La police de Dubaï est fière de son coup, comme le Mossad d’ailleurs, les images sont là pour attester leur professionnalisme à tous deux…
Professionnalisme des fins limiers de l’émirat qui ont apparemment réussi à extraire d’un flux ininterrompu d’images vidéo de seuils, de portes d’ascenseurs et de halls d’entrée de lieux publics (hôtels ou aéroports) des plans qui, montés ensemble, parviennent soit disant à donner un “récit” filmique de l’assassinat de Mahmoud Abou Al-Mahbhouh, un cadre du Hamas palestinien, par une équipe d’agents du Mossad, dans sa chambre d’un hôtel de luxe de Dubaï, le 20 janvier dernier.
Professionnalisme aussi des espions des meilleurs services secrets du monde qui, malgré les conséquences désastreuses probables de leur opération sur les relations entre Israël et les pays arabes “alliés”, ont pu montrer au monde entier, en mondo-vision, à quel point ils étaient efficaces et invisibles…
Certes, la terrible menace du mauvais oeil de la vidéo-surveillance générale de l’émirat les a obligés à porter des casquettes, des lunettes ou des perruques, à prendre un air anodin et à ne pas sabler le champagne dans l’ascenseur de l’hôtel après avoir commis leur forfait, mais en dehors de cette contrainte, qui est par définition celle de tout espion dès lors que ses ennemis ont des yeux, rien n’est véritablement venu menacer leur tranquillité (qui va chercher à les arrêter ?) et d’une certaine manière, ce clip étrange monté par la police de Dubaï peut constituer à la fois un film de propagande pour le Mossad, dont la puissance est enfin “montrée” en direct – onze agents, une coordination précise soulignée par le commentaire de la police de Dubaï et aucune peur d’enfreindre les lois nationales ou internationales- et un spot publicitaire idéologique pour la vidéo-surveillance qui permettrait ainsi de résoudre les crimes les plus sophistiqués…
Jusque là, la vidéo-surveillance ne nous avait donné que quelques éléments épars des minutes précédents des crimes… Une vue très brève d’un homme entrant dans une station de métro londonienne avec un gros sac noir sur le dos, l’image d’un jeune quelques minutes avant qu’il ne commette un crime dans la gare de Bruxelles… La vidéo n’était reliée au fait que par ce rapport temporel, permettant de voir le criminel dans le moment où il ne l’était pas encore, où quelque chose pouvait encore se produire qui l’empêcherait de commettre son forfait… On pouvait aussi, grâce à ces vidéos, reconstituer son identité et le pourchasser… La vidéo ne constituait pas une preuve mais une trace de son passage sur le seuil d’une porte ou au milieu d’un hall, comme il existe des traces de tous nos passages en ces lieux, plusieurs fois par jour, traces qui restent invisibles tant qu’elles ne sont pas suivies d’un acte délictueux… La vidéo-surveillance nous disait juste, “puisque tout le monde est filmé, le criminel l’est aussi, alors voici sa tête quelques instants avant son crime sur les lieux mêmes de son forfait…” L’idée d’un film était encore loin et il n’y avait là qu’un ironique regret… Si seulement la caméra avait pu filmer les intentions de ce passant anonyme ?
Jusque là, seuls des films de fiction comme Munich de Steven Spielberg ou le téléfilm américain L’homme qui a capturé Eichmann, de William A. Graham, réalisé en 1996, pouvaient nous montrer de l’intérieur l’ingéniosité et la motivation des agents du Mossad, mais la fictionalité du document rendait suspect le récit des faits qui se présentaient eux-mêmes comme une mise en scène parfaitement coordonnée. C’est du cinéma se dit-on à chaque fois… Est-ce vraiment vrai ? Peut-on jouer la comédie de cette manière dans la vie réelle ? C’est là un des aspects extraordinaires des opérations d’espionnage, de terrorisme ou encore de certains vols ingénieux, ils sont bâtis comme des fictions, reposent sur des scénarios écrits, sont le fruit d’une imagination qui va loin dans les détails et leur “réalisation” s’apparente à une représentation, voire à un cérémonial, où chacun joue un rôle précis.
Ici, la mise en scène du meurtre n’est apparemment pas redoublée par la mise en scène d’un réalisateur, la vidéo surveillance, peu suspecte de mise en scène et de falsification produit une image acheiropoiète (non faite de main d’homme), elle ne cadre pas et ne coupe pas, c’est-à-dire ne procède pas des rudiments de la syntaxe filmique de base… Un flux ininterrompu d’entrées et de sorties, de traversées d’espaces vides, comme des vues Lumière qui n’auraient pas connu la limite de la longueur de la pellicule, c’est l’art du passage qui s’y exprime… les sujets n’y sont que des passants anonymes et il est très rare qu’il s’y passe quelques chose… Disons qu’une caméra a autant de chance de capturer un meurtre en cours d’accomplissement qu’un policier ou un vigile de voir un méfait de ses propres yeux… et même peut-être moins de chance qu’eux, dans la mesure où on tue rarement au milieu d’une place ou sur le seuil d’une porte d’hôtel ou d’immeuble (si on met John Lennon de côté), dans des lieux de passage alors que la plupart des caméras, gourmandes de passants anonymes, filment presque exclusivement des “lieux passants”…
C’est ce que nous montre bien ce film de la police de Dubaï, monté comme un film de fiction, nous n’y voyons que des gens entrer et sortir, passer, traverser des halls, sans être reconnaissables… Rien ne laisse supposer ce qui se passe hors champ, les espions se savent filmés et usent de “déguisements” pour jouer leur rôle (des rôles de personnes existant vraiment) de façon à passer inaperçus, ce qu’ils font très bien. Dans la version en trois parties disponible ci-dessous, seuls les sous-titres racontent une histoire, les extraits de bandes de surveillance montés ensemble ne montrent rien d’autres que des touristes allant et venant. Ici la vidéo surveillance, diffusée comme une preuve ne peut s’adresser qu’aux tueurs eux-mêmes, pour leur signifier qu’ils ont été non pas filmés, ce qu’ils savent très bien, mais repérés … a posteriori. En dehors des services responsables de cet assassinat personne ne peut apprendre quoi que ce soit de ces images vaines qui ne montrent rien alors qu’on nous les présente comme le récit filmé de l’opération. or le récit n’est pas dans les images ni dans leur agencement… ce qui leur donne sens est hors champ ou invisible, et il est intéressant de noter que c’est ici la parole d’un narrateur omniscient intervenant à l’aide sous-titres qui donne des noms aux agents et raconte ce qu’ils font en réalité … la vidéo-surveillance ne peut ici que nous montrer un homme anodin (la victime) suivie par deux hommes anodins habillés en tennismen (ses bourreaux) en nous disant “voici des espions en pleine action !”, diffusant l’illusion qu’un regard policier comme celui du narrateur, c’est-à-dire soupçonneux et paranoïaque, serait apte à détecter les méfaits avant qu’ils ne se produisent… Car au fond voici le fantasme sécuritaire que la diffusion a posteriori des images de vidéo-surveillance nous dévoile ; revenir au comportement du criminel quelques instants avant son crime pour trouver les signes qui auraient permis de l’arrêter avant qu’il n’agisse… C’est-à-dire nous apprendre tranquillement à soupçonner tout le monde d’avoir une identité cachée, une mauvaise intention… Et plus le tennisman a l’air anodin, plus c’est un espion redoutable… comme un sympathique épicier de Tarnac par exemple…
Part 1 :
Part 2 :
Part 3 :
http://culturevisuelle.org/parergon/archives/77
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