Musées nationaux et monuments historiques usent et abusent de pratiques commerciales éprouvées dans le privé. Une tendance qui puise aussi sa source dans les contraintes politiques qui pèsent sur eux. Enquête sur les formes contemporaines du management culturel.
Management, marketing, merchandising, contrôle de gestion… Ces mots ne sont plus tabous du tout dans l’univers des musées nationaux et des monuments historiques. Au risque parfois d’entraver leur mission première, culturelle et pédagogique, le Château de Versailles, le Louvre, le Grand-Palais ou encore Orsay ont recours à des pratiques commerciales, pour développer leurs ressources propres. Ces établissements phares, qui accueillent chaque année des millions de visiteurs, se font ainsi VRP en quête de nouveaux mécènes, louent leurs œuvres à l’étranger et leurs salles pour des soirées privées, déposent des marques et développent à outrance leur gamme de produits dérivés.
Mais de prime abord, ce qui saute aux yeux des visiteurs, c’est l’augmentation des tarifs d’accès qui, en quelques années, sont devenus prohibitifs. A Versailles, l’entrée du Château est passée de 8 euros à 13,50 euros en seulement quatre ans, pendant que le prix des expositions doublait : quand « Splendeurs de la Cour de Saxe » coûtait 8 euros en 2006, il faut aujourd’hui débourser 15 euros pour visiter « Louis XIV, l’homme et le roi ». Même les jardins de Trianon et le Hameau de la Reine ont été rendus payants, mettant fin à une tradition de gratuité qui remontait à l’Ancien Régime. Pour justifier des hausses aussi spectaculaires, il a suffi d’une astuce administrative permettant d’inclure le prix de la visite dans une formule obligatoire « château + audioguide » ou « château + exposition ». Une pratique contestable au regard du code de la consommation. L’établissement est d’ailleurs l’objet de deux requêtes déposées coup sur coup auprès de la Direction régionale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes d’Ile-de-France (DCCRF). Celle-ci a d’abord été saisie durant l’été par Bernard Hasquenoph, responsable du site Louvrepourtous.fr, qui mentionnait dans son courrier des « pratiques commerciales possiblement illégales ». Il ne décolère pas : « Des musées s’autorisent des pratiques interdites dans les supermarchés ! » Sa demande ayant été jugée recevable, l’enquête avait été confiée à une inspectrice qui devait rendre ses conclusions sous trois mois. L’affaire pourrait produire un effet boule de neige, entraînant dans son sillage d’autres musées comme Beaubourg qui pratique la vente liée depuis plusieurs années, si elle n’était au point mort. En effet, depuis que le bureau des Yvelines de la DCCRF a été dessaisi du dossier au profit de l’administration centrale,celle-ci a estimé que le délit de vente liée n’était pas constitué. En septembre, c’était au tour du Syndicat national des professions du tourisme CFE-CGC de saisir la répression des fraudes grosso modo pour le même motif.
TARIFS EN HAUSSE
Bernard Hasquenoph mène une fronde contre les dérives commerciales des plus hauts lieux culturels et touristiques depuis 2004. Un événement met à l’époque le feu aux poudres : la décision du Louvre de retirer la gratuité aux artistes et aux enseignants qui n’ont pas programmé de visite scolaire, tout en l’offrant pendant dix ans aux 140 000 salariés de l’entreprise mécène Total… Le musée fait finalement machine arrière, mais l’incident grave dans le marbre un infléchissement des priorités culturelles et économiques au sein des établissements publics les plus prestigieux. Le Musée d’Orsay était l’un des derniers à mener une politique tarifaire raisonnable. Or depuis la nomination à sa présidence de Guy Cogeval, aux méthodes de management très contestées, le billet unique regroupant collections permanentes et expositions temporaires est devenu incontournable. Mais ce n’est pas tant le prix de l’entrée (9,50 euros) qui choque Bernard Hasquenoph, que le fait que cette augmentation s’accompagne d’une diminution des espaces visitables. « Un tiers du musée sera en travaux, dont le dernier étage, qui comprend toute la collection impressionniste. Pendant un an, on paiera plus cher pour voir moins », explique-t-il. Certes, une partie de la collection sera déplacée au rez-de-chaussée, mais le musée s’apprête à se séparer pendant un an de 220 chefs-d’œuvre pour financer ces travaux : deux expositions rassemblant des Monet, Cézanne, Van Gogh et autres maîtres, prendront l’avion pour l’Espagne, les Etats-Unis, l’Australie et le Japon. « Elles doivent rapporter au musée 10 millions d’euros au total », affirme la section CGT du Musée d’Orsay. Car les œuvres, d’ordinaire prêtées, seront louées. Une opération commerciale, pratiquée par d’autres musées nationaux, destinée à se reproduire. Guy Cogeval annonce, en effet, dans La Tribune de l’art que « chaque année, il faudra organiser au moins une exposition itinérante, qui […] rapportera entre un et deux millions d’euros. » Pour Didier Rykner, responsable de Latribunedelart.com, « la location d’œuvres privilégie moins la qualité du projet que celui qui a la capacité de proposer le prix le plus élevé ». Dans le domaine, c’est le Musée du Louvre qui remporte la palme, avec la création de sa marque « Louvre™ » qui a permis d’ouvrir des antennes à Abou Dhabi et Atlanta. Un procédé simple : en échange d’une partie de son patrimoine et de « consulting », le Louvre engrange les royalties… « Le Louvre a dépassé les limites, il décroche des œuvres des cimaises sans que cela ne réponde à aucun propos scientifique. » Et c’est bien là que le bât blesse. « On a aujourd’hui des conservateurs de musées qui n’hésitent pas à défendre cette pratique. Cela pose un vrai problème, car seul un propos scientifique justifie la circulation des œuvres, et non des raisons financières. D’autant qu’on leur fait prendre le risque d’être endommagées en les faisant voyager », estime Jean-Michel Tobelem, docteur en gestion, directeur de l’organisme d’étude et de conseil Option culture.
« PUBLI-EXPOSITIONS »
Signes d’un changement d’époque et de culture, plusieurs incidents ont par ailleurs été rapportés par le journal Le Monde (1) qui a enquêté auprès des salariés du Musée d’Orsay. « Ces derniers mois, un échange violent entre M. Cogeval et une conservatrice a frappé les esprits. Celle-ci a pris un savon devant ses collègues pour n’avoir pas exécuté correctement un ordre du patron. Il s’agissait de vider la salle des fêtes de ses sculptures, afin de pouvoir y organiser des réceptions et de louer l’espace à des partenaires privés. L’experte avait quelques scrupules à déplacer les œuvres… Depuis, elle a quitté le musée », relate le quotidien. Quant au nouveau responsable du mécénat et des relations internationales, il travaillait auparavant dans une salle de marchés de la BNP… Mais Orsay n’en est qu’aux balbutiements, comparé aux expérimentations du Louvre. L’établissement présidé par Henri Loyrette a accueilli l’été dernier une exposition à la gloire de l’horloger Abraham-Louis Breguet, en contrepartie du soutien de la société Montres Breguet à la rénovation des salles du mobilier XVIIIe siècle. Pour l’occasion, Didier Rykner a inventé un mot : « publi-exposition ». Le cocommissaire de l’exposition n’était autre que le descendant Emmanuel Breguet, historien, mais aussi directeur France de Montres Breguet SA. Il a également codirigé le catalogue, avec entre autres le P-DG de la société Nicolas G. Hayek. Quatre auteurs sur sept font partie de l’entreprise horlogère. C’est peu dire que cette rétrospective « n’aurait pu se faire sans l’étroite participation et le généreux concours de la société Montres Breguet SA », comme le souligne Henri Loyrette dans le dossier de présentation. Pour Jean-Michel Tobelem, « il y a actuellement, dans le champ muséal, des forces technico-administratives qui se servent d’un discours managérial à des fins que je n’approuve pas. Un musée n’a pas pour mission de dégager de l’argent ». Le marketing est cependant, selon lui, un instrument qui pourrait être mis au service du secteur à but non lucratif : « Si l’on use du contrôle de gestion pour prétendre que les fonctions éducatives ou de recherche sont trop coûteuses, ce n’est pas de la faute de l’outil, tout dépend de ce qu’on veut lui faire faire. »
BOUTIQUES ANNEXES
Quid des boutiques annexes qui vendent parfums, stylos, porte-clefs et autres produits dérivés ? En vitrine des magasins de la Réunion des musées nationaux (RMN), outre les traditionnelles gravures et répliques de statues, des produits racoleurs qui tranchent parfois jusqu’à choquer la direction du musée hébergeur. Une « guerre des tongs » agita ainsi le Louvre en son temps, des tongs La Joconde très flashy qui heurtaient le goût du président Loyrette. Cerise sur le gâteau, une sélection de cadeaux pour la fête des mères et des pères proposant pour les unes, un fichu, une nappe, un bijou, et pas un seul livre ; pour les autres, une cravate, un catalogue d’exposition, un DVD… A Versailles, l’espace shopping de la RMN a de la concurrence. En effet, il doit composer avec la boutique autonome du Château qui vend toute une gamme de la marque déposée Marie-Antoinette : gommes, sacs, chapeaux, parapluies… « Le plus choquant, c’est qu’ils ont créé des produits, comme le parfum de la Reine, en les faisant passer pour des reconstitutions historiques. Or il n’existe aucune trace d’un quelconque parfum, surtout qu’à l’époque, on ne savait pas stabiliser les odeurs. Le créateur s’est seulement inspiré des goûts de Marie-Antoinette et d’une recette attribuée à un de ses parfumeurs, qu’il a édulcorée. Sans quoi on tomberait raide aujourd’hui, la perception des odeurs a changé ! », s’exclame Bernard Hasquenoph. Le prix des fioles allait de 350 euros à 10 000 euros. Dans la même veine, le Château projetait de commercialiser le vin rosé d’une Marie-Antoinette pourtant connue pour ne boire que de l’eau.
Jean-Michel Tobelem ne voit rien de « scandaleux » dans « les services offerts aux visiteurs, dès lors qu’ils ne contreviennent pas aux missions du musée ». Sans doute. Mais le glissement est subtil. Dans son rapport de gestion annuel, la RMN n’hésite pas à classer les musées en fonction des « meilleurs taux de transformation clients/visiteurs payants ». Des visiteurs de plus en plus perçus comme des acheteurs potentiels de catalogues et produits dérivés, dont le business est plus rentable que les expositions temporaires. En elles-mêmes, celles-ci ne rapportent rien, même lorsqu’elles rencontrent un important succès, comme ce fut le cas de « Mélancolie » au Grand-Palais. A la RMN, la production des expositions est une activité déficitaire, ce poste a perdu 100 000 euros en 2008. C’est pourquoi l’institution mise sur les ventes dans les boutiques dont le chiffre d’affaires s’élève à 59,4 millions d’euros pour la même année. Du coup, la tentation est grande d’organiser des expositions contestées pour leurs faiblesses scientifiques, comme « Picasso et les maîtres », en vue de booster les entrées, achats de livres et de produits dérivés. « Certaines expositions sont faites pour de mauvaises raisons. “Picasso et les maîtres”, conçue pour faire du chiffre, se contentait d’aligner des chefs-d’œuvre, déplore Didier Rykner. Les présidents d’établissement sont nommés pour une durée de cinq ans reconduite par période de trois ans. Période durant laquelle on leur demande de faire leurs preuves. Donc les expositions sont faites beaucoup trop vite. » Et la culture bling-bling de l’événement l’emporte sur la rigueur et le savoir partagé. Mais la responsabilité n’incombe pas entièrement aux musées nationaux. Ces établissements publics sont visés par des contrats pluriannuels de performance. Le gouvernement leur fixe des objectifs comptables serrés, en leur demandant d’optimiser leurs ressources propres, dans un contexte de subventions contraintes, voire à la baisse. Celle du Louvre a ainsi chuté de 5,5 millions d’euros pour 2009-2011. « Certains conservateurs, expliquant qu’ils peuvent facilement lever des fonds, ont la foi du converti », affirme Jean-Michel Tobelem. Le retour de boomerang risque d’être rude. M.R.
Paru dans Regards n°67, décembre 2009
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