Jean Ziegler
Des crises ou une crise planétaire ?
Dans la crise planétaire où se croisent plusieurs crises, la crise alimentaire est singulière. Parmi tous les droits humains, le droit à l’alimentation est celui qui est le plus cyniquement, le plus brutalement violé aujourd’hui. Toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim. Près d’un milliard d’êtres humains sont gravement sous-alimentés. La courbe des victimes dépasse celle de la croissance démographique. Selon la FAO, l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problème 12 milliards d’êtres humains, or nous sommes 6,7 milliards sur la planète. Un enfant qui meurt de faim est donc un enfant assassiné.Quelles sont les causes de cette crise ? Pour la population rurale, celle qui produit sa nourriture (3,2 milliards de personnes), plusieurs raisons structurelles sont identifiables. D’abord, le dumping agricole. Les pays de l’OCDE ont versé, l’an dernier, 345 milliards de dollars de subventions pour leurs productions et exportations agricoles, ce qui fait que, sur n’importe quel marché africain, on achète des légumes grecs, français, portugais, allemands pour le tiers ou la moitié du prix du produit africain correspondant. Pendant ce temps, le paysan africain, sa femme et ses enfants s’épuisent au travail sans la moindre chance d’atteindre le minimum vital convenable. L’hypocrisie des commissaires de Bruxelles est abyssale. Ils organisent la faim sur le continent africain et déploient des forces militaires pour intercepter les survivants qui essaient de passer les frontières sud de l’Europe.
La deuxième raison est la vente de terres. L’an dernier, 41 millions d’hectares de terres arables africaines ont été achetés ou louées pour 99 ans par les hedge funds ou par des pays comme la Corée du Sud. La Banque mondiale, la Banque européenne d’investissement, etc, financent ce vol en arguant que seuls des groupes financiers sont capables de rendre ces terres réellement productives. Les familles d’agriculteurs dépossédées vont alors grossir les bidonvilles avec les conséquences qu’on connaît : prostitution enfantine, sous-alimentation, etc.
Troisième raison : la dette extérieure. Au 31 décembre 2009, celle des 122 pays dits du « tiers-monde », était de 2 100 milliards de dollars. La presque totalité de leurs gains à l’exportation est donc absorbée par les intérêts de la dette.
Quant aux populations urbaines, selon la Banque mondiale, 2,2 milliards de personnes vivent avec 1,25 dollar par jour, en dessous du seuil d’extrême pauvreté. Les prix des trois aliments de base – riz, maïs, blé – ont explosé. La tonne de blé meunier a doublé en un an – le prix de la baguette, multiplié par trois, a été un facteur essentiel dans la formidable révolution tunisienne. On peut expliquer ces augmentations de prix en partie par les catastrophes climatiques qui ont touché de gros producteurs (Russie, Australie). Mais les deux raisons principales sont la spéculation boursière et le développement des agrocarburants. Avec la crise financière, les spéculateurs se sont reportés sur les matières premières agricoles ; 37 % de la hausse sont dus à la spéculation. Quant aux agrocarburants, les Américains ont subventionné, l’an dernier, la transformation de 144 millions de tonnes de maïs et de centaines de millions de tonnes de blé en biodiesel et bioéthanol. Barack Obama a confirmé cette orientation afin, a-t-il expliqué, de combattre la pollution et de garantir l’indépendance pétrolière des États-Unis. Cela peut se comprendre. Mais lorsque toutes les cinq secondes, un enfant meurt de faim, brûler de la nourriture sous forme d’agrocarburants est un crime contre l’humanité.
Le 22 octobre 2010, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy annonçaient 1 700 milliards d’euros d’aide aux banques. Pendant ce temps, le budget du Programme alimentaire mondial s’est effondré de 6 milliards de dollars à 3,2 milliards parce que les pays industrialisés ne payent plus leurs cotisations. Et dans les camps de réfugiés du Darfour ou de Somalie, les rations journalières ne sont plus que de 1 500 calories, quand le minimum vital est 2 200 calories par individu.
La France, les pays européens sont des démocraties. Si nous nous organisons, nous pouvons imposer aux commissaires de Bruxelles de mettre fin au dumping agricole. Nous pouvons, avec de nouvelles lois nationales, interdire la spéculation sur les aliments de base et la fabrication d’agrocarburants autrement qu’avec des déchets agricoles. Nous pouvons réduire radicalement la dette extérieure des 52 pays les plus pauvres. Nous le pouvons. En démocratie, il n’y a pas d’impuissance.
(*) Dernier livre, la Haine de l’Occident. Édition le Livre de poche, 6,95 euros.
Sem comentários:
Enviar um comentário