Cet article s’adresse à tous ceux qui ont entendu Jacques Séguéla dire que « si, à cinquante ans, on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a raté sa vie », et qui se sont dit qu’ils pensaient exactement l’inverse. Juger la réussite d’une vie humaine à la possession matérielle de biens de luxe est malheureusement symptomatique de la classe sociale qui nous dirige.
Pour qualifier la crise actuelle du capitalisme, Nicolas Sarkozy a voulu imposer un terme, celui d’immoralité, nous voudrions en proposer un autre, celui d’indécence. On utilise le mot indécence pour qualifier de mauvaises conditions de travail, des niveaux de salaire vraiment bas, la croissance des inégalités sociales, les rémunérations astronomiques des traders ou des grands patrons, etc. Bref, tout ce qui renvoie aux aspects économiques de nos rapports sociaux.
Banalisation de l’indécence
L’indécence n’en finit pas de s’insinuer dans notre quotidien. Elle s’est installée durablement dans l’actualité à travers les scandales financiers d’envergure historique ; à travers les faillites monumentales de banques, finalement renflouées (sans contrepartie) par l’Etat ; à travers les annonces de plans sociaux par des entreprises et des groupes qui pourtant font des bénéfices, etc. Et nous assistons, impuissants et spectateurs, à cette banalisation quotidienne.
Comment se fait-il qu’au sein des pays occidentaux, cette indécence des élites financières, managériales et politiques, n’enclenche pas une vague massive de contestation dans l’opinion publique ? Comment se fait-il que, malgré la croissance quasi-continue des inégalités sociales et économiques, associée à une croissance sans précédent des richesses produites, ce soit le fatalisme et l’apathie qui dominent globalement chez les citoyens ? Comment se peut-il que l’indécence se banalise au point que nous acceptions qu’elle fasse autant partie de notre quotidien ?
Aptitude à la décence ordinaire
Ces questions renvoient à des aspects anthropologiques profonds, nous dit Bruce Bégout dans un ouvrage concis, consacré au concept de décence ordinaire (common decency) développé par l’écrivain britannique George Orwell.
L’auteur de 1984 et de La ferme des animaux est un défenseur acharné des classes populaires et des pauvres, et un pourfendeur farouche tant du totalitarisme de l’Est que du capitalisme libéral occidental. Il avait bien vu, nous dit Bégout, que « ce que les formes tyranniques du pouvoir moderne humilient, ce sont les valeurs ordinaires des gens simples » et que, face à cela, seul « le monde ordinaire [pouvait constituer] un pôle de résistance ».
Pour Orwell, la décence ordinaire est liée à un « penchant naturel » de l’homme au bien, qui « précède toute norme conventionnelle » et qui « sert de critère du juste et de l’injuste, du décent et de l’indécent ». Mais cette décence ordinaire, tous les hommes ne la possèdent pas. Elle caractérise avant tout les gens simples, ordinaires, les gens du peuple, les « vrais gens ». En sont évidemment exclus « les riches propriétaires, aristocrates, grands bourgeois, mais aussi intellectuels fussent-ils de gauche », dont le mode de vie en vient à « inhiber le développement de la décence ordinaire ». Evidemment, cette prise de position assume un caractère anti-élitiste, donc populiste, en rappelant, avec Jean Claude Michéa, autre philosophe grand lecteur d’Orwell que « l’une des manipulations les plus extraordinaires réussie (…) aura été de transformer le concept de « populisme », pièce maîtresse de l’héritage révolutionnaire depuis le XIXe siècle, en un concept-repoussoir ».
L’analyse orwellienne permet donc d’expliquer l’inexplicable, à savoir l’essor extraordinaire de l’indécence de nos élites, tel que nous sommes bien obligés de le constater aujourd’hui. Elle nous révèle aussi que si nous sommes heurtés par cette indécence, c’est justement parce que nous possédons (encore) en nous-mêmes, ce que les élites n’ont plus, et ce que l’imaginaire capitaliste n’a encore pas réussi à détruire en nous : cette aptitude à la décence ordinaire.
Danger de l’apathie
Pour bien comprendre toute la portée du concept d’Orwell, il nous faut évoquer un autre fait anthropologiquement fondamental pour lui, à savoir la distinction qui s’établit entre décence et dignité. La dignité vient d’en haut. Elle relève de la certitude du caractère supérieur de l’homme. Par exemple, l’idée que l’homme est supérieur à la nature ou à l’animal ; ou celle d’hommes de rang supérieur et d’hommes de rang inférieur. La décence, elle, vient d’en bas. Elle relève plutôt de la reconnaissance du caractère inférieur de l’homme, qui l’enjoint avant tout à la modestie et à l’humilité.
Ainsi définie, Bégout conclut que la décence ordinaire fait que chacun de nous, en général, « n’a pas un goût plus prononcé que ça pour des choses aussi indécentes que la richesse, le pouvoir, la violence, la position », ni une « disposition naturelle à la domination ». Et c’est justement cette « indifférence à l’exercice du pouvoir », contenue chez les gens ordinaires, qui les conduit généralement à la passivité, à l’apolitisme, au nihilisme ou à l’apathie, qu’Orwell lui-même condamnait déjà chez ses contemporains !
La voie dans laquelle Orwell, sous la plume de Bégout, nous indique donc d’aller est celle qui consiste à faire reconnaître à nos élites « une certaine valeur à la vie ordinaire », qui consiste à leur rappeler que « toute entreprise de rénovation sociale » (de réforme) décente est celle qui vise à « transformer les structures sociales, politiques, économiques qui rendent la vie quotidienne indécente ». Une révolution orwellienne ne serait donc pas un bouleversement total, car « on ne peut échapper à la vie ordinaire », mais une suppression « des facteurs sociaux (lois, institutions, corporations, groupements d’intérêts, etc.) qui produisent le mépris du peuple et l’indécence généralisée ».
Contre le show et le business
Ces éléments de réflexion sont certainement insuffisants eu égard à la tâche qui semble être encore à accomplir, mais ils constituent selon nous un préalable. Ces idées, de décence ordinaire et de vie quotidienne, conçues comme éléments essentiels de la vie sociale, sont en effet très éloignées des valeurs de l’idéologie néolibérale dominante, prônée unanimement et unilatéralement par nos élites.
Pour ces dernières, seules comptent la réussite sociale à tout prix, que ce soit par le show ou par le business, la concurrence de tous contre tous, et le goût pour l’excellence, pour la gloire et pour l’argent. Tout cela, au détriment évidemment de la modération, de l’égalité ou de la solidarité. A l’heure où l’échec des élites occidentales est désormais patent, et où leur corruption est avérée (à titre d’illustration, lire l’éditorial du Monde Diplomatique de janvier 2009), il serait donc bien temps de les rappeler, non pas à une quelconque forme de moralité, mais simplement à la décence. A bon entendeur, monsieur Séguéla.
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