Le 13 décembre prochain aura lieu le premier tour des élections présidentielles au Chili, petit pays du Cône sud. Les derniers sondages montrent que c’est avant tout l’indécision qui domine un scrutin qui conclura le mandat de la socialiste Michèle Bachelet. Mais quels en sont les enjeux réels, plus de 35 ans après le coup d’Etat et presque 20 années après la transition démocratique ? / Franck Gaudichaud*, Le Mensuel de l’Université, 11 décembre 2009
Démocratie néolibérale « pactée » et héritages autoritaires
Dans un pays réputé conservateur, ce vote massif en faveur d’une femme divorcée, agnostique et socialiste, avait été analysé par certains éditorialistes comme une véritable rupture, à plus de 30 ans du coup d’Etat contre Salvador Allende. A l’issue de son mandat, ce que la plupart des politologues annonçaient s’est pourtant confirmé : son gouvernement s’est inscrit avant tout dans la continuité des politiques publiques précédentes et dans la sillage de l’exceptionnelle stabilité de la coalition au pouvoir depuis 1990 : La Concertation[1].
En effet, on peut affirmer que M. Bachelet est un « pur produit » de cette coalition articulant centre-gauche et démocratie chrétienne. Conséquence directe de la transition « pactée » chilienne, l’ombre de Pinochet continue de planer sur la démocratie de ce pays, de la façonner même. Malgré les réformes de 1990 ou 2005, les dirigeants politiques ont renoncé à remettre en cause la Constitution du dictateur (datant de 1980) ou encore la loi d’amnistie (1978) : que penser alors d’une démocratie dont la Carta Magna a été écrite par un régime militaire ?
Les exemples de ce que le sociologue Manuel Garreton nomme « enclaves autoritaires », sont nombreux, à commencer par le modèle économique[2].Celui des « Chicago boys » qui a apporté croissance et modernisation tout en transformant les habitants en « citoyens-carte de crédit »[3].et en assurant les premières places au Chili dans le classement des pays les plus inégalitaires de la planète. Néanmoins, M. Bachelet termine son mandat avec un taux de popularité très élevé (78% d’approbation selon le Centre d’études publiques – CEP[4].) et a su mener une politique d’assistance aux plus pauvres combinée avec le maintien des fondamentaux d’une économie orientée vers les exportations, malgré les conséquences écologiques d’un tel développement.
Jeux et enjeux des élections
Le ciel électoral s’annonce nuageux pour la coalition qui vit sa plus grande crise depuis 15 ans et dont certains se demandent si elle n’est pas tout simplement à bout souffle. La droite est représentée dans cette campagne par un candidat unique, Sebastian Piñera, ex-sénateur et homme d’affaire multimillonaire s’étant enrichi frauduleusement durant la dictature. Ce « Berlusconi à la chilienne » arrive désormais en tête des sondages avec autour de 36% des intentions de votes.
Face à lui, Eduardo Frei enregistre dix point de moins que Piñera dans les intentions des électeurs. Démocrate-chrétien et ancien Président de la République, l’appui d’une puissante machinerie électorale ne lui permet pas de se départir de cette image d’un homme lié avant tout à la vieille « nomenklatura » politique. Ceci d’autant plus que la Concertation est victime de tensions internes et même d’une « fuite de candidats ». Le député trentenaire Marco Enríquez Ominami est ainsi apparu comme une figure nouvelle avec un discours appelant à dépoussiérer la démocratie et critique sur les compromissions de la Concertation.
Attirant les votes de la jeunesse et des classes moyennes, cette candidature est aussi un symptôme d’un système politique en crise. Son programme combine un ton progressiste avec des mesures qui le placent à droite de Frei sur le plan économique (il propose de privatiser une partie de la grande compagnie publique du cuivre – CODELCO).
« MEO », marié à une star de la télévision nationale, est surtout le fils des mass-médias dominants qui en font leur trublion fétiche. Les 19% qu’il pourrait rafler feront de lui un arbitre du deuxième tour. Enfin, Jorge Arrate est aussi issu de la Concertation, dont il fut ministre de l’éducation. Aujourd’hui, il cherche à représenter la gauche extraparlementaire regroupée autour du Parti communiste (PC) et a fait le pari de briser l’exclusion institutionnelle dont ce secteur politique est victime (du fait notamment du système électoral élaboré par la dictature), en signant un « pacte instrumental » avec la Concertation.
Les 5% de cette partie de la gauche iront donc à la Concertation au second tour, ainsi que, vraisemblablement, la majorité des voix de MEO. La défaite de Frei est donc assez peu probable, mais aucunement impossible, ce qui signifierait la première victoire démocratique électorale nationale de la droite chilienne depuis plus d’un demi-siècle…
Lorsque la démocratisation pourrait venir d’ailleurs…
Quel que soit le résultat, le Chili reste face à ses démons et ni Frei, ni Piñera n’ont paru prêts à y faire face. L’Etat néolibéral chilien est un Etat a minima qui peine à entamer les réformes sociales nécessaires, si ce n’est à la marge. Orienté vers un libre-échangisme débridé, le pays est fortement dépendant de l’exportation de ses ressources naturelles (cuivre, bois, pêche, etc.), alors que le marché mondial est au bord du gouffre.
Pourtant, les problèmes sont de taille, à commencer par la faillite du système de retraites par capitalisation. Une santé à deux vitesses, laissant au bord de la route les plus fragiles et une éducation transformée en un vaste marché par Pinochet juste avant son départ. Autre question essentielle : les droits bafoués des indigènes mapuches qui revendiquent leur droit à l’autodétermination au lieu de la répression systématique dont ils sont l’objet[5].
Enfin, les immenses inégalités dans la répartition des richesses, ignorée par les principaux hommes politiques alors qu’elles sont au coeur d’un malaise social qui couve. De fait, pour de nombreux citoyens, les enjeux électoraux sont loin de leurs problèmes quotidiens. Une partie la jeunesse, si elle ne vote pas forcément[6], s’active néanmoins au sein de multiples collectifs à Santiago et comme dans les principales villes.
C’est ainsi que le pays a vécu, en 2006, plusieurs mois d’une « révolte des pingouins » – les étudiants des collèges sont appelés ainsi à cause de leur uniforme – qui a défié le gouvernement, mais surtout qui questionne l’héritage de la dictature. Si un processus de démocratisation démarre dans le Chili actuel, il surgira peut-être davantage « par en bas », grâce aux mobilisations d’une génération n’ayant pas connue la dictature, mais qui n’oublie pas que le vieux dictateur est mort sans avoir été jugé et que c’est le système qu’il a mis en place qui régit encore le « pays allongé » de Pablo Néruda.
Notes
[1] La « Concertation des partis politiques pour la démocratie » est formée du Parti socialiste, du Parti pour la démocratie (PPD), du Parti radical social démocrate et du Parti démocrate-chrétien.
[2] Voir : « Le Chili de Michèle Bachelet : un pays modèle » in F. Gaudichaud (dir.), Le Volcan latino-américain. Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique latine, Paris, Textuel, 2008, pp. 315-336.
[3] Voir T. Moulian, Chile actual. Anatomía de un mito, Lom, Santiago, 2007.
[4] Les enquêtes d’opinion citées dans cet article sont tirées de : CEP, « Estudio Nacional de Opinión Pública », octubre 2009.
[5] Ainsi que le dénoncent depuis des années Amnisty International ou l’assemblée des Droits de l’Homme de l’ONU. Voir les travaux de Fabien Lebonniec à ce sujet, dont : « La criminalisation de la demande territoriale mapuche », 2006.
[6] Plus d’un million de jeunes refusent de s’inscrire sur les listes électorales, ne se sentant pas représentés par le système politique actuel.
Sem comentários:
Enviar um comentário