louvre, à guichets fermés. Après une visite de certaines salles, sous la conduite d’un conservateur, la soirée se termine par un dîner sous la pyramide, le tout aux frais des participants.
En voyage aussi, les privilégiés de la fortune ne se mêlent au commun que lorsque bon leur semble. La Mamounia, dans la palmeraie de Marrakech, est un palace de renommée internationale qui permet au voyageur, dans ce pays où il est impossible de ne pas côtoyer la misère, de retrouver ses semblables dans un cadre luxueux.
Les clubs entretiennent entre eux des relations permettant aux membres du Jockey Club de la rue Rabelais, à deux pas de l’Elysée, d’être reçus au Knickerbockers, à l’angle de la 62e Rue et de la 5e Avenue de New York. Et donc de retrouver leurs pairs immédiatement, dans toute grande ville où ils se rendent, à travers le monde, les conventions entre ces cercles étant multiples (plus d’une centaine pour le cercle de l’Union interalliée).
Beaux quartiers, lieux de villégiature, vie de cercle, grands hôtels, tout cela a un prix. Mais la richesse parfois ne suffit pas. Etre coopté dans les clubs ou être admis dans les grandes soirées caritatives, comme le bal de la Croix-Rouge à Monaco, suppose plus que la richesse matérielle. Cet entre-soi assure le plaisir d’être en compagnie de ses semblables, à l’abri des remises en cause que peuvent générer les promiscuités gênantes.
L’entre-soi permet de se laisser aller aux dispositions de son habitus et il se décline aujourd’hui à l’échelle de la planète, le cosmopolitisme étant l’un des traits dominants des élites sociales à travers le monde.

Un temps sans compter

Au quotidien de la vie la plus ordinaire, la haute société jouit de privilèges inouïs quant à la gestion du temps. La panne de la Mobylette de Carole, une fuite d’eau, le chéquier volé, le train raté. Tous ces ennuis viennent grignoter le temps. Sans compter les tâches fastidieuses et répétitives du ménage, les déplacements du domicile au lieu de travail, les leçons à faire réviser aux enfants. Or l’argent permet de gagner un temps fou. La voiture ne démarre pas ? On prend un taxi. On appelle un artisan. Le ménage est confié à du personnel de service. Les enfants ont leurs nurses. Le temps des plus riches est libéré des contraintes les plus étouffantes. Cela n’empêche pas d’avoir un agenda très rempli, mais il s’agit d’activités liées aux affaires, à la gestion du capital social, aux relations qui sont l’une des richesses les plus précieuses de ce milieu.
Etre servi est l’un des privilèges les plus inestimables de la richesse. Les jours retrouvent leur plénitude. Le temps n’est pas le même pour tous. Peut-on mettre sur un pied d’égalité l’étudiant « libre » et celui qui doit travailler ?

La richesse faite corps

Le rapport au temps long des familles fortunées varie selon l’ancienneté de la richesse. Dans les vieilles lignées, l’enfant apprend à s’orienter dans la dynastie familiale. Le château facilite ce travail d’inscription dans la durée qui permet d’échapper à l’usure du temps. Les jeunes y puisent les souvenirs de ceux qui les ont précédés. Ils y trouvent aussi l’exhortation à continuer, à conserver dans la famille ce bien qui en incarne la continuité.
Les nouvelles fortunes sont nombreuses à s’engager dans une voie similaire : comme si la grande fortune, sans doute parce qu’elle suppose la transmission, impliquait la naissance de nouvelles dynasties. Les familles Pinault, Arnault, Lagardère, Dassault sont significatives de ce processus. Autrement dit, l’argent est porteur d’un bien rare, l’immortalité symbolique. Certes, cette immortalité est toute relative. Mais elle est à même de donner un peu de sérénité devant la mort inéluctable : il n’est pas indifférent de savoir que l’on a des ancêtres et que l’on aura des descendants, que l’on appartient donc à une lignée dont l’existence transcende la vôtre. La richesse porte ainsi en elle-même une dimension symbolique qui la dépasse et n’est pas l’un des moindres avantages de la fortune. Une maîtrise du temps illusoire mais qui participe à la construction des avantages les plus profonds de la fortune, l’assurance de soi et la sérénité.
Inscrite dans la longue durée, la richesse doit aussi s’inscrire dans les corps pour achever sa métamorphose : de propriétés extérieures à la personne, pouvoirs liés à la puissance de l’argent, elle doit devenir qualités de la personne elle-même. Entre les nouveaux enrichis et les vieilles fortunes, la différence est là : les premiers jouissent de signes extérieurs de richesse, les seconds bénéficient d’une richesse intérieure, faite corps en quelque sorte.
Cette transformation du corps est le fruit de la patiente acculturation des générations : au fil des décennies, apprentissages explicites et intériorisation par osmose modèlent les comportements, la manière de gérer son corps, le langage, les goûts, culturels comme alimentaires. Ainsi le baron Frère, grand financier international, fils d’un marchand de clous, pour reprendre le sous-titre d’une biographie qui lui a été consacrée, anobli par le roi des Belges et membre aujourd’hui du Jockey Club français, a renoncé à la bière au profit du vin dont il est d’ailleurs devenu un producteur, ayant acheté un grand vignoble du Bordelais.
Ces transformations des dispositions de l’habitus construisent autrement les personnalités. A la première génération, l’enrichissement récent se fait encore sentir, puis, petit à petit, le fils, le petit-fils acquièrent les signes de l’excellence, et ne se font plus remarquer dans les palaces. Cela tient à la coiffure, à la discrétion de l’élégance, à la courtoisie des relations avec le personnel. Le processus atteint son terme lorsqu’on dit de tel ou tel héritier, ou héritière, qu’il ou qu’elle a de la classe. Autrement dit que la classe est en elle, seconde nature, distinguée et distinguable, construction éminemment sociale qui passera pour l’expression de qualités innées.

Un monde sur mesure

Cette aristocratie de l’argent qui jouit d’un pouvoir sur l’espace et le temps a modelé un monde à sa mesure. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve dans ce milieu les clients des boutiques qui proposent des costumes, des chemises, des chaussures ou des chapeaux sur mesure. A l’ère du prêt-à-porter, c’est devenu un grand luxe. Les privilèges de la richesse vont avec celui d’être considéré comme une personne exceptionnelle, unique. Le contrôle sur l’espace de résidence, ou celui des villégiatures conduit à un environnement en parfaite harmonie avec cette classe sociale.
Les dispositions de l’habitus sont donc ajustées aux conditions de la pratique et réciproquement. Si l’on veut bien admettre qu’une partie au moins des besoins naît dans la discordance entre les conditions de vie et les attentes et exigences des dispositions intériorisées, on comprend que les familles de la vieille bourgeoisie et de la noblesse fortunée voient pour l’essentiel leurs besoins satisfaits. Elles vivent avec des ressources et dans un environnement tels que le monde qui les entoure répond à leurs attentes. On comprend que ce milieu soit courtois : c’est bien la moindre des choses lorsque, par rapport au commun des mortels, les gens fortunés voient se réaliser la plupart de leurs souhaits et vivent dans la société, ou du moins dans « leur » société, comme des poissons dans l’eau.
Jacques-Henri Lartigue, héritier, descendant d’une famille bourgeoise, a laissé un témoignage édifiant sur le bonheur d’être riche. Très tôt son père lui offrit un appareil de photographie. Il a composé la chronique d’une famille fortunée au xxe siècle, réunissant en 130 albums la multitude de clichés qu’il réalisa en témoin infatigable de sa propre vie et de celle de ses proches. Des jeux d’enfants dans les jardins de Paris et dans le parc du château familial aux palaces de la Riviera en passant par les premiers essais d’envol d’aéronefs primitifs et par les premières voitures, J.-H. Lartigue a enregistré le bonheur de vivre des privilégiés de la fortune. Son éducation et sa vie mettent en évidence la combinaison des formes de richesse : économique, mais aussi culturelle et sociale. Les précepteurs à domicile prennent en charge ces différents aspects, dans un mélange harmonieux d’instruction et d’éducation, appréhendant la totalité de la personnalité de leur jeune élève. De larges plages de temps sont consacrées au sport, complément indispensable du rapport au corps. Le capital physique est l’un des éléments permettant d’affirmer son excellence aux autres, il donne l’assurance de ceux qui ont de la classe, c’est-à-dire les qualités nécessaires pour être au sommet de la société.
L’incorporation des privilèges aboutit à la naturalisation des qualités sociales, donc arbitraires puisque liées à la naissance, à leur transfiguration en qualités personnelles et innées. Cette confusion entre l’inné et l’acquis permet de vivre la bonne fortune, la chance de la naissance, non comme une injustice, comme un hasard, mais comme le résultat naturel de l’exceptionnalité de la personne.
Il en est ainsi du privilège d’appartenir à une dynastie. Cela apparaît tout naturel, ce qui a un fond de vérité : nous arrivons tous du fond des âges à travers de multiples générations d’ancêtres. Mais seules la fortune et la réussite sociale permettent de constituer ces lignées, réelles mais obscures, en généalogies dûment répertoriées et vivantes. Leur présence sur les murs du château, classé monument historique par les instances étatiques, conforte, avec les portraits des ancêtres, le statut de cette demeure comme berceau de la mémoire familiale. Pour qui a grandi dans un tel décor, rien que de plus naturel que d’évoquer le ministre de Louis XIV ou le maréchal d’Empire sous le regard desquels la famille tient ses dîners.
Rien de tel dans les barres de logements HLM où mijotent les problèmes sociaux, au point qu’on les fait parfois imploser sous le regard de ceux qui y passèrent leur enfance et qui voient ainsi disparaître un témoin majeur de leurs années de jeunesse. Deux poids, deux mesures : alors que les riches vivent de plus en plus leur (bonne) fortune comme la récompense de leurs immenses mérites, ce que, selon de récents sondages, nombre de leurs concitoyens semblent leur accorder, les plus humbles, en échec social, vivent avec culpabilité une pauvreté qu’ils ne peuvent devoir qu’à eux-mêmes. Ne subsistent-ils pas aux crochets des créateurs d’emplois et de richesses, sur lesquels l’Etat puise les ressources fiscales qui permettent aux assistés de vivre sans travailler ? Le consensus qui paraît s’étendre sur le caractère incontournable de l’économie de marché renforce la bonne conscience et l’assurance de soi des nantis, tout en culpabilisant les plus pauvres.
Décidément, mieux vaut être financier que savetier.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot


Sociologues, directeurs de recherche au CNRS (équipe Cultures et sociétés urbaines), auteurs de nombreux ouvrages sur les familles fortunées, dont Châteaux et châtelains. Les siècles passent, le symbole demeure, éd. Anne Carrière, 2005 ; et Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Payot, 1998, réédition mise à jour à paraître dans la Petite Bibliothèque Payot en octobre 2006.


Petite chronique des grandes fortunes


Chaque année, le magazine Forbes publie la liste des plus grandes fortunes du monde. En tête depuis douze ans, Bill Gates, PDG de Microsoft, dont la fortune personnelle s’élève à 51 milliards de dollars. B. Gates vient d’annoncer qu’il allait quitter la direction de Microsoft d’ici 2008 pour se consacrer à la fondation philanthropique qu’il a créée avec son épouse Melinda. Le numéro 2 des plus riches du monde est Warren Buffet, homme d’affaires américain (44 milliards de dollars), qui vient d’annoncer qu’il allait donner 85 % de sa fortune (soit 37 milliards de dollars) à la fondation de B. Gates. Le premier Français dans le palmarès des fortunes mondiales est Bernard Arnault, fondateur du groupe LVMH (17,2 milliards d’euros).

Le nombre de milliardaires dans le monde (en dollars) est désormais de 793. Leur fortune cumulée atteint 2 600 milliards de dollars, soit le montant du PNB de l’Allemagne, 3e économie mondiale !


Quant aux millionnaires (personnes possédant au moins un million de dollars d’actif financier), leur nombre s’élève à plus de 8,2 millions (selon l’étude annuelle publié par la banque Merill Lynch et la société française Cap Gemini). Le nombre de ces riches a augmenté de 6,5 % en une année, soit 500 000 millionnaires de plus, à en croire Le Monde du 23 juin 2006.

En somme :
les riches sont de plus en plus nombreux et de plus en plus riches.

Jean-François Dortier

http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_dossier_web=53&id_article=14837

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