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06/10/2010

"En France, les frontières sociales et raciales sont à l'oeuvre"

Anthropologue et médecin, Didier Fassin est professeur en sciences sociales à l'Institute for Advanced Study de l'Université de Princeton aux Etats-Unis. Il est aussi directeur d’études en anthropologie politique et morale à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et chercheur à l'Iris. Il revient sur les grandes lignes du livrequ'il a coordonné : Les nouvelles frontières de la societé française*. Entretien entre Princeton et Saint-Denis.

Dès l’introduction de votre ouvrage, vous proposez de considérer l’altérité nationale du point de vue de la société française qui la fabrique et qui la nomme. Pourquoi ce renversement du regard ?
 
Didier Fassin. L’autre en tant qu’autre n’existe qu’à partir du moment où il est défini à partir d’un soi. A un moment donné de l’histoire, l’autre peut être le juif ou le musulman, le Noir ou le Rom, le Tutsi ou le Ouighour. Bien sûr, il existe des différences de religion, de couleur, de culture, mais elles ne deviennent une altérité qu’à partir du moment où il s’agit d'affirmer une identité souvent pour des raisons purement stratégiques, par exemple pour prendre ou garder le pouvoir, pour justifier des inégalités ou des discriminations. Le protestant a pu représenter l’altérité à un moment de l’histoire française, le juif à un autre – et à chaque fois de la façon la plus violente – et plus tard être revendiqués comme appartenant à une identité alternativement pensée comme chrétienne ou judéo-chrétienne, et désormais opposée au monde musulman. Les Antillais appartiennent à la nation française, mais s’ils vivent dans des cités de banlieues, ils sont assimilés à des Africains et deviennent des Noirs. Il s’agit donc toujours de constructions sociales d’altérités.  
Vous établissez deux catégories de frontières, la frontière intérieure et la frontière extérieure. A quoi font-elles référence et comment se sont-elles construites ?  
Didier Fassin. Quand on parle de frontières, on imagine les limites d’un territoire et souvent aussi d’une nation : la frontière sépare les Français des Italiens ou des Espagnols, mais en réalité, de manière beaucoup plus efficace, elle écarte ceux dont on ne veut pas. Ce n’est pas une question de distance ni même de culture, et un Maghrébin, dont l’histoire commune récente et la proximité sont plus grandes, est généralement plus indésirable qu’un Canadien. Donc ces frontières externes distinguent des nationaux (les Français) et des étrangers (qui ne sont pas tous traités de la même manière), ainsi que des autochtones (personnes nées en France) et des immigrés (personnes nées étrangères à l’étranger). Mais il est d’autres frontières, moins visibles, qui traversent le pays ou plus exactement qui traversent l’espace social : la frontière sépare alors des personnes, qui sont souvent des nationaux (donc des Français), en fonction de leur couleur de peau, de leur origine, de leur religion. Ces frontières internes sont tellement liées à la question de l’immigration que souvent on dira « un Marocain » pour désigner un Français né en France dont les parents sont marocains, quand bien même il n’a jamais mis les pieds au Maroc, n’en connaît quasiment pas la culture, n’en pratique pas la religion dominante : en fait, elles sont souvent simplement raciales.
 
Vous faites un parallèle entre les sujets coloniaux et les immigrés devenus citoyens français des quartiers populaires. Peut-on parler de continuité historique et idéologique ?
 
Didier Fassin. La réponse à votre question a longtemps été éludée, puis elle est devenue polémique. Je crois au contraire qu’il faut la formuler de façon rigoureuse. Dans certains cas, on peut retracer une continuité historique manifeste depuis les générations qui ont vécu dans le monde colonial jusqu’à celles qui vivent dans les cités populaires, alors que dans d’autres cas, les choses sont plus complexes et on aurait alors plutôt une sorte de matrice coloniale qui servirait de cadre idéologique applicable à des groupes qui n’ont pas été colonisés. Comme on a pu le dire de l’Allemagne perpétrant son premier génocide contre les Hereros d’Afrique australe, la France a en quelque sorte appris à pratiquer la discrimination raciale dans ses anciennes colonies. Même si ces phénomènes peuvent aujourd’hui toucher des groupes d’autres origines, il suffit d’aller dans n’importe quelle cité de banlieue pour constater combien la ségrégation spatiale y est aussi une ségrégation raciale post-coloniale.
 
Vous évoquez l’existence d’un ordre national. Les enfants d’immigrés semblent perturber cet ordre. Pourquoi la France se sent-elle menacée par eux, voire ébranlée ?
 
Didier Fassin. Je ne suis pas sûr que la France puisse être ainsi personnifiée. Elle est un imaginaire inscrit dans une histoire qu’on mobilise souvent aujourd’hui de façon cynique, sans grandeur, et sans aucun sens précisément de l’histoire, comme on l’a vu avec l’invocation récente de la mémoire de Guy Môquet. Il faut donc parler des Français ou même peut-être de façon plus pertinente des gens qui habitent en France, ce qui est une image plus réaliste de notre pays. En réalité, les enfants d’immigrés ne bouleversent pas la France en tant que telle, mais une conception de la nation qui serait occidentale, chrétienne et blanche. Le raidissement actuel de certains sur ces questions se donne l’apparence d’une défense des valeurs dont ce triptyque serait porteur, mais on voit bien que leur attitude est précisément à rebours de ces valeurs, fondée sur l’intolérance et le racisme. Il est tout de même étonnant qu’on ne relève pas plus que ceux qui proclament la supériorité de notre modèle culturel national ou européen soient ceux-là mêmes qui en bafouent les principes et qu’à l’inverse ceux qu’on renvoie dans une supposée barbarie donnent modestement des leçons d’humanité que l’on feint d’ignorer.
 
Les enfants d’immigrés passent, selon vous, d’une altérité juridique à une altérité raciale. Est-ce cela que vous appelez le processus de racialisation ?
 
Didier Fassin. En fait, la racialisation des immigrés existait avant celle de leurs enfants et elle était souvent plus violente. Mais avec leurs enfants, elle devient visible. Auparavant, les attitudes de mépris ou les comportements de haine à l’encontre des immigrés pouvaient apparaître, y compris à eux-mêmes, comme de la xénophobie : ils étaient traités de la sorte, disait-on, parce qu’ils n’étaient pas français, parce qu’ils n’étaient pas d’ici. Leurs enfants dévoilent au grand jour une réalité qu’on ne voulait pas voir, puisqu’ils sont souvent des Français nés en France qui ne se distinguent des autres que par la frontière que l’on trace pour les en séparer. Cette frontière est tout simplement raciale, en ce sens qu’elle naturalise leur différence en leur attribuant des caractéristiques qui leur seraient communes. Bien entendu, elle est aussi une frontière sociale : la différence de couleur est souvent également une inégalité de classe.


 
 
Justement, dans son dernier livre (Le déni des cultures, éditions du Seuil), le sociologue Hugues Lagrange affirme que la donnée culturelle et l’origine ethnique sont essentielles pour expliquer les comportements des jeunes des cités, dits « issus de l’immigration ». Comment percevez-vous ses travaux ?
 
Didier Fassin. Je ne crois pas qu’il y ait de déni des cultures ou des origines. Bien au contraire, dans les écoles, les services sociaux, les institutions qui ont affaire à ces adolescents et ces jeunes, qu’il s’agisse de la police, de la justice ou de la santé mentale, c’est plutôt un lieu commun que d’expliquer les comportements des immigrés et des minorités par la culture et l’origine, que ce soit d’ailleurs pour les stigmatiser ou à l’inverse les excuser. Le livre dont vous parlez ne fait qu’apporter une caution scientifique à ces théories ordinaires. On peut cependant faire remarquer que les mêmes raisonnements culturalistes et ethnicistes, voire racialistes, sont tenus à propos des Noirs et des Hispaniques aux Etats-Unis, des Pakistanais et des Afro-Caribéens en Grande-Bretagne, et plus largement des immigrés et des minorités cumulant des disparités économiques et des discriminations raciales : tous ces groupes partageraient-ils une culture ou une origine commune ? On peut aussi rappeler que les adolescents et les jeunes français habitant les cités de banlieue, qu’ils soient d’origine africaine, maghrébine ou européenne, partagent souvent plus de valeurs et de normes entre eux qu’avec la génération de leurs parents : faut-il alors parler d’une culture du quartier ou d’une culture des origines ? En fait, le culturalisme, dès lors qu’il s’invite dans la politique, est toujours le moyen le plus efficace de blâmer les victimes et de rendre les cultures originelles responsables des effets des inégalités sociales.
 
Quelles différences établissez-vous entre entre racialisation et racisme ?
 
Didier Fassin. Le racisme n’a évidemment pas disparu – malheureusement. Mais toute qualification raciale n’est pas du racisme, c’est-à-dire n’implique pas des préjugés conduisant à justifier du mépris ou de la haine de l’autre racialisé. Mais revenons à la racialisation. Elle est un processus complexe. C’est d’abord une assignation (« toi qui es arabe… »), qui peut s’accompagner de discrimination (la privation d’un droit) ou à l’inverse de culturalisation (penser que tous ceux ainsi désignés partagent les mêmes traits culturels). C’est ensuite une identification (« moi qui suis noir… »), qui survient souvent en réponse à l’assignation (l’affirmation d’être un Noir procède souvent de l’expérience de la discrimination) et peut fonctionner comme une forme de subjectivation politique (en tant que Noir, je vais lutter contre la discrimination) et même possiblement comme une déracialisation paradoxale (je me dis noir mais ce n’est pas pour me réclamer d’un groupe racial, c’est au contraire pour lutter au nom de principes universels d’égalité). Et c’est enfin une objectivation, par exemple, à travers des statistiques dites ethniques. On voit bien que la racialisation permet de voir et de discuter des phénomènes plus riches et plus complexes que le seul racisme.
 
Quel est votre point de vue sur le débat concernant les statistiques ethniques ?
 
Didier Fassin. Sur la question des statistiques ethniques, nous essayons avant tout dans notre livre d’analyser les choses, de comprendre les enjeux, de discuter les arguments des uns et des autres. Mais si je donne mon avis, qui n’est pas forcément celui de tous les auteurs, je dirai que si l’on veut lutter efficacement contre les discriminations il faut bien des statistiques. Jusqu’à il y a un an, les policiers et les sociologues étaient d’accord pour dire que les forces de l’ordre ne pratiquaient pas de discrimination dans les contrôles d’identité. Les jeunes de couleur avaient une tout autre opinion sur la question à partir de leur expérience quotidienne. Il a suffi qu’on fasse une enquête pour constater la massive surreprésentation des jeunes noirs et arabes dans les contrôles. Sans cette étude, on serait toujours dans le déni. Qu’il faille des chiffres, cela ne fait guère de doute. Mais pas n’importe comment. Je crois que les données de ce type doivent être introduites dans des enquêtes spécifiques (pas dans le recensement), qu’elles doivent s’accompagner de mesures d’autres variables (socioéconomiques notamment) et qu’elles doivent servir à quelque chose et donc accompagner des politiques qui doivent être plus volontaristes que celles dites de la « diversité », aujourd’hui.
 
Que vous inspire la politique du gouvernement sur l’immigration ?
 
Didier Fassin. Il s’agit à l’évidence d’une forme extrême de ce que nous analysons dans notre recherche et notre livre. Il y a beaucoup d’indignité dans ce discours et ces mesures, un renoncement à des valeurs qui fondent le pacte social, un appel à une supposée bassesse du peuple français, à laquelle certains sondeurs relayés par certains médias ont essayé de nous faire croire. Or, il semble qu’il y ait peut-être des limites à l’indécence politique. La condamnation exceptionnellement convergente des Nations unies, de l’Union européenne et du Vatican, sans parler des grands acteurs de la société civile, vient de le rappeler. Le mépris dans lequel sont tenus non seulement les immigrés, les minorités et les Roms, mais également les Français dans leur ensemble, que le gouvernement a cherché à entraîner dans cette ignominie, pourrait cette fois se retourner contre les semeurs de désordres. Si ces signes annonciateurs se confirment, la démocratie y aurait beaucoup gagné dans notre pays. 

http://quartierspop.over-blog.fr/article-les-frontieres-sociales-et-raciales-sont-a-l-oeuvre-58073450.html 

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