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31/05/2009

L'Europe sociale reste à construire

Arnaud Lechevalier

La concurrence des modèles sociaux nationaux n'est pas une solution satisfaisante. Il est temps de définir un véritable modèle social européen.

Article paru dans le hors-série L'Europe (mais 2009). Politiques économiques, énergie, services publics, dumping social, désordres de la finance... A la veille des élections européennes, Alternatives Economiques met en perspective les grands défis auxquels est confrontée l'Union européenne et analyse la façon dont elle répond à la crise.

Depuis le traité de Rome, l'intégration européenne est marquée par le déséquilibre institutionnel entre les politiques qui font le marché, et relèvent de l'échelon européen, et les politiques sociales et redistributives, qui le corrigent, mais demeurent pour l'essentiel de la compétence des Etats. Cet état des choses est dû à la fois au choix fait d'une unification par le marché et aux réticences des Etats nationaux et des peuples de voir l'Union s'immiscer dans ce champ. L'ensemble des dispositifs de protection sociale et d'emploi constitutifs de "l'Etat social" sont en effet profondément enracinés dans les frontières nationales. Celles-ci délimitent des "espaces de redistribution consentie", selon la formule de Pierre Rosanvallon. Historiquement, leur émergence a en effet éminemment contribué à la consolidation des Etats-nations et aux droits attachés à la citoyenneté.

Dispersion des dépenses publiques de protection sociale, en pourcentage du PNB et mesurée en termes d'écart-type

Les écarts en termes de part du PNB consacrée aux dépenses collectives de protection sociale tendent à se réduire à long terme entre les pays de l'OCDE et plus encore entre pays de l'Union européenne à quinze et au sein de la zone euro. Cette convergence n'est cependant pas continue.

Or la construction européenne remet en cause de multiples manières la clôture de ces espaces nationaux de redistribution. Le partage des compétences entre les différents échelons de gouvernement (Union européenne, Etats) a en effet un impact décisif sur la dynamique des systèmes nationaux de protection sociale et d'emploi, et celle-ci agit en retour sur la construction européenne. Peut-on se satisfaire de la situation actuelle?

L'Europe sociale telle qu'elle va

D'un point de vue économique, trois arguments sont mis en avant pour juger satisfaisante la configuration actuelle. Tout d'abord, contrairement aux craintes souvent formulées, on ne peut constater de dumping social ou de "course vers le bas" en matière de normes sociales ou salariales. On assisterait au contraire, comme au cours de la première mondialisation qui engendra l'Etat social, à une certaine convergence par le haut entre les pays de l'Union européenne, si on la mesure en termes de réduction de la dispersion de la part des dépenses de protection sociale dans le produit intérieur brut (PIB) ou de dépenses par tête. Des explications complémentaires ont été avancées: les pesanteurs institutionnelles des systèmes sociaux les plus développés, le rattrapage des pays les moins avancés, accéléré par l'adhésion à l'Union, l'hypothèse d'une demande de compensation sociale des risques associés à une intégration internationale croissante.

Le deuxième argument fait valoir les vertus attachées au principe de subsidiarité - selon lequel l'Union n'a pas à intervenir là où les Etats agissent de manière plus efficace, au plus près des préférences nationales. Cela concerne au tout premier chef les politiques de prélèvement socio-fiscal. La mobilité internationale des facteurs limite certes la faculté des gouvernements à redistribuer ou elle les conduit à reporter le prélèvement sur les facteurs de production les moins mobiles. Mais, dans cette optique, si tant est que la mobilité ait pour effet de tarir les recettes publiques, la concurrence fiscale porte essentiellement sur l'impôt sur les sociétés, qui joue un rôle marginal dans le financement de l'Etat social. S'agissant du facteur travail, globalement très peu mobile, puisque moins de 2% des Européens travaillent dans un autre Etat membre, seules poseraient réellement problème les deux extrémités de la distribution des revenus: les contributeurs nets pourraient être incités à "voter avec leurs pieds" en émigrant vers des pays à prélèvements et à prestations publiques plus faibles, tandis que les plus pauvres pourraient être incités à pratiquer le "tourisme social". Comme ce dernier demeure un phénomène marginal, compte tenu des barrières culturelles et juridiques, l'enjeu est donc de laisser les pays procéder aux arbitrages entre offre de biens publics et prélèvements, compte tenu de leurs préférences et de leur situation économique ou géographique. C'est d'ailleurs le paradoxe fondamental de l'Europe telle qu'elle fonctionne: l'Union promeut la mobilité du facteur travail, mais le statu quo ne tient que parce qu'elle échoue à le faire.

En troisième lieu, l'Union européenne favorise la concurrence entre systèmes sociaux nationaux et la diffusion des bonnes pratiques par l'intermédiaire des méthodes ouvertes de coordination (MOC) dans le champ des politiques d'emploi et de protection sociale. Ces MOC visent à une certaine convergence fondée sur la définition de lignes directrices à l'échelle communautaire, la mise en place de plans nationaux en application des objectifs communs, ainsi que sur l'évaluation et l'étalonnage des performances nationales grâce à une batterie d'indicateurs (emploi, inclusion sociale, retraite). Ce faisant, l'Union contribue à définir l'agenda des réformes et accélère la modernisation inéluctable des systèmes nationaux. L'étalonnage des grandes familles de régimes de protection sociale et d'emploi en Europe (nordique, anglo-saxon, continental et méditerranéen) révèle la diversité de leurs performances en termes d'efficacité et d'équité. Il en ressort que les systèmes sociaux continental et méditerranéen sont les moins performants et que seul l'approfondissement de la mise en concurrence des modèles sociaux - par le marché unique des services notamment - est gage de réformes efficaces de ces systèmes.

Les impasses de l'Europe sociale

L'idée directrice, conforme à l'esprit des traités depuis celui de Rome (art. 136 du traité de Rome consolidé), est donc que le progrès social et l'harmonisation des systèmes sociaux résulteront du fonctionnement du marché et, accessoirement, d'un rapprochement des législations. Pour y parvenir, l'Europe sociale doit être mise au service de la stratégie de Lisbonne "pour la croissance et l'emploi", fondée sur l'économie de la connaissance. Le projet consiste à préconiser une version libérale de la flexsécurité, axée sur les réformes du marché du travail, et une stratégie d'investissement social. Cette dernière vise à transférer des ressources de l'Etat social "passif" vers la formation, la prise en charge de la petite enfance et l'ensemble des dispositifs favorisant l'emploi des femmes. Les performances en termes de création d'emplois, avec une hausse de 5 points du taux d'emploi global entre 1997 et 2007, attesteraient de la pertinence des orientations ainsi définies.

Dans ce cadre, les politiques sociales à l'échelle européenne sont investies d'une double mission: favoriser le bon fonctionnement du marché unique (mise en oeuvre des quatre libertés (*) grâce à la coordination des régimes de sécurité sociale de base et complémentaire, directive sur les soins transfrontaliers) et amortir quelque peu les restructurations (à travers divers fonds). C'est le sens du nouvel Agenda social présenté par la Commission. Les principaux instruments de cette Europe sociale sont la charte des droits fondamentaux, à laquelle renvoie le traité de Lisbonne, les normes a minima dans les domaines de compétences partagées entre l'Union et les Etats (directive temps de travail, par exemple), et les MOC destinées à diffuser les best practices.

Peut-on se satisfaire de cette situation? Dans les faits, les voies auxquelles ont eu recours les Etats fédéraux nationaux pour construire une communauté de solidarité sont jusqu'à présent, dans le cas de l'Union, restées impraticables. L'Union n'a pas la faculté d'actionner un pouvoir de dépenses par des programmes fédéraux ou des transferts aux Etats membres. Elle est dans l'incapacité d'instrumentaliser des compétences fiscales pour faire de la politique sociale par d'autres moyens. Elle ne peut résoudre les conflits de compétences entre échelons de gouvernement en externalisant les coûts, comme ce fut le cas, par le passé, à l'échelle de certains Etats fédéraux avec la création des assurances sociales. L'Union a donc pour l'essentiel exercé son pouvoir de régulation par le droit: création d'un socle de normes sociales minimales, dans la limite de ses compétences partagées avec les Etats (santé, contrats et conditions de travail), directives anti-discrimination (de nationalité, de sexe), participation des salariés (directive sur la société européenne). Le dialogue social à l'échelle des Vingt-Sept a abouti à quelques accords (congé parental, temps partiel), mais le patronat n'est guère favorable à ce niveau de négociation. Les mécanismes de coordination volontaires censés faciliter l'apprentissage des bonnes politiques ont eu au mieux un rôle d'amplificateur sélectif des réformes d'inspiration libérale.

L'austérité frappe la protection sociale depuis le milieu des années 1980

Après une forte croissance dans les années 1970, les taux de remplacement assurés par les systèmes de protection sociale sont en diminution depuis le milieu des années 1980.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer les conséquences du cadre institutionnel propre à l'Union économique et monétaire (UEM). Il a des effets, premièrement, sur les chocs macroéconomiques subis par les pays de la zone euro, comme le confirme la crise actuelle, deuxièmement, sur les marchés du travail, qui se voient investis du rôle d'amortisseur des "chocs", et, troisièmement, sur la mise en concurrence socio-fiscale des espaces nationaux d'allocation du travail. Il n'existe pas à l'échelle de l'Union de coordination des politiques macroéconomiques et salariales, pas plus que l'Union ne dispose de mécanismes de redistribution conséquents. Dans ces conditions, une monnaie unique renforce les incitations aux stratégies nationales de désinflation compétitive et de concurrence socio-fiscale.

Le modèle social européen va-t-il dans le mur?

On constate logiquement que les Etats membres de l'Union, plus encore que les autres pays de l'OCDE, ont allégé les prélèvements sur les facteurs les plus mobiles: le capital (impôt sur les sociétés, dividendes) et, en raison des interdépendances entre les assiettes fiscales, les revenus du travail les plus élevés. S'il n'y a pas eu de convergence vers le bas en matière de salaires, en raison de l'hétérogénéité des situations, plusieurs pays de la zone euro - Allemagne en tête - ont mis en oeuvre ces dernières années des politiques de concurrence salariale. Ces politiques ont non seulement affaibli la demande globale à l'échelle de la zone euro, mais aussi asséché les recettes des régimes de protection sociale. Si la dynamique des besoins sociaux a contenu "la course vers le bas", la phase d'austérité en matière de dépenses sociales, qui s'est amplifiée dans les années 1990, s'est traduite par une baisse de la population couverte ou du niveau relatif des prestations sociales dans la plupart des pays, en particulier les plus généreux (pays scandinaves).

Mais s'il n'y a pas pour autant convergence, c'est que les effets de l'intégration européenne varient selon les caractéristiques institutionnelles des systèmes nationaux d'emploi et de protection sociale. Il est à cet égard important de relever que la plupart des pays membres de la zone euro partagent une matrice historiquement commune: celle du modèle, dit improprement "bismarckien", d'assurance du revenu salarial. La réduction du niveau des prestations y a été plus tardive qu'ailleurs, en raison des modes d'acquisition des droits, et a revêtu des modalités spécifiques. Conformément à l'attention portée aux deux extrêmes de la distribution des revenus, le caractère contributif (*) de la protection sociale a été renforcé. Parallèlement, les minima sociaux, filets de sécurité d'un nombre croissant d'exclus des assurances sociales, ont été accompagnés de mécanismes incitatifs de retour à l'emploi, empruntés au monde anglo-saxon. Il en résulte une dualisation croissante des systèmes de protection sociale et d'emploi.

De manière plus générale, depuis une quinzaine d'années, les Etats membres de l'UEM sont devenus plus inégalitaires et, cette fois, au même rythme que les autres pays de l'OCDE. De même, les performances en termes d'emploi doivent être infirmées, si l'on corrige les taux d'emploi du nombre effectif d'heures travaillées dans l'année. La diffusion des contrats de travail atypiques et le subventionnement des bas salaires ont concouru à la diffusion d'une pauvreté laborieuse. Parallèlement, la jurisprudence de la Cour de justice continue à produire de puissants effets déstructurants sur les systèmes nationaux dans le champ de la protection sociale comme dans celui des normes d'emploi (1). On assiste ainsi à l'échelle de l'UEM, par l'intermédiaire de processus conjoints de contrainte (le pacte de stabilité) d'harmonisation (acquis communautaire et jurisprudence), de concurrence (via le marché unique) et de communication transnationale (notamment par l'intermédiaire des MOC), à un mouvement de déstructuration des espaces nationaux de redistribution.

Les voies vers l'Europe sociale

Sortir par le haut de cette situation suppose de répondre à plusieurs questions de fond. La première renvoie au type de construction fédérale à mettre en oeuvre. Compte tenu de l'existant et du pouvoir de veto qu'il confère à chaque Etat national dans une Europe élargie de plus en plus hétérogène, seule la voie, déjà empruntée en plusieurs occasions (avec les clauses d'opting-out (*) ou l'application optionnelle des dispositions de certaines directives), de l'Europe à géométrie variable dans le domaine social paraît envisageable. L'abandon du caractère universel de la mise en oeuvre des règles communes soulève toutefois le délicat problème des stratégies non coopératives des pays qui choisiront de demeurer à l'extérieur.

La deuxième question concerne la mise en place d'un cadre macroéconomique susceptible de réduire les incitations aux dévaluations sociales dans le cadre de l'Europe continentale. Cette perspective passe tout particulièrement par une coordination des politiques fiscales et une montée en puissance du budget et des transferts à l'échelle de l'Union. C'est là un préalable à tout projet d'approfondissement de l'Europe sociale.

La troisième question, subordonnée aux deux premières, concerne les modalités et le champ de la coordination. Trois types de propositions ont été formulées afin d'élever le niveau d'exigence, d'élargir les matières concernées et de rendre certains objectifs sociaux contraignants. Les premières visent à rendre obligatoires certains résultats à atteindre dans le cadre des MOC, notamment en ce qui concerne les nouveaux risques sociaux (taux de prise en charge de la petite enfance, échec scolaire et formation, taux de pauvreté infantile, etc.). Les deuxièmes visent à élargir le champ des minima à atteindre en termes de prestations ou de salaire. Ces minima devraient être conçus de manière à être suffisamment ambitieux pour servir de socle à une convergence par le haut; ils devraient être fixés à proportion du niveau de revenu par habitant, tout en laissant aux Etats membres toute latitude dans le design des politiques les mettant en oeuvre. De manière complémentaire, une Union dotée d'un budget à la hauteur des enjeux pourrait mettre en oeuvre, en appuis des Etats, des programmes sociaux ciblés sur des objectifs précis, mais ambitieux.

La dernière question est d'ordre culturel. De même que la clôture des Etats sociaux nationaux est allée de pair avec l'existence de cultures politiques nationales, la "longue marche vers l'Europe sociale" (voir "Pour en savoir plus") nécessite l'émergence d'un sentiment d'appartenance à une communauté de destins solidaires. Un espace public européen démocratisé donnant corps au sentiment de vivre ensemble reste pour l'essentiel à construire.

L'Europe, la crise et le social

La crise économique et financière actuelle produit un effet paradoxal à l'égard de l'Union européenne: le diagnostic qui préside à sa genèse conduit à réhabiliter certains traits majeurs historiquement attachés au modèle (social) européen. Dans le même temps, cette crise, et les réponses qui lui sont pour l'heure apportées, soulignent les carences majeures du fonctionnement actuel de l'Union en même temps que les incertitudes qui pèsent sur son projet. Cette crise offre pourtant une fenêtre d'opportunité historique pour interroger et réformer le modèle économique et social que les Vingt-Sept entendent collectivement promouvoir. Alors que les dernières consultations référendaires et les enquêtes d'opinion attestent du fait que l'Union est devenue une source de craintes pour les citoyens les plus défavorisés, le projet européen ne pourra retrouver d'adhésion qu'en répondant à la demande de sécurité et de progrès social.

Arnaud Lechevalier : université Paris 1 et université européenne de la Viadrina (Francfort-sur-l'Oder)

(*) Quatre libertés : libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes(*) Caractère contributif : la protection sociale est dite contributive quand les prestations perçues sont proportionnelles aux cotisations versées. Les minimas sociaux et autres prestations universelles sont, elles, distribuées en fonction du besoin et financées par l'impôt

Notes

(1)Voir "Plombier polonais, le retour?", Alternatives Economiques n° 272, septembre 2008, disponible dans nos archives en ligne.

Alternatives Economiques

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