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07/03/2010

Odetta : rhapsody in blues

Birmingham, Alabama. La plus grande ville de cet État si lumineusement décrié par l’immense J.B. Lenoir – « Je ne retournerai jamais en Alabama, ce n’est pas un endroit pour moi / Tu sais, ils ont tué mon frère et ma sœur, et on laisse ces gens courir en liberté » – , pas le genre de lieu où il fait bon naître quand on est noire et que vos parents sont pauvres. Plutôt le genre de vaste bled où on emprisonne Martin Luther King le jour (en 1963) où il a le culot d’y participer à une marche pour les droits civiques (c’est depuis la cellule de la prison qu’il a rédigé sa célèbre Letter from Birmingham Jail) ; voire, comble de l’horreur, où des monstres du Klu Klux Klan déposent des bombes dans les églises (septembre 1963, quatre fillettes noires tuées). Une ville maudite, en quelque sorte. C’est pourtant là qu’est née une certaine Odetta Holmes, amenée à devenir un concentré musical de jus de yahou. Et c’est sans doute pour ça, en réaction à son lieu de naissance [1], que la chanteuse s’époumonera toute sa vie à dénoncer le racisme, à parler sans cesse de « Shame and scandal » et qu’elle luttera pour les droits civiques sans jamais rien lâcher. Comme ce jour de 1963, où elle a entonné « O Freedom », à la fin de la gigantesque marche sur Washington qui secoua l’Amérique ségrégative. « Je suis un simple soldat au sein d’une très grande armée », expliqua-t-elle un jour. La seule armée qui ne me file pas de boutons.

Des grandes chanteuses du blues ou assimilé (Ella Fitzgerald, Bessie Smith, Billie Holiday… entre autres), Odetta est surement celle qui a eu la plus grande influence sur ses contemporains, dans son engagement comme dans sa musique. Elle creusa une marque indélébile dans l’époque, coiffure afro en étendard, Mississippi dans la gorge. Janis Joplin, Johnny Cash (duo croquignolet ici), Joan Baez et beaucoup d’autres ont professé une admiration inconditionnelle pour celle qui, d’avoir rapidement endossé les habits du revival folk (elle s’en explique ici, en VO), n’en chantait pas moins sa propre version du blues [2]. Baez, pour reconnaître sa dette, n’y allait pas par quatre chemins : « Odetta était une déesse. » C’est dit.

Mais c’est surtout Bob Dylan qui a puisé une grande partie de sa balistique musicale et poétique dans les bagages limpides d’Odetta. En 78, il déclarait à Rolling Stones : « La première chose qui m’a plongé dans le folk, c’est Odetta. J’ai entendu un disque d’elle dans un magasin de disques, à l’époque où vous pouviez encore écouter les disques au beau milieu du magasin. En sortant, j’ai couru échanger ma guitare électrique et mon ampli contre une guitare acoustique. […] Cet album m’a été vital. J’ai appris toutes les chansons qui le composaient. » Dans la bouche de Bob-le-bougon, ça sonne comme une déclaration d’amour éternelle, Roméo peut rentrer chez sa mère. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le magnifique film que Scorcese a consacré à Dylan, No Direction Home, propose un extrait de l’interprétation de « Water Boy » par Odetta, Graal rugissant [3] :

Il faudrait s’attarder des heures sur cette minute de pure jouissance visuelle et musicale. Les yeux exorbités, les claquements de langue pyrotechniques, la puissance vocale d’Odetta se jetant au feu, la mâchoire décrochée… tout complote ici pour faire frisonner ta moelle épinière. Une simple guitare, quelques accords plaqués sans fioritures, une voix nue et rageuse : paf, déflagration.

On considère souvent le courant folk de l’époque comme un truc invertébré, un genre de mollassonnerie babos au compteur resté bloqué sur « Blowin’ in the wind », Joan Baez et Hugues Aufray. Mignon, mais pas vraiment excitant. Grave erreur. En creusant les racines d’une culture passée, le folk la secouait, lui redonnait une valeur contemporaine. C’est pourquoi Odetta a tout chanté, passé et présent. Blues, gospels, spirituals, chants d’esclaves, chants rock, chants de prison, chants d’amour, chants de bûcherons, chants de labeur, chants religieux, chants des porteurs d’eaux, chants des champs de coton, chants soul, chants soûls… Dans chacun de ces répertoires, elle insuffle une même dose d’émotion. Qu’importe le support. Quand Hugues Auffray chante « Santiaaaaano », c’est chiant. Quand Odetta psalmodie « Santi Anno » (ci-dessous), c’est peut-être aride mais surtout profondément émouvant.

Un certain Maya Angela, poète de son état, a un jour déclaré : « Si seulement on pouvait être certain que tous les 50 ans, une voix et un esprit comparable à Odetta se manifesteraient, les siècles passeraient si rapidement, si agréablement, qu’on ne connaitrait même plus le passage du temps. » Joli, même si - même pour moi, l’adepte des grandes envolées adulatrices - ça semble un tantinet exagéré. N’empêche, on ne sort pas indemne de l’écoute répétée d’Odetta, comme si quelque chose de sacré se cachait dans ses interprétations. Comme si la dame trimballait avec elle toute la rédemption du monde. D’ailleurs, comme je ne voudrais pas plonger ton week-end dans la contemplation introspective et l’ânerie religieuse, je te propose un dernier morceau de Lady Odetta, plus tardif et moins gratte-tripes, limite enjoué, « Hit or miss ». Ça devrait te remettre d’aplomb.

Notes

[1] À l’égal de sa ville, Birmingham, épicentre de l’Amérique raciste mais également lieu privilégié de la contestation pour les droits civiques.

[2] À l’image de son avant-dernier album, sorti en 1999 et intitulé Blues Everywhere I Go

[3] Une autre version est disponible ici, entière, mais elle est beaucoup moins poignante.

http://www.article11.info/spip/spip.php?article720

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