2019 n’est plus que dans neuf ans. Ce qui nous sépare de Blade Runner, sorti en 1982, est désormais trois fois plus long que l’attente de l’année où se déroule l’histoire du film. Au fur et à mesure que la science-fiction vieillit, le présent rattrape le futur du passé – suscitant un exercice toujours fascinant de comparaison et de vérification des projections (voir notamment: Science Fiction’s Predictions for the Year 2010, via Tom Roud).
Dès les premières séquences du film, nous frappent les images du gigantisme techno-industriel dont nous savons que les 9 ans qui viennent ne verront probablement pas l’avènement, pas plus que celui des bio-robots autonomes et quasi-humains, les fameux « réplicants ».
Dans le roman de Philip K. Dick dont est tiré le film, Do Androids Dream of Electric Sheep? publié en 1968, la date indiquée pour la réalisation du modèle Nexus 6, en août 1991, est déjà derrière nous. L’écart entre la parution du livre et son futur projeté est plus courte encore: 23 ans seulement, indication d’un optimisme technologique qui décroît progressivement.
Mais le plus délicieux anachronisme de Blade Runner est le principe de repérer les androïdes, non par l’usage d’un quelconque scanner, mais par un test psychologique supposé détecter le degré d’empathie du sujet.
Des ribambelles de robots déchiquetés, dont les plaies ouvertes dévoilent complaisamment la monstrueuse mécanique – et peut-être plus encore les contrôles méticuleux que nous subissons avant chaque embarquement transatlantique –, nous séparent de cette préhistoire aux relents de psychanalyse, qui porte plus sûrement que n’importe quel artefact électronique la marque d’une époque définitivement révolue.
Si le roman, fidèle à la manière de Dick, fait jouer à la dimension introspective une part majeure, c’est que le ressort de l’intrigue est bien l’hésitation entre ce qui définit l’humain et la machine. Dotés de souvenirs implantés artificiellement, les androïdes peuvent ignorer qu’ils sont des robots, et développer des sentiments de plus en plus semblables à ceux qui animent les êtres humains.
Le film de Ridley Scott invente une jolie traduction visuelle de cette idée, en munissant les réplicants de pseudo-photographies familiales. Une scène-culte déploie un bric-à-brac de photos très travaillé sur le piano de Rick Deckard, avant que celui-ci ne procède à la fameuse analyse d’image sur l’un de ces tirages, à l’aide d’un explorateur à commande vocale.
Autre film adapté d’une nouvelle de Dick, cette fois par Steven Spielberg, Minority Report, sorti en 2002 et situé en 2054, comprend plusieurs dispositifs ambitieux, comme le célèbre visualiseur qui a popularisé la technologie multitouch (équipement standard des iPhone d’Apple depuis 2007). Mais ce film, qui cite à plusieurs reprises Blade Runner, conserve aussi la fonction de fétiche familial de la photo. Lorsque le héros, John Anderton, rentre chez lui, c’est toujours le traditionnel autel photographique qui l’accueille et manifeste l’existence d’une histoire du sujet.
Ce n’est que deux ans plus tard, en juin 2004, que j’enregistrai cette photographie témoignant d’une nouvelle forme de la consultation de la mémoire familiale: l’album virtuel proposé par l’application iPhoto sur les robustes iBook G4, introduits en 2003.
En matière photographique, le présent est allé plus vite que l’avenir. Ce que nous disent Blade Runner ou Minority Report, c’est qu’en 1982 comme en 2002, nul n’imaginait que la photographie, support privilégié de la mémoire privée, puisse un jour connaître une autre matérialité que celle du tirage.
L’anticipation technique procède généralement par prolongement ou dérivation. Mais la photo, mobilisée au cinéma comme illustration d’un usage à caractère anthropologique, n’a pas été perçue comme susceptible de subir un processus d’évolution.
L’installation brutale de la photo numérique au sein des pratiques familiales a bouleversé ce schéma immuable et pris tout le monde par surprise. En l’espace de quelques années seulement, des habitudes séculaires ont connu la plus importante mutation de leur histoire, en passant d’un support consultable sans intermédiaire à des systèmes à lecteur, dont l’accroissement sans précédent du nombre d’images allait rapidement imposer l’usage.
La robustesse de la forme de l’autel photographique ou de ses dérivés marquera sans doute longtemps nos habitats. On trouvera peut-être encore des bric-à-brac photographiques en 2019 ou en 2054 – mais l’essentiel de la mémoire privée se sera déplacé ailleurs, au sein de logiques de consultation labile, sur internet, par l’intermédiaire des médias sociaux ou d’outils de visualisation transitoires. Contre toute attente, pour le meilleur et le pire, la photo s’est replongée dans le flux de l’histoire.
http://culturevisuelle.org/icones/338
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