Loin de répondre à un seul objectif électoral de court terme, le débat qu’a lancé le gouvernement sur l’«identité nationale» vise à confondre cette notion, floue et ambiguë, avec le concept politique de souveraineté, au moment même où cette dernière est plus que jamais menacée par le dit traité de Lisbonne. Cela s’inscrit en outre dans le contexte de la promotion idéologique du couple identité/diversité, qui tente d’occulter voire de disqualifier les luttes sociales au profit de leurres sociétaux.
13 décembre 2007, le Président Sarkozy signe le traité constitutionnel bis à Lisbonne, malgré le non français lors du référendum de 2005.
Le débat sur l'identité nationale vise à masquer les abandons de souveraineté
par Laurent Dauré
Le « grand débat sur l'identité nationale » lancé le 2 novembre par le ministre de l’immigration, Éric Besson, a déjà suscité de nombreux commentaires. Organisé au pas de charge, il devrait durer jusqu'au 29 janvier prochain et se conclure le 4 février par un « grand colloque de synthèse » dirigé par le ministre en personne – gageons que de « grandes mesures » seront alors prises... Ouverts « à l'ensemble des forces vives de la Nation », les échanges ont déjà commencé sur le site Internet officiel (1). Pour leur part, préfets et sous-préfets sont tenus d'organiser au moins une réunion dans chaque département et arrondissement. Le thème a également été débattu à l'Assemblée nationale le 8 décembre.
Selon les termes du communiqué ministériel envoyé le 2 novembre, les « réunions seront animées par le corps préfectoral, ainsi que par les parlementaires nationaux et européens qui le souhaitent ». Pourront y participer tous ceux qui le désirent. Deux questions sont censées structurer le débat : « pour vous, qu'est-ce qu'être Français aujourd'hui ? » et « comment mieux faire partager les valeurs de l’identité nationale auprès des ressortissants étrangers ? ». Les objectifs de l'opération sont d'ores et déjà fixés : il s'agira de « favoriser la construction d'une vision mieux partagée de ce qu'est l'identité nationale aujourd'hui » et de « faire émerger […] des actions permettant de conforter notre identité nationale, et de réaffirmer les valeurs républicaines et la fierté d'être Français ».
Comme l'ont noté de nombreux commentateurs, il est fort probable que ce « débat » ne soit pas exempt d’une manœuvre électorale visant à siphonner une fois encore des voix au Front national lors des élections régionales de mars 2010. Cependant, au-delà de cet objectif opportuniste, réel mais de court terme, les initiateurs de cet événement ont sans doute quelques préoccupations plus fondamentales.
Bref retour en arrière : le 4 février 2008, une très large majorité de parlementaires ratifie le dit traité de Lisbonne. Ce faisant, ils annulent le verdict des citoyens exprimé lors du référendum de mai 2005, piétinant de fait la souveraineté du peuple qui figure pourtant en tête du bloc constitutionnel national. Dans le même temps, ils préparent la voie à la mise en œuvre d’un texte qui, notamment, étend considérablement les domaines dans lesquels les décisions européennes sont censées s’imposer, fût-ce contre la volonté nationale.
Dès lors, voir le monde politico-médiatique s'interroger sur « l'identité nationale » relève pour le moins du paradoxe – en tout cas en apparence. La tradition politique d’indépendance de la France ne constituerait donc pas un pan essentiel de cette « identité » ? Ceux-là même qui, dans leurs actes, font bon marché de cet héritage discourent sur l’urgence de le préserver. Sans doute ne souhaitent-ils en réalité retenir que les aspects qui leur conviennent. Lorsqu’ils insistent sur le drapeau ou l’hymne, ils révèlent la vision étriquée et folklorique qu’ils se font du patriotisme. Ils voudraient en somme que les Français aiment et soutiennent leur pays à la manière des supporters de foot avec leur équipe préférée. Ainsi, pour le président des députés UMP, Jean-François Copé, « le débat sur l’identité nationale, c’est ce qui doit nous permettre de retrouver notre mental, comme on dit en sport » (2). Il juge par ailleurs que l'identité nationale sera « un thème structurant pour les dix années à venir » (3).
Or la « fierté d’être Français » ne se décrète pas. Tout se passe comme si le débat sur « l’identité française » avait été conçu comme un point de fixation, afin de détourner l’attention des sujets fâcheux comme la crise, le renflouement des banques, les délocalisations, le chômage, etc. La France politique se voit amputée de ses libertés les plus essentielles par l’intégration européenne, la nation est dépossédée de son patrimoine (services publics, industries nationales, etc.), et l’État de sa capacité d’intervention – mais, rassurons-nous, nous avons une « identité » à « valoriser »…
Dans la vidéo de présentation du débat (1), M. Besson plaide ainsi pour « valoriser notre identité nationale » et « valoriser la fierté d'être Français » ; il affirme également que la nation française doit « concili[er] compétitivité et solidarité ». Bref, il évoque l'identité française comme s'il s'agissait d'un produit dont nous aurions intérêt à assurer la promotion. Lorsque le porte-parole de l’UMP, Frédéric Lefebvre, lance un appel vibrant à la « défense de notre modèle culturel et de la "Douce France" chantée par Charles Trenet » (26 octobre), il tente de séduire grossièrement une certaine partie de l’électorat ; surtout, avec cette vision de carte postale, il propose une France dépolitisée, neutralisée et soumise. Une France pour les touristes.
L'attachement émotionnel à sa patrie n'est pas condamnable a priori, mais s’il s’agit d’une nostalgie fruste, sans souci d’indépendance politique et de progrès social, c’est un vain passe-temps. Plus exactement, les parrains du débat entendent faire fonctionner cet attachement comme un leurre : tenter de compenser une perte de liberté bien réelle par une démonstration indécente de fierté. Car faire de l’exhibitionnisme avec l’« identité nationale » ne permettra pas de recouvrer une once de souveraineté. De la même façon que les célébrations aussi vagues qu'enthousiastes de la « diversité » et du « métissage » relèvent d'une conception ethniciste de la société, les élans animés par une nostalgie qui n’engage à rien sont dangereux en ce sens qu’ils brouillent les cartes.
Accompagnement de la mondialisation
On peut du reste s’interroger : pourquoi les concepts de « diversité » et d’ « identité » envahissent-ils ainsi les discours ? Un auteur rationnel s’est frotté à ce sujet. Dans son ouvrage La diversité contre l'égalité (4), Walter Benn Michaels analyse l'incroyable escroquerie politique et intellectuelle que représente ce que l’on pourrait appeler l'idéologie (et l’imagerie) de la diversité. Michaels montre bien que l'obsession contemporaine pour ces conceptions ethnico-cuturelles n'est ni anodine ni innocente. Si les dirigeants politiques, économiques et médiatiques font de la diversité un « programme de justice sociale », comme il l’écrit, c'est pour que l'ordre néolibéral soit maintenu coûte que coûte. Nous avons affaire à une idéologie d’accompagnement de la mondialisation.
Selon Michaels, « à mesure que la question de l'identité nationale affermit son emprise sur la vie intellectuelle française – qu'on la promeuve (le président de la République) ou qu'on la combatte (les "Indigènes" [de la République]) – on s'aperçoit que sa fonction principale consiste à faciliter, en le masquant, l'accroissement des inégalités qui caractérise le néolibéralisme à travers le monde. » En somme, selon les « diversitaires » de droite comme de gauche, il faut que tout change pour que rien ne change. La Diversité contre l'égalité entend montrer que l'idéologie de la diversité, copieusement relayée par les médias et les forces du marché, sert à diviser les citoyens (par la concurrence des « identités ») et à faire diversion afin que les véritables luttes sociales soient étouffées sous les revendications « sociétales ». En effet, il vaut mieux prêcher la « diversité » – inoffensive économiquement, voire lucrative – que l'égalité ou une meilleure répartition des richesses.
Ce qu’il est convenu de nommer la classe politique, toutes tendances confondues, maîtrise parfaitement l'art de poser des questions dont les réponses sont déterminées à l’avance. Comme sur bien d'autres sujets, on fait mine de s’interroger (« quelle Europe voulons-nous ? », « qu'est-ce que l'identité nationale ? », etc.), on organise des parodies de débat, comme s'il y avait vraiment une intention de débattre de quoi que ce soit, a fortiori de prendre en compte la volonté populaire. La négation du vote du 29 mai 2005 a donné la mesure de cet esprit d’ouverture démocratique.
Le « grand débat » risque bien de s’avérer un théâtre d’ombres : tout et son contraire sera dit, pendant que les processus réels en cours se poursuivront hors des feux de l’actualité. Ce que l’on pourrait qualifier de système post-démocratique multiplie ainsi ce type de mises en scène pour entretenir l’illusion de « démocratie participative ». S’interroger sur l’identité ne coûte rien, l’ordre établi pourrait même en sortir consolidé : les médias et les partis installés font de l’éducation au fatalisme – notamment sur la mondialisation – pendant que les puissances d’argent accroissent leur influence aux dépens des droits politiques et sociaux légitimes des citoyens.
L’opportunisme et la duplicité semblent donc devoir constituer le fil rouge de cette consultation en trompe l’œil. Quitte à débattre d’identité, politique cette fois, pourquoi ne pas envisager l’opportunité d’une sortie de l’Union européenne ?
LD
(1) www.debatidentitenationale.fr.
(2) Lors d’une conférence de presse, le 3 novembre.
(3) Sur le site Internet consacré au débat, le 3 novembre.
(4) Publié aux éditions Raisons d’Agir en 2009. Walter Benn Michaels est professeur de littérature à l'université de l'Illinois à Chicago.
http://www.observatoiredeleurope.com/Leurre-identitaire-une-identite-sans-souverainete_a1307.html
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