Vous avez coordonné et préfacé le volume des OEuvres de Claude Lévi-Strauss publié en mai dernier dans la collection « la Pléiade » (Éditions Gallimard). Comment avez-vous rencontré l’anthropologue et comment s’est déroulée votre collaboration avec lui ?
Vincent Debaene. Assez banalement d’abord, j’ai commencé par lire ses livres ! En premier, Tristes tropiques. Ma question de départ concernait la façon d’intégrer cet ouvrage à l’ensemble de son oeuvre. Je l’ai ensuite rencontré pour la première fois en 2000. J’ai participé aux « Cahiers de l’Herne » et je l’ai revu. Jusqu’à ce que Gallimard me sollicite pour « la Pléiade ». J’ai alors eu des rencontres beaucoup plus régulières avec lui. D’autant que les auteurs publiés dans « la Pléiade » de leur vivant sont peu nombreux. Il nous (les éditeurs de « la Pléiade ») a donné accès à toutes ses archives, ce qui est rare.
Le Brésil est le point de départ d’un long processus anthropologique. Comment Lévi-Strauss, qui a alors vingt-sept ans, est-il passé du statut « de petit touriste universitaire » à celui d’ethnologue ?
Vincent Debaene. Il part au Brésil comme professeur de sociologie alors qu’il est agrégé de philosophie. Il y a là un premier déplacement. Il s’intéresse à la sociologie et à l’anthropologie bien avant son départ. On lui propose de partir comme professeur de sociologie en lui promettant (à tort) qu’il trouvera des Indiens dans les faubourgs de Sao Paulo. À la différence de la sociologie à cette époque, l’anthropologie se fonde sur une expérience de terrain. Cependant, Lévi-Strauss n’est pas un homme de terrain. Les missions qu’il a menées furent peu nombreuses, brèves et itinérantes. Il ne fait pas de « l’observation participante », ce qui est la norme du travail ethnographique, en Angleterre dès les années 1930 (et dans les années 1950 en France). Il part plutôt comme un explorateur mais sans aucun primitivisme. Il n’imagine pas qu’il va trouver « sa vérité ». Simplement, il cherche des données. Lors de la première expédition en 1935, il se rend chez les Caduveos et les Bororos. Son but est de comprendre le peuplement de l’Amérique. C’est un projet d’abord historique ; il veut observer les survivances des modes de vie anciens. Et il y a aussi cette idée que les peintures faciales caduveos sont un héritage d’une civilisation ancienne. Tout cela est un peu mythique. C’est son côté Jules Verne ; il veut mettre en relation les maquillages symétriques avec des débris archéologiques trouvés dans le bassin de l’Amazone de façon à prouver que les tribus indiennes sont les survivants d’une civilisation disparue.
Et que ramène-t-il de ces expéditions ?
Vincent Debaene. La première mission est un succès. Il trouve une tribu bororo qui vit à l’écart des missionnaires et qui a conservé son mode de vie et son organisation sociale. À son retour, il est reconnu comme ethnologue. On s’extasie devant ses collections. La deuxième expédition change ses premières impressions ; c’est avec elle que les tropiques vont apparaître « tristes ». Il repart vers la frontière bolivienne, espérant, en traversant l’ouest brésilien, retrouver des représentants des anciennes tribus tupis ou caribes, qui occupaient les côtes amérindiennes au XVIe siècle au moment de la découverte. Il veut étudier leur langue et montrer comment ces populations s’étaient déplacées au cours de l’histoire. Finalement, il ne trouve que des tribus réduites à l’errance, ramenées à un état social élémentaire par les persécutions et la nécessité de fuir les colons : des Nambikawaras et des Tupi-Kawahibs, tout petits groupes de quinze ou vingt personnes, qui vivent dans une misère morale et matérielle totale. C’est là qu’il renonce à l’image de l’explorateur qui arpente la terre et ramène des objets pour les musées occidentaux. Il comprend que la pure mise en contact avec l’altérité ne suffit pas à créer de la connaissance.
Revenu en France, il est contraint de fuir l’Europe nazie et part pour les États-Unis. Il découvre alors les théories des ethnologues et la linguistique…
Vincent Debaene. Avant de se rendre au Brésil, il a tout de même lu, en 1933, l’ethnologue américain Robert Lowie. C’est cette lecture qui suscite son goût pour l’ethnologie (Lowie a vécu plusieurs années auprès des Indiens des plaines). Mais Lévi-Strauss n’a pas encore une culture ethnologique très développée. Aux États-Unis, il se familiarise avec une tradition ethnologique beaucoup plus ancrée et solide qu’en France. Depuis le milieu du XIXe siècle, les ethnologues ont rassemblé d’innombrables données, par exemple sur la parenté ou sur les mythes indiens. Il découvre ensuite, au contact de Jakobson, la linguistique structurale. Face à la gigantesque masse d’archives collectées, un peu chaotique, le modèle linguistique permet de remettre de l’ordre. Il faut imaginer des centaines et des centaines de systèmes de parenté décrits par des dizaines d’ethnologues, qu’on ne sait comment classer. C’est la matière de sa thèse sur les structures élémentaires de la parenté.
C’est le début de l’anthropologie structurale…
Vincent Debaene. Il part de quelques idées simples. Les conduites humaines obéissent à des règles qui ne sont pas arbitraires ou irrationnelles. Il faut donc essayer de mettre ces règles au jour. La linguistique structurale introduit le modèle de la langue. Les gens parlent une langue et appliquent des règles sans en être conscients. De la même façon, l’ethnologie doit révéler les règles sous-jacentes qui président à l’échange des conjoints ou à la composition des mythes.
Lévi-Strauss affectionne d’ailleurs la classification botanique et les sciences naturelles…
Vincent Debaene. Il raconte que, dès sa jeunesse, il a été très sensible à la réalité géologique dont il comprend qu’elle est à l’origine de la structuration du paysage. Il y a plus généralement un élément très sensoriel au coeur de l’oeuvre de Lévi-Strauss. C’est sans doute en raison de cette sensibilité qu’il fut davantage fasciné par l’ethnologie que par la sociologie. Car à la racine de l’ethnologie, il y a une expérience particulière, individuelle. Il ne s’agit pas, chez lui, d’une expérience de fusion et de communication avec autrui mais plutôt d’une expérience sensorielle très élémentaire. Comme l’expérience de la répartition des pétales sur une fleur ou celle de la structure du pissenlit.
Un écologiste avant l’heure ?
Vincent Debaene. Il aime collecter et comparer les espèces comme Rousseau composait son herbier. Mais c’est sa réflexion sur le rapport entre l’humanité et son environnement qui apparaît aujourd’hui très moderne. Il montre que l’humanité est une espèce vivante en lien avec un environnement que la civilisation occidentale détruit. Dès les années 1950, avec Tristes tropiques (1955) et avec Race et histoire (1952), apparaît ce thème qui était absent de la première étape, l’anthropologie structurale de la parenté.
Comment est-il amené à écrire Tristes tropiques ?
Vincent Debaene. Il traverse alors une sorte de crise personnelle et professionnelle. Il n’est pas reconnu en France. Il a été candidat deux fois au Collège de France sans succès. Il est convaincu qu’il ne fera pas de carrière universitaire, d’où ce livre. Et puis il y a une crise intellectuelle. Un événement s’avère décisif, le voyage en Inde en 1950. Une expérience de la concentration qu’il met en parallèle avec celle du Brésil et celle de l’exil aux États-Unis. Dans le livre il associe la fuite du « gibier de camp de concentration » et les bazars en Inde. Il oppose les « tropiques vacants » aux « tropiques bondés ». Le processus de civilisation est pensé comme dépendant d’un rapport à l’espace. D’où la question du nombre. Pour lui, les tribus isolées du Brésil vivent dans une harmonie relative avec leur environnement alors que l’Inde et ses rues surpeuplées lui font douter de l’avenir de l’humanité. Il conçoit donc l’humanité comme un élément de pollution. À l’époque, cet aspect passe relativement inaperçu. Aujourd’hui, on ne voit pratiquement que ça !
Lévi-Strauss semble gêné lorsqu’il évoque le succès de Tristes tropiques. Pourquoi ?
Vincent Debaene. L’ouvrage a été écrit en cinq mois, vingt ans après les expéditions. Et paradoxalement, lui, l’anthropologue si abstrait, si technique, si scientifique, va être reconnu comme un intellectuel grand public grâce à son ouvrage le plus littéraire. Ce qui le gêne le plus, c’est moins le livre que les lectures qu’il a suscitées. Dans les années 1960, Tristes tropiques a été associé à une littérature tiers-mondiste dont lui-même était très éloigné. Dans les années 1970, il a fait l’objet d’une récupération antiscientifique. On commence à cette époque à remettre en question l’anthropologie comme une discipline objectivante, sèche, qui ne donne pas toute sa place à l’expérience humaine à laquelle le plus scientifique des anthropologues se trouve contraint de recourir, affirment certains.
L’ouvrage provoque néanmoins un véritable choc culturel ?
Vincent Debaene. Oui. S’il a eu du succès, c’est d’abord parce qu’il a posé la question de la place de l’Occident dans l’ensemble des cultures. Il introduit une forme de relativisme déjà présent dans Race et histoire mais qui touche un plus large public. Le livre paraît l’année de la conférence de Bandung au moment où le tiers-monde émerge sur la scène internationale, en pleine décolonisation. On s’interroge aussi sur les bienfaits de la civilisation occidentale. Le regard éloigné de Lévi-Strauss montre que la civilisation occidentale doit être comparée avec les autres cultures du globe, même les plus dédaignées ou celles qui apparaissent comme les plus « archaïques ». Sa thèse consiste à affirmer que « l’homme a toujours pensé aussi bien ». C’est salutaire. À partir de ce livre, l’anthropologue devient une figure intellectuelle ; il entre au Collège de France (1958). Avec la Pensée sauvage (1962), son influence devient considérable.
Son travail d’analyse des mythes, ensuite, relève aussi d’une volonté de montrer les similitudes de pensée entre les hommes, appartenant à une seule espèce…
Vincent Debaene. Sur 90 % de la surface terrestre et pendant les 99 % de l’histoire de l’humanité, l’homme a pensé son rapport au monde à travers les mythes et non à travers la science. Lévi-Strauss s’efforce donc de comprendre la fonction et la nature du mythe et à quel besoin de l’esprit humain il répond. Ce travail constitue sans doute l’aspect le plus important de son oeuvre. À partir de 1960 et pendant trente ans, il n’a cessé d’interroger l’immense corpus des mythes indiens, d’abord dans les quatre gros volumes des Mythologiques puis dans ce qu’il a appelé les « petites » Mythologiques : la Voie des masques, la Potière jalouse, Histoire de lynx. Au lieu de considérer les mythes comme exprimant une pensée originaire qui « précéderait » la science, il voit en eux des opérateurs de pensée fonctionnant selon des démarches aussi rigoureuses que celles de la science moderne. Ceux qu’on appelle « sauvages » ne sont nullement englués dans le mysticisme ou l’affectivité ; bien au contraire, leurs récits explorent des problèmes logiques d’une grande complexité. La méthode d’analyse est la même que pour la parenté : à première vue, il semble qu’on a affaire à une pluralité de systèmes incohérents, mais en organisant et en découpant le donné, l’anthropologue peut dégager des lois inconscientes sous-jacentes, qui, associées les unes aux autres, mettent en lumière des structures communes. Lévi-Strauss montre ainsi que le mythe est une matrice intellectuelle qui permet d’explorer les correspondances logiques telles qu’elles apparaissent dans l’environnement naturel, à travers une série d’oppositions : haut-bas, soleil-lune, mer-terre, etc. Ce travail de déchiffrement se prolonge dans une oeuvre absolument monumentale par sa complexité et son ambition en particulier dans les grandes Mythologiques, passant de la logique des sensations (le Cru et le cuit) ; à la logique des formes (Du miel aux cendres) puis à celle des relations (l’Origine des manières de table). Le quatrième tome, l’Homme nu, ne constitue pas vraiment une conclusion, mais plutôt un point final obligé car l’analyse des mythes est un travail proprement « interminable », écrit Lévi-Strauss. Il ne renonce jamais à l’idée que, malgré l’apparence, les mythes obéissent à une logique et répondent à un besoin proprement intellectuel. Et il prend toujours beaucoup de plaisir à montrer que certaines hypothèses de la science moderne se trouvaient déjà dans les mythes indiens : il montre par exemple que, dans les mythes jivaros, on peut retrouver à la fois une version plus élaborée de Totem et tabou, de Freud, et le modèle mathématique de la « bouteille de Klein » !
Lévi-Strauss a un rapport à l’art et à la musique très fort. Est-il à déconnecter de son oeuvre scientifique ?
Vincent Debaene. Il est très réticent devant tout discours qui vise à sacraliser l’art et la littérature pour les opposer à la science. C’est pour cela qu’il n’apprécie pas certains usages de Tristes tropiques. Il n’aime pas que l’on sacralise un quelconque vécu en prétendant qu’il a plus de valeur que l’objectivité froide de la science. À ses yeux, les oeuvres d’art sont autant le produit de l’esprit humain que le mythe et la science. C’est un défaut moderne de louer les talents d’écrivain de Lévi-Strauss et de négliger son travail scientifique… Toute son oeuvre consiste à montrer qu’il n’y a pas d’opposition.
Il est toujours aussi pessimiste sur le monde ?
Vincent Debaene. Son pessimisme n’a pas changé. Il pense qu’on est trop nombreux sur la planète. Mais il faut tout de même se rendre compte qu’il a cent ans. Il est loin de ce monde, dont il dit dans un entretien qu’il n’est « plus le sien ». Il faut prendre la mesure de sa longévité : Lévi-Strauss avait quinze ans à la mort de Proust, soixante ans en 1968… Il a connu la Première puis la Seconde Guerre, l’exil, la décolonisation… Sa pensée est d’une grande actualité, mais c’est un homme du XXe siècle.
Quel regard portez-vous sur ce centenaire ?
Vincent Debaene. Certes, c’est un événement et j’espère qu’il amènera de nouveaux lecteurs à Lévi-Strauss. Mais la commémoration du « grand homme » semble aller de pair avec un enterrement en grande pompe de l’anthropologie en France. Aujourd’hui, il y a toutes sortes dde son oeuvre. Je m’oppose à la lecture conservatrice de Lévi-Strauss qui consiste à se débarrasser de l’ambition scientifique, en refusant d’accepter la dimension radicalement critique de son oeuvre qui est discrètement passée sous silence. Il y a par exemple chez lui un relativisme culturel très profond.
Dans Tristes tropiques, il dit aussi que le moi n’est pas seulement haïssable, mais qu’il n’a pas de place « entre un nous et un rien ». Nous sommes dans la civilisation de l’ego. Cet aspect antinarcissique de Lévi-Strauss est très important. Il conviendrait à mon sens de s’y intéresser à nouveau…
Entretien réalisé par Ixchel Delaporte
L'Humanité - 04.11.09
Sem comentários:
Enviar um comentário