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09/01/2010

Ecole, état, le retour de l'ancien régime

Elisabeth de Fontenay - philosophe

Vous avez choisi de mettre l’accent sur les manifestations de la crise dans le secteur de l’éducation…

Cette crise qui éclate existe en fait depuis que j’enseigne. Je l’ai toujours connue et aucun gouvernement n’a réussi à prendre les choses à bras-le-corps. Je dirai même, alors que je vote à gauche, que la gauche a été pire que la droite, il suffit d’évoquer Allègre ! Il s’agit d’une crise en profondeur dont l’origine est à chercher dans un certain effondrement des idéaux, des valeurs de la République.

L’école, avec le service militaire fut constitutive de la République. Le service militaire n’en parlons pas, cela n’est pas, ce n’est plus le sujet. Quant au modèle de l’école républicaine, il ne fonctionne plus. Depuis longtemps, nous vivons dans un système de libertés purement- formelles dans lequel la démagogie a remplacé la démocratie.

De moins en moins d’enfants des classes défavorisées accèdent aux grandes écoles : on peut vraiment parler d’un effet d’effondrement des principes. Un mot me hante depuis très longtemps, un mot de Rabaud Saint-Étienne qui était un conventionnel et qui, à juste titre, déclarait à la Convention : « Citoyens, notre histoire n’est pas notre code ».

Ce qui voulait dire ?

Il voulait dire qu’il fallait liquider les institutions de l’Ancien Régime. Il disait en quelque sorte : nous inventons notre code, nous sommes au commencement, nous sommes désormais les auteurs de notre histoire.

Eh bien ! Je prétends que l’histoire est jusqu’à un certain point notre code, que ce qui a été mis en place par la Convention, aussi bien l’hôpital que les départements et préfectures, l’école, l’armée, et bien d’autres institutions, cela constitue encore notre code.

Et si, pour ne prendre que cet exemple, l’on continue à détruire les règles en quoi consistent, entre autres, les concours, nous reviendrons au système du piston, aux recommandations, aux pratiques occultes d’avant que ne soit créée, en 1945, l’École Nationale d’Administration : pour entrer à la Cour des Comptes, au Conseil de l’État, à l’Inspection des Finances, il fallait en passer par des entretiens avec les hommes du sérail.

Le résultat en aura été la soumission massive des hauts fonctionnaires au régime de Vichy. Même si les exigences qui ont présidé à la fondation de cette école sont désormais quasi oubliées, ce n’est pas un hasard si Nicolas Sarkozy supprime le concours de sortie de l’Ena, injuste certes comme tous les concours, mais reposant sur des règles strictes.

La conséquence en est que tout va fonctionner de nouveau comme avant la guerre, que les postes seront distribués à la tête du candidat et que, de nouveau, les grandes dynasties de la bourgeoisie et de la haute fonction publique « placeront » leurs enfants en toute impunité. Ce n’est qu’un exemple, mais il est particulièrement significatif.

La crise touche-t-elle la notion même de collectivité ?

L’idéal de l’école républicaine, c’était que chaque enfant, chaque adolescent puisse développer le meilleur de lui-même, puisse aller au bout de ses possibilités. Le critère unique maintenant, c’est celui de la rentabilité : on professionnalise à outrance.

Je ne sais pas ce que vont devenir des disciplines comme la littérature, la philosophie, l’histoire, dans des universités autonomes qui seront soutenues financièrement par les entreprises. Vous vous souvenez de ce qui s’est passé devant le Panthéon ? De jeunes professeurs de français se sont se relayés pour lire l’intégralité de La Princesse de Clèves, en réponse à Nicolas Sarkozy qui a dit que c’était lamentable de mettre ce livre au programme d’un concours destiné aux fonctionnaires. Il est évident que les critères de rentabilité et de professionnalisation de l’enseignement font qu’il n’y aura plus aucune place pour un enseignement de culture
.
Que devient un monde sans culture ?

L’enseignement de la littérature, de la philosophie et de l’histoire- devra tôt ou tard disparaître alors que ces disciplines sont des apprentissages à la fois de la logique, de la syntaxe, de l’épaisseur du temps et du maniement de la langue. C’est avec l’aide de l’école, que s’aggravera à la fois le dépé-ris-sement du français et de ce qu’on appelle le politique.

Et de la langue dépend la capacité de penser…

Oui, je le redis, il y a un effondrement intellectuel majeur qui va de pair avec un effondrement politique. L’effondrement politique s’exprime en particulier dans le compassionnel à tout-va, qui tient lieu d’analyse politique.

Mais cela va avec un effondrement intellectuel. Quand on voit le prestigieux lettré qu’est Alain Badiou faire un cours sur Nicolas Sarkozy à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm – où ont enseigné quand même Althusser et Derrida ! – en comparant ce président de la république élu démocratiquement à Pétain, ce qui est une idiotie politique, et en le traitant de singe, ce qui est une injure qui s’apparente au racisme.

Quand on sait que ce cours à l’École Normale est paru en livre, on se dit que ce grand intellectuel, ce grand philosophe qu’est Alain Badiou porte une responsabilité extrêmement grave dans l’effondrement dont je parle, qui n’est pas simplement dû à un processus, mais aussi à des accès de légèreté esthétisante, ludique, de la part des enseignants et des intellectuels.

Vous êtes une spécialiste de Karl Marx. L’analyse marxiste retrouve-t-elle une certaine pertinence ?

Je ne suis spécialiste de rien du tout, je suis une éclectique. Mais oui, il faut penser à Marx et avec lui. Un de ses ouvrages a pour titre Misère de la philosophie et c’était une réponse à un livre de Proudhon, Philosophie de la misère. Il me semble qu’il y a une grande misère de la philosophie face à la réalité et à l’actualité.

Pourquoi  ? Parce que le philosophe se doit d’être spéculatif. Or la spéculation intellectuelle n’est pas sans ressembler à la spéculation financière ! On joue avec les concepts, et on décolle de la réalité effective. Je relisais hier le livre 1 du Capital de Marx ainsi que les fameux Manuscrits de 44. Ils donnent des clés pour comprendre le sens profond de cette fameuse crise, à cette différence près que le capitalisme est devenu maintenant un capitalisme financier, purement financier, purement spéculatif, ce dont on n’avait pas l’idée à l’époque.

Mais, la manière dont Marx parle de l’argent comme d’une abstraction exsangue, comme d’une sorte de fétichisme, et de son fonctionnement comme d’une quasi-théologie est très éclairante. Nous sommes en effet confrontés à une fantasmagorie de chiffres qui ne correspondent plus à quoique ce soit de réel, qui filent comme une maille et qui finissent par détricoter le monde.

La manière dont Marx critique, par exemple dans Les Manuscrits de 44, le libéralisme d’Adam Smith, reste d’une actualité extraordinaire. Le libéralisme nous a menés à cette organisation du chômage qui est, à mes yeux, une exaction collective ou individuelle aussi grave qu’un crime de sang. Quand des actionnaires prennent le pouvoir et décident de la restructuration d’une entreprise, qui en passe par le licenciement d’un certain nombre de personnes – je dis bien « personnes » et pas « salariés », ils commettent un véritable délit, et qui n’est jamais sanctionné !

J’insiste sur ce point parce que dans l’état d’esprit- compassionnel où nous sombrons, à propos des guerres, des génocides, des assassinats, nous oublions trop facilement qu’un homme mis au chômage, quelqu’un qui a travaillé, quelques fois pendant quarante ans dans la même entreprise et qui est licencié, est victime d’une sorte d’homicide bien que le sang ne coule pas. Et c’est avec terreur, bien sûr, que je me rappelle que dans la société communiste totalitaire, il n’y avait pas de chômage et que les crimes économiques étaient sanctionnés par la peine de mort.

La religion de l’argent aurait entraîné des sacrifices humains ?

On peut dire ça comme ça si vous voulez. Un mathématicien de renom dénonçait récemment le scandale de ces gens qui ne faisaient plus des mathématiques que pour les appliquer à la finance – et pour obtenir les brillants résultats qu’on sait ! – et qui avaient complètement profané tout ce qui fait le caractère admirable des mathématiques, leur totale abstraction spéculative, certes, mais en même temps leur côté contemplatif.

Alors qu’avec les traders, il s’agit là vraiment des mathématiques misent au service de ce que les philosophes de l’École de Francfort ont appelé « la raison instrumentale », c’est-à-dire mise au service du profit immédiat de quelques-uns. Le profit de quelques-uns assassine socialement, humainement tous les autres. Il y a donc une analogie entre la spéculation théologique, la spéculation philosophique et la spéculation financière. Mais seule la troisième a le pouvoir de briser des vies humaines.

Cela fait tout de même une différence !

Appliqué à la spéculation financière, cela donne les résultats que nous voyons à l’œuvre. Dans le cas de la spéculation théologique, ça ne dérange plus beaucoup de monde, Dieu merci ! Dans le cas de la philosophie, je pense que ce côté spéculatif peut mener certains de mes collègues, de mes amis, à décoller complètement de la réalité et à adopter ces postures théoriques qui ont formé des Pol Pot.

N’oublions jamais que Pol Pot a été étudiant dans nos universités parisiennes. Je ne nie pas que l’abstraction soit une bonne chose, elle sert à forger des concepts, lesquels permettent de saisir le réel. Elle est nécessaire et notre enseignement de la philosophie est aussi et surtout, un enseignement d’exercice à l’abstraction et au concept.

Toutefois, quand cette abstraction devient hypercritique, ultra-révolutionnaire, qu’elle se met à filer toute seule, il n’y a plus de garde-fou. On peut dire que tout cela a une vertu utopique, donc critique de l’état présent des choses mais, malheureusement, des étudiants, des enseignants prennent- certains chercheurs et certains professeurs au mot…

Cela conduit-il à une déconnexion du corps et de l’esprit ?

L’abstraction généralisée, le nihilisme de la spéculation financière et de la spéculation révolutionnaire font que beaucoup de gens ne peuvent plus supporter cette uniformisation mutilante, ce qui a pour conséquence de les rejeter vers le communautarisme et l’offre de concret qu’il propose.

Il y a du reste lieu de s’effrayer quand on voit que des gens qui sont des spéculateurs financiers avertis peuvent en même temps être extrêmement communautaristes et fréquenter assidûment les sites religieux d’Internet, ce qui mène cette abstraction mutilante à son terme.

C’est comme si l’on ne pouvait plus retrouver son corps, sa généalogie, sa vie de tous les jours, sinon par une plongée dans la communauté et ses pratiques, ce qui représente une régression alarmante par rapport à l’idéal républicain dont je parlais.

Comment sort-on de l’abstraction ?

J’ai le sentiment profond qu’on a affaire à un processus et qu’il n’y a pas grand-chose à faire. Mais ce n’est pas parce qu’on est désespéré qu’il ne faut pas avoir la volonté de changer les choses. Donc je dirai qu’il y a des actions partielles, modestes peut-être, qui permettent en tout cas de corriger certains effets de ce processus.

C’est-à-dire ?

Je pense qu’un professeur qui enseigne dans une classe de banlieue difficile, et qui, pour faire comprendre à ces enfants sans héritage ce que c’est que la poésie, leur propose de s’exercer à écrire des poèmes sur le modèle des lais de Marie de France – je parle ici d’une enseignante en classe de quatrième, que je connais bien –, je pense qu’un tel professeur, c’est quelqu’un qui résiste héroïquement au processus et à ses collaborateurs : comme la cavalerie polonaise contre les Panzer.

Beaucoup de nos enseignants sont remarquables. Ils ont reçu une formation de haut niveau, ils excellent dans leur discipline, et face à la situation désastreuse où on les a placés, ils essaient et ils parviennent, localement, partiellement, à sauver ce qui peut l’être, à transmettre l’esprit de ce qu’ils ont reçu.

Il faut résister à l’impératif de rentabilité…

Il faut bien sûr, mais on ne peut y résister que de façon segmentaire. Dans l’état de découragement où je me trouve, je me raccroche, bien que je me méfie de tout messianisme, à Barack Obama qui me semble incarner une véritable espérance.

De la même façon, vous allez peut-être sourire, j’observe- avec beaucoup de sympathie les initiatives de Martin Hirsch, petit-fils du Commissaire au Plan du général de Gaulle, médecin, conseiller d’État, ancien président d’Emmaüs, homme de gauche, et qui essaie de réaliser des réformes modestes et essentielles dans un gouvernement de droite.

C’est un exemple d’actions discrètes, non spectaculaires, d’engagements sérieux, de compromis entre l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction. Toutes propositions gardées, Barack Obama et Martin Hirsch me donnent un peu d’espoir.

Pensez-vous que le redressement général puisse passer par le politique ?

L’idée d’une solution politique et sociale qui soit radicale et globale a fait son temps. On a affaire à un processus contre lequel la gauche et la droite sont également impuissantes à réagir. Plus, elles l’accompagnent sans état d’âme.

Et puis il y a l’Europe, cet organe obstacle. Elle nous a peut-être, jusqu’à un certain point, sauvés économiquement, mais elle empêchera de plus en plus notre école de fonctionner selon nos critères fondamentaux : le modèle, l’exception française, par exemple, de la classe terminale de philosophie est en voie de disparition.

Il n’y a donc que des solutions partielles. Peut-on aller au-delà ? Je ne le crois pas. Chacun doit faire son travail, dans sa profession, là où il est, car faire son travail, c’est résister. Enseigner les lettres aujourd’hui, enseigner l’histoire aujourd’hui, c’est résister. Encore faudrait-il que la mastérisation de la formation des enseignants n’aboutisse pas à quelque chose de désastreux, de misérable, c’est-à-dire que ceux-ci ne soient plus formés comme ils pouvaient l’être quand on attendait d’eux qu’ils soient les meilleurs pour apporter le meilleur au plus grand nombre.

Peut-on déterminer le moment où s’est mis en route ce processus de dissociation dont vous parlez ?

Au moment de Galilée. C’est à ce moment-là que l’universalisme et l’abstraction ont pris en charge le monde et que toute la science s’est mathématisée. L’abstraction croît à partir de la Renaissance elle triomphe évidemment au XVIIe siècle. Mais si l’on prend les choses sur un autre plan, on peut dire que tout a commencé avec la guerre de 14. Le désastre, la dissociation ont commencé à ce moment d’industrialisation de la guerre…

Vous pouvez développer un petit peu…

La guerre renseigne très bien sur l’état d’une civilisation. Comment peut-on juger une culture, un pays, une nation ? À la manière dont elles font la guerre. En 1914, la guerre a changé de visage en se technicisant et en provoquant une brutalisation extrême des rapports humains. Et cela s’est produit aussi bien du côté allemand que du côté français et allié.

Quand on a passé deux ans dans les tranchées, on n’est plus le même homme et quand on revient à sa terre, la terre n’est plus la même. Quand je parle de l’abstraction, je ne parle pas simplement de l’abstraction financière, je parle, à la manière heideggérienne, de l’abstraction technique, de la technoscience qui s’est emparée de tout, s’est emparée de la guerre, de l’agriculture, de l’élevage.

Et si vous voulez une date plus récente, il est absolument évident que l’extermination pratiquée par les nazis a poussé à l’extrême la barbarie abstraite ou l’abstraction barbare, puisqu’on a tué des hommes, des femmes et des enfants de la façon la plus technicienne, la plus industrielle : on ne les a pas tués, on les a détruits, éliminés…

Comment revenir au concret ?

Lorsque je parle de retour au concret, je ne veux pas dire du tout retour au pays réel, comme je l’ai lu ces jours-ci dans un journal pour justifier une grande « pétition des pétitions » contre Sarkozy : retour au pays réel, maurrassisme des gens de gauche ! Loin de moi l’idée organiciste du retour à la terre, à la paysannerie, à « sa » région !

Simplement, je le redis, chaque fois que quelqu’un, dans son domaine, essaie de lutter contre l’abstraction meurtrière, c’est-à-dire renonce à gagner un peu plus d’argent pour adopter des manières d’être et de faire qui soient moins barbares, un pas est fait vers une forme de réparation de l’humanité.

Je prendrai deux exemples. Celui de l’abattage industriel et de la négligence cruelle des employés des abattoirs vis-à-vis des dispositions en vigueur. Et celui de la correction des copies par les professeurs : il y a des manières assassines et il y a une manière humaniste de corriger les copies. Que chacun donc, à sa place, fasse son travail et dans l’époque calamiteuse où nous nous trouvons, cela mérite de s’appeler résistance. Et l’esprit de résistance, c’est pour moi l’idéal absolu.

http://www.marianne2.fr/Ecole,-etat,-le-retour-de-l-ancien-regime_a183385.html

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