Interviewé par Guy Taillefer pour Le Devoir (19.11.2008), l'historien Howard Zinn prie la gauche américaine de talonner le nouveau président…
« Radicalement sceptique » à l'égard des gouvernements, voilà qui résume bien le regard que jette l'historien Howard Zinn sur les États-Unis depuis plus de cinquante ans. Sa conception de l'histoire n'est pas, loin de là, celle des États, des classes politiques ou des diplomaties. Elle est celle, au contraire, de la Constitution du point de vue des esclaves noirs, de l'industrialisation de celui d'une jeune travailleuse d'ateliers textiles, de la Première Guerre mondiale vue par les socialistes et de la Seconde par les pacifistes…
Aussi – qui s'en étonnera ? – est-il radicalement sceptique à l'égard du président élu, Barack Obama, ce « produit de l'imagination collective » dans lequel, dit-il, « tout le monde a vu ce qu'il voulait y voir ». Ce qui l'inquiète, mais ce qui ne l'a pas non plus empêché de voter pour lui. Ou enfin presque : Obama ne risquait pas de perdre au Massachusetts, où habite M. Zinn. « En fait, j'ai voté pour Ralph Nader, mais j'aurais voté pour Obama si j'avais été en Virginie ou dans l'Ohio. » L'homme a eu le bonheur de pouvoir faire une croix sur les années Bush et la droite républicaine sans avoir à trahir ses principes dans l'isoloir.
Compagnon d'armes de Noam Chomsky, de gauche au-delà de tout entendement pour un politicien comme John McCain, antimilitariste dans l'âme, militant de la première heure, à l'époque où il enseignait à Atlanta, du mouvement pour les droits civiques, auteur du premier livre à réclamer le retrait immédiat et inconditionnel des troupes américaines du Vietnam (Vietnam : The Logic of Withdrawal [La Logique du retrait] publié en 1967 – sur cette période, lire L’Impossible Neutralité).
Howard Zinn demeure, à 86 ans, une star de la gauche critique américaine, celle qui dénonce l'exiguïté du système politique bicéphale démocrate-républicain et qui revendique pour les États-Unis, ô blasphème, un système de santé public à la canadienne. Ce spécialiste de l'influence des mouvements sociaux prononce ce soir une conférence à l'UQAM à l'invitation de Lux éditeur, la maison québécoise qui, en 2002, a coédité avec les éditions Agone sa fascinante Histoire populaire des États-Unis.
L'extraordinaire capacité de mobilisation dont a fait preuve Barack Obama a donné à sa campagne électorale des allures de mouvement populaire. Ce mouvement par ailleurs bigarré, survivra-t-il à l'élection présidentielle ? Possible, mais improbable » Il le faudrait pourtant, dit Zinn, joint à Boston, si la gauche américaine ne veut pas être trop déçue par son nouveau président : « Les gens se sont bercés d'illusions. Je leur reproche d'avoir à ce point voulu effacer les années Bush qu'ils se sont créé un Obama imaginaire. Je parle à mes amis, à mes enfants et je constate qu'ils ont imaginé un Obama beaucoup plus progressiste qu'il ne l'est en réalité. Ils le voulaient ainsi. La question est maintenant de savoir si, constatant qu'il est en fait très très centriste, ils vont se mobiliser pour le tirer vers la gauche ou faire comme d'habitude et replonger dans le cynisme qui caractérise l'électorat américain depuis des décennies. »
M. Zinn n'en est pas à un blasphème près contre l'ordre politique établi aux États-Unis. S'il était président, il taxerait bien davantage les riches et leur richesse accumulée que ne le promet de M. Obama et utiliserait cet argent pour financer massivement des programmes d'accès à l'emploi et briser la dictature des compagnies d'assurances en santé.
À l'échelle internationale, ce vétéran de la Seconde Guerre mondiale ferait la révolution en démilitarisant radicalement la politique étrangère américaine pour lui substituer une fonction résolument médiatrice. Retirerait sur-le-champ les troupes américaines d'Irak et d'Afghanistan : « On n'empêche pas la violence, on la provoque et on l'entretient, comme avant au Vietnam où le désengagement américain n 'avait pas entraîné, d'ailleurs, le bain de sang qu'on avait prophétisé. » Fermerait les bases militaires américaines dans le monde : « C'est fondamental, il faut cesser d'être une puissance agressive, expansionniste. » Réduirait les budgets militaires à leur plus simple expression en favorisant la création d'emplois plus « constructifs » : « On a élu Obama, il a là un potentiel. Il pourrait être leader et éducateur. Il saurait facilement expliquer aux gens en quoi le fait d'être une puissance militaire ne nous protège pas, mais nous met plutôt en danger en alimentant le terrorisme. »
Un idéaliste, Howard Zinn, mais un idéaliste qui ne se fait pas trop d'illusions. D'abord, dit-il, Obama a joué sur les deux tableaux : « En campagne, il a déclaré qu'il allait non seulement sortir nos troupes d'Irak, mais aussi en finir avec l'état d'esprit, le cadre d'analyse qui ont modelé la politique étrangère américaine. Le problème c'est que, proposant ensuite d'augmenter les troupes en Afghanistan, il montre qu'il n'a pas renoncé à une façon de penser qui passe par le recours obligé par la force. »
Ensuite, Obama s'est entouré de conseillers qui appartiennent en très grande partie à la vieille garde conservatrice – et clintonienne – du Parti démocrate, une vieille garde, estime-t-il, qui sous-estime à dessein l'esprit d'ouverture de l'opinion publique américaine. « Les démocrates comme les républicains n'écoutent pas les gens. » Les démocrates voudraient-ils faire des changements politiques profonds qu'ils le pourraient, en dépit des contraintes qu'impose l'actuelle crise économique : « Le problème n'est pas tant le poids de l'héritage de Bush que la volonté des démocrates de rompre avec lui, estime M. Zinn. À ce jour, Obama n'a pas montré cette inclination de rupture. »
Enfin, la combinaison d'une crise économique et de deux guerres impopulaires n'ont pas encore, sauf pour avoir porté Barack Obama au pouvoir, provoqué un coup de gueule collectif de la part des Américains. Rien à voir, souligne en fait M. Zinn, avec la grande dépression des années 1930, alors que la situation était socialement beaucoup plus effrayante : le tiers de la population active au chômage, mouvements de protestation, grèves générales partout aux États-Unis... Reste que la leçon, dit l'historien, est intéressante, vu les circonstances actuelles : c'est sous la pression populaire que le président Franklin D. Roosevelt, arrivé au pouvoir en 1932 sans projets précis, a penché vers la gauche, mis en place le New Deal et laissé en héritage aux Américains le système de sécurité sociale.
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Interviewé par Alexandre Sirois pour La Presse (Montréal, 19.11.2008) Howard Zinn se dit convaincu qu'il n'y aura pas de changements majeurs à la politique étrangère de son pays.
En tant qu'historien américain auriez-vous été en mesure de prédire que vous verriez de votre vivant un président américain noir ?
Non. Parce que l'héritage de l'esclavage est très fort. En fait, même si nous sommes passés par-dessus avec l'élection d'Obama, cela persiste. Après tout, McCain a remporté 47 % des voix. Et la plupart des électeurs qui ont voté pour lui étaient blancs. Même si un solide pourcentage de Blancs ont voté pour Obama, il y a bien sûr plus des Blancs qui ont voté pour McCain.
Pourquoi Obama a-t-il été en mesure de triompher ?
L'administration Bush a contribué à rendre sa victoire possible. Il y'a des choses encore plus importantes que le racisme, même pour les Blancs qui ont des sentiments racistes. L'administration Bush a été si pitoyable et a mis tant de gens en colère que plusieurs ont été capables de mettre de côté leurs préjugés afin de voter pour Obama. ... Mais il est aussi vrai que nous avons fait des progrès. Il y a 20 ou 30 ans, il y avait plus de racistes dans ce pays qu'aujourd'hui.
Quelle est la signification historique de sa victoire ?
Ça démontre plusieurs choses. Que les États-Unis ne sont pas les mêmes aujourd'hui qu'il y a 20 ans pour ce qui est de l'attitude à l'égard de la race. Ce qui est significatif, c'est qu'il y a eu des progrès, que les gens changent et qu'ils peuvent changer. Par ailleurs, maintenant qu'un Afro-américain a été élu, ça montre aux gens que ça peut être fait et que ça ne prend pas un miracle. Les possibilités, à l'avenir, ne sont plus les mêmes. … Enfin, même si les nations blanches dominent le conseil de sécurité de l'ONU et l'économie – quoique de moins en moins – la majorité du monde n'est pas blanche. L'élection d'Obama rapproche donc les États-Unis du reste du monde.
On rapporte que les conseillers d'Obama lisent actuellement des livres sur les cent premiers jours de Franklin D. Roosevelt. Est-ce que ce serait une bonne chose pour le pays si Obama s'inspirait de Roosevelt ?
Ce serait une très bonne chose pour le pays. Cela dit, bon nombre de ses conseillers sont peut-être en train de lire sur Roosevelt, sur ses cent premiers jours et sur le New Deal, mais jusqu'ici, ses conseillers – qui sont pour la plupart conservateurs – ne montrent pas qu'ils sont enclins à aller de l'avant avec des politiques comme celles de Roosevelt. … Ce sont des démocrates traditionnels.
Vous pensez donc qu'Obama ne sera pas le nouveau Roosevelt ? Pensez-vous qu'il décevra ?
Je ne sais pas ; mais jusqu'ici il n'a pas démontré ce genre d'audace. Par exemple, son soutien au plan de sauvetage des institutions financières de 700 milliards de dollars est une façon plutôt conservatrice de faire face à une crise économique. S'il était audacieux et suivait une philosophie de type New Deal, plutôt que de donner 700 milliards aux institutions financières, il prendrait cet argent et le donnerait directement aux gens qui en ont besoin. Il aiderait les gens à payer leurs hypothèques et créerait des emplois.
Prévoyez-vous des changements majeurs en matière de politique étrangère ?
Il y aura des changements. Je pense qu'Obama ne fera pas exactement comme Bush. Il sera plus enclin à parler aux autres pays, à négocier avec les autres pays. Peut-être va-t-il modifier notre très mauvaise politique à l'égard de Cuba. Peut-être sera-t-il plus enclin à parler à l'Iran. Il y aura donc des changements, mais pas fondamentaux. Nous aurons encore une politique étrangère militariste. Quand Obama parle de faire prendre de l'expansion à l'armée et de maintenir un budget militaire important, ce n'est pas un changement très audacieux.
Agone le lundi 2 mars 2009
À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.
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