Renaud Lambert
Rassemblés en janvier 2010 à l’université de Nottingham, une centaine de chercheurs ont tenté d’éclaircir la signification politique de la « vague rose », cette série de victoires électorales de la gauche (ou du centre-gauche) dans la plupart des pays latino-américains, entre 1998 et 2006 (1). Ce phénomène — nouveau — d’accès « massif » au pouvoir a conduit la plupart des intervenants à rouvrir un vieux débat, à l’aune de l’expérience politique d’une région où son intérêt ne se borne plus à la théorie : faut-il s’emparer de l’Etat pour changer le monde ?
Le premier constat, c’est que la droite, elle, ne s’en prive jamais. « Dans les années 1980, observe William Robinson, professeur à l’université de Santa Barbara (Californie), une fraction des classes dominantes évince l’élite traditionnelle et s’empare du pouvoir d’Etat pour faciliter le processus de mondialisation libérale... dont elle tire le plus grand profit. » Ainsi, la montée en puissance des néolibéraux a au moins un mérite : elle démontre qu’en « s’emparant du pouvoir d’Etat » il est possible de « remettre en cause le statu quo ». Encore faut-il véritablement le souhaiter.
Pour Juan Grigera et Luciana Zorzoli, deux chercheurs argentins, ce n’est pas vraiment ce qui caractérise la présidence de M. Néstor Kirchner en Argentine (2003-2007) : « Son rôle fut de restaurer la gouvernabilité du pays », tout en s’assurant qu’« on ne toucherait pas au modèle économique ». Pis, observe Sara Motta, de l’université de Nottingham, à propos cette fois du Brésil, de l’Uruguay et du Chili, « le renforcement de la démocratie s’accompagne dans ces pays de mesures sociales d’assistanat qui mènent à une “naturalisation” de la pauvreté », selon l’idée que les inégalités feraient partie de l’« ordre des choses » et qu’il faudrait finalement constater l’impossibilité de les éradiquer...
En pleine crise du modèle néolibéral, souligne Motta, on perçoit aisément l’intérêt, pour les classes dominantes, de voir arriver au pouvoir des gouvernements qui, « supposément issus des classes populaires, affaiblissent la capacité de résistance de ces dernières, précisément parce qu’elles sont perçues comme “proches” ».
Présent lors du séminaire, John Holloway a connu son heure de gloire en 2002. A l’époque, s’inspirant de l’expérience zapatiste, dans le Chiapas mexicain, il avait écrit un essai au titre explicite, Changer le monde sans prendre le pouvoir (2), qui avait suscité un grand intérêt, en particulier dans les milieux altermondialistes. Lui estime que, pour la gauche, trahir serait à ce point inévitable que s’en offusquer serait devenu « un poncif qui ne provoque guère plus qu’un haussement d’épaules signifiant “c’était écrit” ».
« S’il vous plaît,
ne faites rien à ma place,
je le ferai moi-même »
L’objection semble pertinente, mais à condition d’assimiler conquête du pouvoir exécutif et conquête du pouvoir d’Etat. Un raccourci qu’avait réfuté le théoricien marxiste Ralph Miliband (père de l’actuel ministre britannique des affaires étrangères) dans les années 1970 : « Un frémissement d’expectative et d’espoir populaire a toujours eu tendance à se manifester à l’occasion des victoires électorales de la gauche » car « de telles victoires sont souvent interprétées (complètement à tort) comme la perte effective du pouvoir pour les classes dominantes (3). » Or, constatait la révolutionnaire allemande Clara Zetkin, au congrès de Tours, en 1920, « l’histoire ne nous montre pas un seul cas d’une classe exploitante et dominante qui ait renoncé volontairement à sa position de pouvoir ». Aujourd’hui comme hier, il faudrait donc les y aider, y compris depuis le gouvernement...
Selon Robinson, c’est bien ce à quoi s’emploie une « gauche soucieuse de transformer les relations de propriété et de classe », en Bolivie, au Venezuela... sans toujours y parvenir : « C’est que la tâche n’est pas simple », constate dans un sourire l’universitaire américain, défendant la méthode qu’il croit voir à l’œuvre en Bolivie : « Des mobilisations de masses autonomes (...) mais en collaboration avec des “véhicules politiques” destinés à s’emparer du pouvoir d’Etat. » Et pourquoi pas, observe plus tard un participant, estimant que la destruction des organisations politiques structurées (notamment marxistes) sous les dictatures des années 1960 et 1970 continue à peser sur les sociétés latino-américaines, des « véhicules politiques » adossés à un corpus idéologique assez solide pour les aider à résister aux phénomènes de cooptation et de récupération ?
Ce n’est assurément pas l’idée que défend Holloway quand il prend la parole. Pour lui, même libéré de son inertie conservatrice, l’Etat ne peut que piétiner la « dignité » de ceux qu’il prétend servir. Certes, l’action des gouvernements bolivien et vénézuélien doit « recevoir notre soutien ». « Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, on ne peut s’en tenir à cela. »
Car, derrière la question de l’Etat, il y a celle du pouvoir.
Même si l’étymologie nous apprend que l’ambition « démocratique » se garde a priori d’évacuer les rapports de forces (4), Holloway, lui, aspire à une société « sans pouvoir ». Et tout de suite. Plutôt que de conquérir l’Etat pour « aider les pauvres », il propose donc... de « les écouter » : « La personne que nous avions rangée dans la catégorie “pauvre” nous dit : “Je ne suis pas pauvre. Je suis en lutte : j’ai ma dignité.” » Cette « écoute », ce qu’il appelle la « politique de la dignité », changerait tout. Notamment la façon dont on agit. Et celle dont on n’agit pas. Car, dans l’esprit de Holloway, toute action politique encourt le risque d’aliéner ceux au nom de qui elle est menée : « Non merci, dit la dignité. S’il vous plaît, ne faites rien à ma place, je le ferai moi-même. »
Mais alors, que faire, précisément ? Rien d’autre que « ce à quoi nous nous employons, explique Holloway à son parterre d’universitaires, c’est-à-dire créer des espaces et des moments de dignité qui rompent avec la logique capitaliste ».
Dans la salle, certains s’interrogent sur le péril qu’une telle injonction ferait courir aux classes dominantes. En particulier à un moment où la droite — au Chili comme au Honduras — démontre qu’elle entend, elle, préserver son accès au pouvoir d’Etat, y compris par des moyens illégaux.
Plusieurs mains se lèvent. Quelques-uns des intervenants ont à l’esprit une objection assez proche de celle que formule Walter Benn Michaels quand il analyse la nouvelle stratégie néolibérale relative à la pauvreté : « Ce qu’on attend de nous, aujourd’hui, c’est que nous nous montrions plus respectueux envers les pauvres et que nous arrêtions de les considérer comme des victimes — car les traiter comme des victimes serait faire preuve de condescendance à leur égard, dénier leur “individualité”. Or, si nous parvenons à nous convaincre que les pauvres ne sont pas des personnes en demande d’argent mais des individus en demande de respect, alors c’est notre “attitude” à leur égard, et pas leur pauvreté, qui devient le problème à résoudre (5). »
Mais c’est une jeune Américaine du magazine Poor (« pauvre ») qui prend la parole : « Le mot “dignité” me pose problème : ça me rappelle [Charles] Dickens et ses “gentils pauvres pleins de dignité”. Moi, je suis pauvre et je suis en colère. (...) Et quand on me parle de “dignité”, j’ai l’impression qu’on veut m’empêcher d’exprimer ma colère contre ce système... qu’on me réduit au silence. »
Prendre le pouvoir, en colère, ou s’en désintéresser, dignement, au risque de le subir un peu plus longtemps, telle est la question...
(1) Venezuela (1998, 2006), Brésil (2002, 2006), Argentine (2003), Uruguay (2004), Bolivie (2005), Honduras (2005), Chili (2006), Costa Rica (2006), Equateur (2006), Nicaragua (2006).
(2) John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Syllepse-Lux, Paris, 2008.
(3) Ralph Miliband, L’Etat dans la société capitaliste, Maspero, Paris, 1979, p. 116-117.
(4) Le mot « démocratie » étant formé des termes grecs démos (« peuple ») et krátos (« pouvoir »).
(5) Walter Benn Michaels, « Liberté, fraternité... diversité ? », Le Monde diplomatique, février 2009.
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