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04/10/2010

L’agenda numérique européen et la bataille du net

Il faut créditer la Commission européenne d’une certaine constance dans l’effort : privatisation des services publics, « modernisation » des administrations et réforme de la sécurité sociale… Sans relâche, elle travaille à rendre l’Union européenne plus « respectueuse » pour le monde des affaires – pour lequel le climat n’est jamais assez propice. Il y a fort à parier que la mise en place d’une « Europe du numérique » ne s’inscrive dans la même tendance.
L’agenda numérique européen et la bataille du net Avec l’extension du domaine du profit aux services publics (postes, chemins de fer, opérateurs électriques et gaziers) la Commission avait déjà ravi bien des investisseurs. Outre les perspectives sonnantes et trébuchantes liées à l’ouverture de nouveaux marchés, il s’agissait là de « réduire le pouvoir de l’Etat et du secteur public en général à travers la privatisation et la dérégulation », expliquait le baron Solvay [1].
D’une manière plus générale, la Commission, fidèle à ses convictions thatchériennes, s’attaque aux espaces de nos sociétés qui ne sont pas encore entièrement livrés à la logique marchande. Ainsi, la stratégie de Lisbonne (2000-2010), qui proposait d’organiser l’« Europe de la connaissance » en véritable « usine à savoir », qu’il conviendra d’« optimiser » afin qu’elle contribue à la « compétitivité » des entreprises européennes [2]… Un discours largement emprunté aux publications de la Table Ronde des Industriels européens (European Round Table of Industrialists – ERT), lobby patronal très influent rassemblant les plus grands industriels européens.
La stratégie Europe 2020, dévoilée en mars dernier par la Commission, présente une nouvelle priorité : l’Agenda numérique. Une initiative qui porte elle aussi la marque de l’ERT, comme l’a montré le Corporate Europe Observatory [3]. L’Agenda numérique est un échéancier qui vise à mettre en place le « marché unique des biens et services en ligne ». Il s’agit, cette fois, de se donner les moyens de rendre effectif un usage commercial d’Internet, un espace qui a, jusqu’à maintenant, privilégié l’échange, le partage et le gratuit.
Vaste programme. Car jusqu’à présent les tentatives de domestication commerciale du réseau se sont montrées périlleuses. Ressources publicitaires trop faibles, modèles économiques introuvables, paiements en ligne qui restent marginaux : autant de misères de la « nouvelle économie numérique ». Pis encore, puisque l’ouverture du réseau, qui permet le partage en ligne de contenus et le développement de standards libres, menace même le modèle économique traditionnel des industries culturelles basé sur la privatisation du savoir et des œuvres culturelles via le droit d’auteur.
D’un côté, les industries culturelles n’ont pas de mots assez durs pour qualifier les « pirates » qui mettent en péril leurs profits, de l’autre, les opérateurs des télécommunications et les « industries de contenu », tel Google, se frottent les mains : de nouvelles technologies « intelligentes » seraient en mesure d’ouvrir des perspectives de marchandisation du réseau, via la discrimination des contenus. Vu les enjeux, la Commission a détaché l’un de ses meilleurs éléments, Neelie Kroes, dite « Nickel Neelie » (en référence à la dame de fer et à ses convictions libérales chevillées au corps) pour mener à bien l’« Agenda numérique ». L’ancienne commissaire à la concurrence a déjà enfourché son blanc destrier [4] pour se lancer dans la bataille du net.
Construire le grand marché unique numérique
Revenons tout d’abord aux principaux enjeux de la mise en place d’un véritable « marché des biens et services en ligne ». Dans une lettre adressée aux parlementaires européens, des associations, ONG, groupes de consommateurs européens font part aux élus de leur crainte quant au devenir d’Internet : « les opérateurs de télécommunications et les industries du contenu voient une opportunité de créer de nouveaux modèles économiques basés sur la discrimination, le filtrage et la priorisation des informations circulant sur le réseau. [5] »
Ces « nouveaux modèles économiques » reposeraient en effet sur un traitement différencié des utilisateurs, contenus, et sources sur Internet : les opérateurs de télécommunications seraient à même de mettre en place des accès privilégiés pour certains services, certains utilisateurs ou certaines sources (certaines entreprises). « Les fournisseurs de contenu et de services qui seraient en mesure de payer continueraient de bénéficier des pleines capacités du réseau, tandis que le reste d’Internet se verrait ralenti [6] » explique Jérémie Zimmerman, porte-parole de La Quadrature du Net.
Une telle discrimination, rendue possible par de nouveaux équipements de télécom, est notamment justifiée par ses promoteurs par la croissance du trafic sur Internet, et les risques de congestion qui lui sont liés : prioriser les flux d’information via le « trafic management » serait une alternative à des investissements coûteux pour augmenter la capacité du réseau.
Cette solution porte pourtant en elle plusieurs types de menace : à commencer par l’idée évoquée précédemment d’un « Internet à plusieurs vitesses », qui suppose que tous les utilisateurs, contenus et sources ne soient plus traité sur un pied d’égalité. Cette « égalité devant la connexion », qui est à peu près effective actuellement, constitue un élément de ce qu’on appelle la « neutralité du net ». Sa remise en cause pourrait introduire une brèche et permettre la discrimination de l’expression sur Internet selon le pouvoir économique.
En termes de modèle économique, une telle discrimination permettrait de mettre en place des d’abonnements différenciés selon l’accès aux services. Un forfait de base pour l’« internet du pauvre », et des forfaits spécifiques pour l’accès à des services musicaux, de streaming vidéo, de jeux en ligne… Une évolution vers une sorte de « Minitel 2.0 », argue la Quadrature du Net. « Un saucissonnage des offres dont la tarification pourrait varier selon le trafic, le débit, ou la qualité des services [7] », d’après le blog Owni.fr.
La neutralité du net réduite à un principe de concurrence
Mais s’il n’était question « que » de liberté d’expression et d’égalité d’accès, le débat ne prendrait sans doute pas une telle tournure. Car le problème se pose aussi sur le plan de la concurrence. Imaginons le cas du rapprochement d’un opérateur de contenu et d’un opérateur de télécom : les faveurs accordées aux contenus du premier constitueraient un avantage compétitif décisif sur ses concurrents.
Cette relation privilégiée entre opérateurs de télécom et opérateurs de contenu est illustrée par le rapprochement entre Google (contenu) et de Verizon (fournisseur d’accès). En Aout 2010, un article du New York Times [8] a révélé que « Google et Verizon [...] se rapprochent d’un accord qui permettrait à Verizon d’accélérer les contenus en ligne pour les utilisateurs, si le créateur de ces contenus est prêt à payer pour ce privilège [9] ».
Cette révélation a contraint les deux groupes à réagir de manière commune en s’exprimant sur leur attachement à la neutralité du net, et à l’encadrement des pratiques de discrimination. Actuellement, un véritable encadrement n’existe ni aux Etats-Unis, ni en Europe. En effet, les mesures contenues dans le « paquet télécom » adopté par le Conseil et le Parlement européen n’interdisent pas la discrimination, si celle-ci est effectuée de manière transparente : les utilisateurs doivent être informés sur « toute limitation imposée par le fournisseur de service et/ou de réseau quant à l’utilisation de services de communications électroniques. »
Il semble cependant que des mesures soient en préparation. Dans la présentation de son Agenda numérique, Neelie Kroes évoque l’importance de la neutralité du net pour la liberté d’expression. A ce titre, la Commission a lancé une consultation publique pour inviter les « parties prenantes » à s’exprimer sur la question. Ce type d’exercice pseudo-démocratique a déjà, par le passé, permis à la Commission de se targuer d’une légitimité pour produire un rapport dont l’équilibre penchait outrageusement du côté des industriels [10]. Le rapport de la Commission y fera-t-il exception ?
Il y a fort à parier que le résultat de la consultation n’aboutisse à un « compromis » qui verra émerger une définition édulcorée de la « neutralité du net ». Le contour de cette définition sera sans doute l’objet de nombreux débats. Dans l’état, quelques perspectives se dessinent déjà. La première consisterait à garantir un « niveau » d’ouverture et de neutralité du réseau « suffisant », par analogie avec la politique de concurrence de l’UE qui vise à garantir un niveau « suffisant » de compétition.
Cela reviendrait à édicter des règles de transparence, de qualité de service minimales, ainsi que de mettre en place une surveillance des pratiques anti-concurrentielles. Un petit paragraphe non contraignant sur la liberté d’expression, et le tour est joué.
Comme évoqué précédemment, Google et Verizon ont eux-mêmes proposé des pistes de ce que pourrait recouvrir la « neutralité du net », et qui donnent une idée de ce qui pourrait ressortir du rapport de la Commission. Il s’agit :
- De « s’assurer que les consommateurs bénéficient d’un accès à tous les contenus légaux sur Internet. »
- De mettre en place de « nouvelle mesures d’interdiction des pratiques discriminatoires. »
- D’assurer la transparence à l’égard des utilisateurs.
- De mettre en œuvre « un nouveau mécanisme » chargé de faire respecter un accès ouvert à Internet, et ce « au cas par cas. » [11]
Ces mécanismes, cependant, ne devraient s’appliquer qu’aux réseaux fixes – laissant le champ libre aux « nouveaux modèles économiques » pour le marché du mobile. Il s’agit, d’après les deux groupes, de « favoriser l’investissement » [12]. Ils évoquent par ailleurs la possibilité de mettre en place des réseaux « distinguables dans leur finalité et leur ampleur » d’Internet, à vocation marchande, dédiés par exemple au jeu ou aux services bancaires (et pour lesquels la neutralité ne s’appliquerait donc pas).
Le projet de Google et de Verizon semble tendre à mettre en place une sorte d’« anti-trust » du net. La volonté de garantir un niveau de concurrence « efficace », selon le vocabulaire de la Commission, passe notamment par l’interopérabilité des standards utilisés par les différents constructeurs et fabricants de logiciels. Il s’agit de les empêcher de verrouiller des marchés en utilisant des standards fermés (comme c’est le cas de l’iPhone, pour lequel le manque d’interopérabilité garantit à Apple d’être le seul à développer des applications).
Le filtrage du net
Une autre brèche est ouverte de manière subreptice par la mention de la « légalité » des contenus, pour lesquels seuls s’appliquerait cette « neutralité » édulcorée. Cela suppose que les contenus illégaux soient discriminés, ce qui revient à une forme de filtrage d’Internet. Ainsi Pascal Rogard, le directeur de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques), résume la question : « Je n’ai pas de définition de la Net neutralité. Par contre je sais que la Net neutralité ne peut pas être la Net impunité. »
La problématique du filtrage est tout à fait centrale dans les débats sur la régulation du réseau. On pense notamment au cas des lois Hadopi et Loppsi, qui visent à mettre en place les conditions d’un tel « filtrage ».
Elle s’inscrit dans une dynamique globale d’une lutte contre la dite « cyber-criminalité ». Un des éléments centraux de cette lutte concerne le renforcement du régime du droit d’auteur et de sa mise en application. Le traité ACTA (pour Anti-Counterfeiting Trade Agreement) a notamment mis au grand jour une volonté partagée par de nombreux gouvernements de criminaliser, entre autres, le partage de fichiers en ligne au nom du droit d’auteur, via des mécanismes tels que le filtrage ou la riposte graduée (qui permet « la tenue de campagnes de traque, d’avertissements et de répression de masse ciblant les internautes partageant sur internet de la musique et des films sans autorisation » [13]).
Mais la défense des droits d’auteur n’est pas la seule raison avancée par les promoteurs du filtrage d’Internet. Il s’agirait de lutter contre toutes les formes de « cybercriminalité » ; fraudes et escroqueries, délits de presse, atteintes à la vie privée, contrefaçon, piratage et… pédopornographie. Les ficelles les plus grosses sont souvent les meilleures…
L’Agenda Numérique évoque la possibilité d’un filtrage, lorsqu’il indique que « pour lutter contre l’exploitation des enfants et la pédopornographie, des plateformes d’alertes pourront être mises en place au niveau national et européen, en parallèle à des mesures pour supprimer et rendre indisponible à la consultation les contenus à risque » [14]. La Quadrature du Net rapporte notamment que la commissaire aux Affaires intérieures, Cecilia Malmström, aurait fait pression en vue d’insérer une référence au filtrage du Net dans l’Agenda numérique.
Un rapport du Parlement européen, à l’initiative de commission aux affaires juridiques et rédigé par l’eurodéputée Marielle Gallo, donne une idée de ce à quoi pourrait aboutir la dynamique globale autour de l’ACTA, au niveau européen. Le rapport Gallo, explique la Quadrature du Net, « est une succession d’amalgames et de conceptions erronées, assimilant le partage non-commercial de fichiers à la contrefaçon de biens matériels, confondant les infractions aux marques et aux brevets des médicaments avec le commerce de faux médicaments, entre autres... »
Répression et droits d’auteur
Sous des prétextes fallacieux sont mises en place les conditions d’un renforcement de la répression sur Internet, et du contrôle des gouvernements sur les contenus : « Filtrer le Net au nom de la protection de l’enfance s’inscrit dans une stratégie sécuritaire tous azimuts : on stigmatise des populations entières, on installe des surveillances généralisées, on confie des actions de police à des acteurs privés et tout est bon pour surveiller, contrôler et brider l’internet. C’est malhonnête, inefficace et dangereux » explique Jérémie Zimmermann, porte-parole de La Quadrature du Net.
Outre les enjeux en termes de libertés publiques, le durcissement du droit d’auteur et de la répression du partage des œuvres représente un véritable choix de société, qui devrait être débattu démocratiquement, et non à l’occasion de négociations internationales opaques telles que celles de l’ACTA. D’autant que des alternatives cohérentes existent, et qui renvoient à leur ineptie la privatisation de la connaissance et le contrôle de l’usage des œuvres.
A ce titre, un manifeste a été signé par de nombreuses organisations soucieuses de la préservation du domaine public contre les attaques que représenterait un renforcement du régime du droit d’auteur. Il ébauche des recommandations applicables à l’ensemble des champs affectés par le droit d’auteur, « particulièrement importantes pour l’éducation, le patrimoine et la recherche scientifique  [15] ». Et notamment, rendre possible les usages non-commerciaux des œuvres protégées, tout en prévoyant « des mécanismes de rémunération alternative pour les auteurs. »
« Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient—le mot n’est pas trop vaste—au genre humain » écrivait Hugo en 1878 ; « Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. [16] »
Yves Audelors et Eric Scavennec
[1] Discours devant la Trilateral Commission en Avril 2000 à Tokyo. Le Baron Daniel Solvay est le PDG de Solvay, et un membre influent de la Table Ronde des Industriels européens
[2] Lire la déclaration du collectif "Printemps 2010" sur la question de la stratégie de Lisbonne : http://www.printemps2010.eu/
[3] Lire sur le site des DDB : L’Europe des Industriel n’est pas en panne : http://ellynn.fr/dessousdebruxelles...
[4] Légèrement maculé d’accusations de conflits d’intérêts, en lien avec son passé de femme d’affaire : http://bruxelles.blogs.liberation.f...
[5] Voir le dossier de La Quadrature du Net sur la neutralité du Net : http://www.laquadrature.net/fr/neut...
[6] Sur le site de la Quadrature du Net : http://www.laquadrature.net/fr/neut...
[9] Ibid.
[10] Cf l’article des DDB sur la stratégie Europe 2020 : http://ellynn.fr/dessousdebruxelles...
[12] Lire sur le site du monde.fr, "google défend son accord avec Verizon, 13/08/2010 : http://www.lemonde.fr/technologies/...
[13] Lire sur le site de la Quadrature, "riposte graduée" : http://www.laquadrature.net/fr/ripo...
[16] Victor Hugo, Discours d’ouverture du Congrès littéraire international de 1878, 1878

http://dessousdebruxelles.ellynn.fr/spip.php?article132

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