Un vrai classique du genre : des « émeutes » éclatent au printemps 2008 dans un quartier populaire de Bruxelles opposant d'une part des jeunes de quartiers défavorisés économiquement face à des supporters de football du club d'Anderlecht. Violences urbaines, rixes entre bandes et saccages de l'espace public devant la grosse armada de la police bruxelloise. Les images de la capitale européenne ressemblent de plus en plus à celles des banlieues parisiennes. Les responsables politiques paniquent et les médias courent à la recherche d'explications pour pister l'origine du problème et de trouver le remède.
C'est à ce moment que surgit la potion magique, le Dieu vivant ayant profil du détenteur du véritable savoir absolu qui, sur base d'observations empiriques, fournira la grille de lecture à la société : le chercheur universitaire, le sociologue qui a posé les « vraies questions » (contrairement aux médias) pour aboutir aux « vrais constats » à propos des jeunes de quartiers. Les médias publient des enquêtes universitaires relatives à l'usage des transports publics, qui concluent que les « jeunes d'Anderlecht » sont reclus dans leur cité et ne fréquentent pas l'ensemble des stations de métro de la capitale. Les sociologues enchaînent dans la même lignée en expliquant que « les cloisons qui empêchent ses jeunes de se mouvoir ne sont pas physiques » et concluent à une « ethnicisation » de l'espace public.
Face à ce discours sociologique et médiatique considéré comme foncièrement négatif, un petit groupe de sociologues décide de prendre la plume pour pondre une réponse sous forme de livre qui vient d'aboutir avec la publication de Anderlecht, printemps 2008 - Réponses à une sociologie du manque : propositions d'enquêtes. Il s'agit d'un tout petit livre de 32 pages, paru dans la collection « Les anachroniques » des éditions du Souffle, qui se veut être une réponse « à rebrousse poil » de notre époque contemporaine face aux traitements médiatiques et sociologiques classiques d'un fait ou d'une réalité urbaine.
Chikago.be @ Anderlecht
Ce livre signé par le pseudonyme "Chikago.be" (en référence à l'école de Chicago en sociologie) répond en réalité à une étude dite de « recherche-action » préparée notamment par l'association Samarcande (asbl), Inter-Environnement Bruxelles, SOS-Jeunes-Quartier Libre ainsi qu'une chercheuse de l'Université Libre de Bruxelles... dont l'intitulé était « les cartographies mentales des jeunes dans les quartiers ». Cette étude a donc été utilisée par les médias, en l'occurrence par le quotidien Le Soir et le mensuel Le Monde Diplomatique, après les événements qui ont eu lieu dans la commune bruxelloise d'Anderlecht au printemps 2008.
« Il ne s'agissait pas d'émeutes mais plutôt d'un clash entre les jeunes issus de l'immigration et les hooligans d'Anderlecht. Suite à la publication des articles citant l'étude en question qui précède de deux ans les événements, des sociologues préférant garder l'anonymat sous le pseudonyme Chikago.be (en hommage à l'école de Chicago et par opposition à la sociologie de Durkheim ou Boudieu plus populaire dans le monde francophone), pour ne pas dire publiquement du mal de leurs collègues, ont décidé de répondre à des sociologues à travers la publication de cet ouvrage » explique Marianne Van Leeuw-Koplewicz des Editions du Souffle.
Ghetto de pauvres contre ghetto de riches
De quoi parle le livre ? « On pourrait presque résumer le livre en disant : à question idiote, réponse idiote. On n'accuse pas les médias de s'adosser à une étude ou à une recherche pour faire passer des messages parce qu'une étude paraît nécessairement comme quelque chose de sérieux, objectif et nuancé. Notre critique vise surtout le type d'épistémologie qui est utilisé pour fabriquer une telle étude. On essaye de montrer en quoi ce type d'étude est très problématique parce qu'elle ne trouve non seulement rien et elle continue en plus de chercher ce qu'elle a déjà décidé de trouver. Par ailleurs, elle sert une bonne soupe à tous ceux qui veulent justement montrer les côtés négatifs des jeunes dans les quartiers. L'idée, grosso modo, véhiculée par l'étude est la suivante : les jeunes de quartiers défavorisés économiquement ne connaissent que trois stations de métros alors que les jeunes de quartiers favorisés les connaissent presque toutes. »
« Donc, au lieu de chercher la force des jeunes, l'étude met en évidence les ghettos ethniques. Alors d'un côté, vous avez les bons jeunes qui sont forcément des consommateurs, qui vont faire des courses dans les bons quartiers comme la rue Neuve, qui ont bref le bon profil du "jeune" et de l'autre côté des mauvais jeunes qui ne correspondent pas à ce profil-type élaboré par les chercheurs classiques. Le livre explique que ces chercheurs ont effectivement beaucoup cherché sans jamais rien trouvé alors qu'il y avait pourtant tellement de choses à découvrir chez les jeunes de quartiers défavorisés. Les sociologues de Chikago.be expliquent par exemple comment un savoir est constitué parce qu'il convient de remettre déjà en cause le fait que le mot ghetto soit nécessairement à connotation péjorative. »
« Prenez, par exemple, juste le cas du "ghetto de Varsovie" et vous comprendrez l'erreur de pensée ainsi car tout se résume finalement à des productions de langage, de force et de réflexion. Mais les chercheurs classiques n'ont absolument pas cherché cela. »
Ethnocentrisme de classe
La critique des chercheurs de Chikago.be se dévoilent petit à petit : « Ce qui fracture la rétine, c'est l'absence totale d'interrogation sur le mode de constitution des groupes ou sur ce qui se passe en situation d'enquête. Encore moins se penche-t-on sur ce qui pourrait intéresser ces groupes éphémères, vraisemblablement réunis en 'publics de maison de jeune'. Non, les mêmes questions toutes extérieures confèrent au sociologue le rôle un peu bouffon de l'expert sans auditoire : dessine-moi le métro, dis-moi tes activités culturelles, dis-moi si tu aimes sortir de ton quartier ».
Bref, ce n'est pas d'enquête qu'il s'agit mais d'interrogatoire, c'est-à-dire de procédures de « vérifications ». Même si les sociologues en question sont pétris de bonnes intentions, par ailleurs tout à fait égalitaires : « AVEC les jeunes de Bruxelles enfermés dans leurs quartiers » écrivent-ils en quatrième de couverture. On peut facilement reprocher au livre d'être très difficile d'accès pour les personnes étrangères au monde de sociologie, aux concepts de la construction du langage et à l'interprétation des choses abstraites, il est par ailleurs bombardé d'annotations (aussi complexes que les choses qu'elles tentent d'expliquer) et de notes en bas de page, mais l'ouvrage n'en demeure pas moins une critique virulente de la sociologie du pouvoir dominant.
A première vue, la démarche du chercheur classique semble logique puisque les chercheurs doivent partir de données objectives (fréquentation, consommation,...) pour élaborer des hypothèses. « Mais si on ne part que des manquements et pas des productions, on ne peut aboutir qu'à un constat négatif » réplique Marianne Van Leeuw-Koplewicz exemple à l'appui. « J'ai fait un livre de 350 pages avec un collectif de rappeurs dont les archives étaient rares et donc difficiles à rassembler, ces rappeurs n'avaient pas de table parce que ce sont des gens qui considèrent qu'une table est plutôt faite pour manger que travailler. A la sortie du livre, le quotidien Libération a dit qu'il n'y avait même pas d'équivalent en France, La Libre Belgique et Le Soir ont publié une page entière et c'est un ouvrage qui a vraiment cartonné. »
« C'est qu'il y avait quand même matière et que ces jeunes sont aussi riches, ils ont d'autres richesses mais si on ne cherche pas ces richesses, tout en cherchant constamment les manques, on ne risque évidemment pas de trouver grand chose. J'ai la maman d'une amie qui n'a probablement jamais quitté le quartier bourgeois de Georges-Henri, pourquoi serait-elle moins dans un ghetto qu'un jeune de quartier ? Il y a aussi la manière de mener les enquêtes : si on demande par exemple au jeune s'il compte aller à un concert d'Oxmo Puccino au Botanique et qu'il répond non, le chercheur note que le jeune de quartier ne veut pas aller au concert. Mais, par contre, si on lui demande ce qu'il voudrait aller voir au Botanique, il a peut-être une liste d'artistes que nous ne connaissons pas. Donc, c'est bien la méthode des chercheurs qui est déjà biaisée depuis le départ » explique l'éditeur.
Les rappeurs aiment bien Francis Cabrel
A ce stade, on est tenté de dire : c'est bien de critiquer mais qu'est-ce que propose le pseudo Chikago.be ? « Travailler parce qu'on considère qu'il n'y a pas vraiment eu de travail sociologique sur les jeunes de quartiers. Il faut aussi travailler non pas sur les manques mais sur les richesses des groupes et leurs productions de langage. A partir du moment où on fait apparaître que quelque chose est un problème, cela le devient fatalement : regardez comment les médias parlent du "problème des sans papiers" ou du "problème de la nouvelle grippe". Avant ces choses n'étaient pas considérées comme un problème. Un exemple : tous les rappeurs que je connais ici aiment bien le chanteur français Francis Cabrel parce qu'ils estiment que le gars a une plume d'enfer. Si on continue à travailler avec les mêmes clichés sur les jeunes, on ne se doutera jamais que les rappeurs aiment bien Francis Cabrel. »
« C'est le reproche classique qu'on peut aussi faire aux médias ou aux sociologues classiques qui tentent de tout uniformiser en véhiculant sans cesse des stéréotypes qui s'autoalimentent. Alors, vous allez voir subitement un livre comme 'Madame vous êtes une prof de merde' qui, sous couvert de briser des tabous, devient un gros succès tout en décourageant toute une génération. C'est aussi le cas de l'affaire du foulard islamique. On sait tous bien que ce sont les filles voilées qui réussissent très bien à l'école, prennent les postes, travaillent dans les pharmacies ou les administrations... donc soit on se dit que le gâteau du pouvoir à partager se rétrécit, soit on tente de décourager des gens pour les empêcher de devenir la classe moyenne de demain. En effet, la classe moyenne de demain en Europe : ce sont les filles voilées et les jeunes de quartiers défavorisés. »
« Je ne crie pas au grand complot mais je m'interroge sur cette volonté de vouloir sans cesse de fixer sur les manques. J'ai aussi l'impression qu'il existe aujourd'hui une volonté de délégitimer les personnes sur base de faux argument : si la fille voilée a réussi ses examens pour devenir pharmacienne, à quoi bon débattre de son foulard puisqu'elle a prouvé sa compétence technique en tant que pharmacienne ? Il faut aussi savoir ce que l'on veut : on ne voulait déjà plus des jeunes qui brûlent des voitures dans les écoles, maintenant on ne veut plus non plus les bonnes élèves, ça commence à faire beaucoup de monde, n'est-ce pas ? » conclut Marianne Van Leeuw-Koplewicz.
L'actualité d'Anderlecht, Printemps 2008 se fera forcément ressentir prochainement puisque Bruxelles, comme Paris ou New-York, n'est jamais très loin d'une revendication sociale en préparation. Le jour où cela se reproduira, il conviendra de réfléchir à deux fois avant de sauter sur les justifications ou les explications sociologiques en tout genre.
http://www.minorites.org/index.php/2-la-revue/596-sociologie-du-contre-pouvoir-les-jeunes-des-quartiers-les-ghettos-et-la-sociologie-dominante.html
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