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16/05/2011

Oublier les « Nobel » et... vaincre le chômage

Dany Lang et Gilles Raveaud - Membres de l’Association française d’économie politique et maîtres de conférences respectivement au Centre d’économie de l’université Paris-XIII et à l’Institut d’études européennes de l’université Paris-VIII.

« Comment la politique économique peut-elle lutter contre le chômage ? » « Pourquoi tant de personnes sont-elles au chômage alors qu’existent des emplois disponibles (1)  ? » On trouverait difficilement questions plus pressantes et plus pertinentes, au moment où le nombre de chômeurs atteint de nouveaux records dans la plupart des économies développées. En distinguant les économistes Peter Diamond, Dale Mortensen et Christopher Pissarides pour les « nouveaux éclairages » qu’ils ont apportés au « fonctionnement des marchés » et pour leur contribution au « développement de la théorie moderne du chômage », la Banque centrale de Suède — qui singe chaque année les comités Nobel (2) en remettant sa propre version du célèbre prix dans le domaine de l’économie — a, semble-t-il, visé juste. Néanmoins, il n’est pas impossible qu’elle ait aussi souhaité venir au secours d’une pensée dominante à la dérive et que ses timoniers s’acharnent à placer à contre-courant de la réalité économique.
Les économistes récompensés se situent dans la tradition dite « néoclassique », selon laquelle les marchés, livrés à eux-mêmes, favorisent la réalisation de l’équilibre entre l’offre et la demande, à travers le mécanisme de l’évolution spontanée des prix. Appliquée au marché du travail, cette doctrine nous promet que le libre jeu des forces concurrentielles suffira à assurer le plein-emploi. Si les rouages d’une aussi splendide mécanique génèrent toutefois du chômage, c’est que diverses « rigidités » les entravent : en particulier les syndicats et des législations contraignantes (salaire minimum, droit du travail, etc.).
Les travaux distingués cette année par la Banque de Suède s’intéressent justement aux imperfections du « marché du travail ». Mortensen et Pissarides, reprenant les analyses de Diamond concernant les « frictions » sur les marchés, se sont penchés sur la difficulté qu’éprouvent les entreprises et les chômeurs à se « rencontrer » : dans le jargon de ces économistes, le chômage relèverait d’un « problème d’appariement ». En effet, l’information dont disposent les uns et les autres étant imparfaite, le processus de recherche d’emploi prend du temps et engendre des surcoûts. Ce qui provoque, expliquent-ils, du chômage.
A priori, de telles conclusions semblent frappées au coin du bon sens. Plus la recherche d’emploi se révèle difficile ou coûteuse, plus le chômage est élevé. De même, pour les entreprises, plus les recrutements ou les licenciements posent problème, moins les créations de postes sont importantes.

Un trait de génie... qui nous ramène à 1931

Les recommandations des auteurs en matière de politique de l’emploi s’abreuvent essentiellement à la fontaine libérale. « Considérons le cas d’une augmentation des allocations chômage, explique fort pédagogiquement la Banque de Suède. Cette hausse accroît le gain lié au chômage et réduit le gain lié à l’obtention d’un emploi ; elle pousse donc à la hausse des salaires [pour attirer les candidats], ce qui réduit le nombre d’emplois disponibles, accroît le chômage et augmente les salaires (3). » Les hausses de salaires, alimentées par des revenus de remplacement qui confortent le pouvoir de négociation des travailleurs (avec l’aide des syndicats), représentent un accroissement des coûts pour les entreprises, lesquelles se voient contraintes de réduire le nombre de postes de travail. Au terme de quatre-vingts années de progrès de la pensée néoclassique, on retrouve ainsi l’antienne énoncée en 1931 par l’économiste Jacques Rueff : l’assurance chômage serait la principale cause du chômage.
Toutefois, pour que l’explication du chômage « colle » avec les théories de l’appariement et de la recherche d’emploi, il faudrait se convaincre qu’à la suite de la faillite de Lehman Brothers, en septembre 2008, les allocations chômage ont subitement augmenté (dopant les prétentions salariales des travailleurs) et que, parallèlement, la perspective d’une « bonne crise rédemptrice » a soudain passablement excité les travailleurs, en leur faisant miroiter de nouvelles offres d’emploi mirobolantes. Si bien que huit millions de travailleurs américains se seraient soudain mis à chasser de meilleures opportunités d’« appariement », en quittant des emplois mal payés. Huit millions de travailleurs en vacance d’emploi, tout guillerets, improprement appelés « chômeurs » puisqu’ils se seraient mis à spéculer sur un avenir meilleur en « investissant » rationnellement dans une période prolongée de recherche d’emploi.
La Banque de Suède, qui ne peut sans doute pas totalement ignorer la crise, juge cependant nécessaire d’étayer le propos. Elle se livre donc à une défense et illustration du bien-fondé des thèses récompensées — dont d’autres pourraient estimer qu’elles repoussent dangereusement les frontières de la malhonnêteté intellectuelle. Cela prend la forme d’un graphique qui met en relation le taux de chômage et le nombre d’emplois vacants aux Etats-Unis depuis 2000. Conclusion ? Le document d’appui scientifique suggère que, « pendant la crise actuelle, un net déplacement de la courbe a été observé », mais il concède que… « les raisons de ce déplacement ne sont pas encore bien comprises » (4). Cela méritait bien un « Nobel ».
Des interprétations de ce phénomène, il en existe pourtant. Comme celle selon laquelle il n’y a pas déplacement de la courbe, mais seulement déplacement le long de cette courbe. Selon cette logique, le graphique montrerait clairement que le taux d’emplois vacants s’effondre aux Etats-Unis entre juin 2008 et décembre 2009 — alors que le chômage, lui, explose — et contredirait la thèse du comité de la Banque de Suède. Cette version ne semble pas avoir retenu son attention. Ni, d’ailleurs, le fait que, dans la réalité, les salaires ont bien baissé durant la période considérée. Et pour cause, cela aurait constitué une deuxième invalidation des analyses des « Nobel ».
La première raison du décalage entre la thèse de l’appariement et la réalité provient de la définition qu’elle donne du chômage. Dans nos sociétés, où le travail est à la fois un moyen essentiel d’intégration sociale, une obligation morale et une source potentielle d’épanouissement, assimiler la recherche d’emploi au résultat d’un simple calcul rationnel revient à négliger les motivations réelles des demandeurs d’emploi. Les enquêtes qui se donnent la peine d’interroger les chômeurs indiquent clairement que les motivations qui les animent n’entrent guère dans le moule de la froide rationalité calculatrice des « Nobel » 2010.
Elles concluent au contraire que les allocataires du revenu minimum d’insertion (RMI) sont nombreux à chercher activement des emplois, y compris dans les cas où une embauche ne s’accompagnerait pas de gain financier. N’en déplaise à Jacques Rueff et à ses héritiers, l’effet décourageant des allocations chômage n’a donc rien d’évident. Ainsi, des pays tels que la Suède et le Danemark ont pu obtenir les niveaux d’emploi les plus élevés d’Europe en combinant des allocations chômage élevées et des dépenses publiques conséquentes en matière d’emploi — incluant des mesures dites « actives », qui garantissent aux chômeurs aide, conseils et formations. Malheureusement, les « réformes » introduites ces dernières années par les gouvernements de centre droit ont, comme ailleurs, durci les critères d’indemnisation, réduit le montant des allocations et renforcé les exigences à l’égard des chômeurs, notamment concernant les offres d’emploi considérées comme « acceptables » (5).
La deuxième raison de l’égarement des lauréats tient à ce que, douée d’une formidable capacité de tri dans ses observations du réel, la pensée dominante a, depuis trente ans, systématiquement occulté… la possibilité même des crises financières, ainsi que les mécanismes de formation de la demande dans les économies capitalistes. D’autres économistes, certainement moins distingués, s’y sont cependant attelés.
L’Américain Hyman Minsky (1919-1996), par exemple, a souligné le caractère inéluctable des crises dans une analyse que l’on pourrait résumer ainsi. Durant les périodes de calme et de croissance, les acteurs des marchés financiers tendent à oublier les crises précédentes. Ils se détournent progressivement des placements peu risqués mais raisonnablement rentables, au profit de placements de plus en plus hasardeux dont la rentabilité espérée est bien supérieure. La prise de risque augmentant progressivement, les investisseurs finissent par prendre des positions financières qui ne pourront être refinancées que par de nouveaux emprunts. Quand le niveau des créances devient insoutenable (en décalage avec les revenus espérés), l’ensemble du système finit par s’effondrer. C’est pendant ces périodes d’assèchement des liquidités que le cycle économique se retourne : l’économie réelle ne trouvant plus à se financer, la croissance se dégrade, les entreprises licencient, le chômage explose.
Cette première explication doit être combinée avec une deuxième, développée dans la lignée des travaux de l’économiste polonais Michal Kalecki (1899-1970). Les politiques de modération salariale menées depuis le début des années 1980 ont provoqué une redistribution importante de la valeur ajoutée — des salaires vers les profits —, de l’ordre de 5 à 10 points de produit intérieur brut (PIB) suivant les pays… ce qui est sans précédent. La faiblesse relative des salaires a poussé les ménages à s’endetter auprès d’intermédiaires financiers, qui ont estimé judicieux de transférer la charge du risque de ces prêts sur les marchés financiers en les « titrisant », alimentant ainsi une dynamique qui a débouché sur la crise financière de 2007. Ce cercle vicieux a été renforcé et aggravé par le fait qu’une grande partie de la valeur ajoutée nouvellement affectée aux profits a délaissé les investissements productifs, pour leur préférer les placements sur les marchés financiers. Au total, la déformation de la valeur ajoutée a fortement pénalisé la croissance et l’emploi, puisque, dans les économies capitalistes développées, la demande globale reste structurellement tirée par les salaires, non par les profits.
De telles analyses débouchent sur des recommandations de politiques économiques très différentes de celles qu’avancent les économistes distingués par la Banque de Suède. En voici les grandes lignes. Pour lutter contre le chômage, les gouvernements devraient réguler les pratiques financières et s’employer à ce que les profits alimentent avant tout l’investissement. Il faudrait renforcer le rôle des syndicats, consolider le droit du travail, lancer un processus de négociations salariales et œuvrer à une meilleure répartition de la charge de l’impôt entre les classes moyennes et les classes aisées (6).
Heureusement pour le comité de la Banque de Suède, qui n’attribue pas son prix à titre posthume, Minsky et Kalecki ont depuis longtemps été enterrés… par la pensée dominante.
(1) Communiqué de presse de l’Académie royale des sciences de Suède, 11 octobre 2010. 
(2) Lire Hazel Henderson, « L’imposture », Le Monde diplomatique, février 2005. 
(3) Scientific Background on the Sveriges Riksbank Prize in Economic Sciences in Memory of Alfred Nobel 2010, Market with Search Frictions, pp. 17-18. 
(4) Scientific Background…, ibid., p. 14. 
(5) Lire Jean-Pierre Séréni, « Les parts d’ombre du paradis danois », Le Monde diplomatique, octobre 2009.
(6) Voir à ce sujet les propositions du « manifeste des économistes atterrés ».

http://www.monde-diplomatique.fr/2010/11/LANG/19836

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