"Jamais vous ne voyez à la télévision un ajusteur-outilleur, un comptable, un couvreur, un charpentier, soit des gens qui ont un métier et un savoir. Et aussi une culture. Car la télévision suppose là aussi que le monde du travail est inculte, illettré, réduit à regarder la télévision et à faire les mots fléchés des journaux gratuits…" Les vivants et les morts. Épisodes 1, 2 et 3.
France 2. 20 h 35.
Gérard Mordillat signe avec les Vivants et les Morts la première saga sociale à la télévision française. En huit épisodes de 52 minutes, diffusés les mercredis 6, 13 et 20 octobre, l’écrivain et réalisateur donne un visage aux anonymes qui luttent pour la survie de leur emploi et de leur dignité. Les vivants et les morts. Épisodes 1, 2 et 3.
France 2. 20 h 35.
La télévision ne montre
pas les travailleurs. Avec votre saga, qui montre les répercussions d’une fermeture d’usine et d’un conflit social, vous leur donnez des visages et une vie…
Gérard Mordillat. Dans les médias, on entend des chiffres, on lit éventuellement des pourcentages, mais on ne voit aucun visage. Et ces gens qui perdent leur emploi n’ont soudain plus d’identité, de pensée, de sentiment, de savoir, de sexualité, de convictions… Ils sont privés de leur propre histoire, renvoyés à un néant mathématique qui donne l’illusion de l’objectivité scientifique, sans affect. C’est ce qui me choque toujours. Une de mes motivations philosophiques, en écrivant les Vivants et les Morts, en réalisant maintenant cette série, c’était de montrer cette réalité, de façon très puissante, et surtout très contemporaine.
Comment analysez-vous
que dans les médias
en général, et dans la fiction en particulier, on ne traite pas de la vie réelle de la majorité des téléspectateurs ?
Gérard Mordillat. Il y a plusieurs explications à cette situation. La première qui me vient à l’esprit, c’est que la France se vit comme un pays bourgeois et petit-bourgeois. Ça ne veut pas dire qu’il l’est, juste qu’il se vit comme ça. La production cinématographique, télévisuelle et romanesque met en exergue les problèmes de cette petite bourgeoisie, assaisonnés à la sauce moderne. Il n’y a plus nécessairement de mari dans le placard, mais éventuellement une femme qui cache sa maîtresse, le mari qui cache son amant, les problèmes de familles recomposées, d’éducation des enfants, de régimes alimentaires… Parallèlement, le démantèlement d’industries, petites ou grandes, amène à un morcellement du travail en France. Alors que l’idéologie néolibérale a fini par convaincre les uns et les autres que l’individualisme est une forme d’accomplissement personnel, les salariés s’aperçoivent qu’on leur a menti le jour où leurs emplois sont supprimés, qu’ils sont jetés à la rue comme des malpropres. Et d’un seul coup ils découvrent la nécessité de l’action collective. Mais le mal est fait. On ne voit pas plus le monde du travail au cinéma et à la télévision parce que le cinéma et la télévision, eux aussi, mettent en exergue le héros individuel !
Alors quelle image du travail renvoie la télévision ?
Gérard Mordillat. Paradoxalement, elle montre le chômage et une ribambelle de petits boulots, l’intérim, le temps partiel. Tout cela sous-tend qu’au fond, un emploi ou un autre, c’est la même chose. Comme si aucun savoir ne comptait. Jamais vous ne voyez à la télévision un ajusteur-outilleur, un comptable, un couvreur, un charpentier, soit des gens qui ont un métier et un savoir. Et aussi une culture. Car la télévision suppose là aussi que le monde du travail est inculte, illettré, réduit à regarder la télévision et à faire les mots fléchés des journaux gratuits… Si vous veniez de la Lune, et que vous vous basiez sur une année de production télévisuelle et cinématographique pour voir ce qu’est la France, vous auriez l’image d’une France peuplée de policiers, de magistrats ou d’architectes. Les femmes, si elles ne sont pas dans la magistrature ou dans la police, sont dans la pub, prostituées ou mères au foyer. En France, en 2010, selon la télévision, on ne produit rien, on ne pense rien, on n’a aucune conviction politique, philosophique, aucune adhésion spirituelle à telle ou telle croyance. C’est effrayant et stupéfiant. Avec les Vivants et les Morts, j’espère avoir un peu bougé les choses. La situation économique que nous subissons devrait susciter, comme cela s’est produit en Angleterre, une éclosion de romans, de pièces de théâtre, de films, qui traitent très directement de cette réalité française.
Pourquoi, selon vous,
les auteurs, les producteurs
et les diffuseurs français
ne sont justement pas
à l’initiative de projets qui racontent le monde du travail ?
Gérard Mordillat. Ça leur paraît complètement étranger, loin de leur monde. Une fois par an, on peut faire l’aumône d’un téléfilm ou d’un film, qui généralement d’ailleurs a du succès. Mais ce n’est pas pour autant qu’on encourage ou qu’on suscite le travail sur ce terrain du social. L’excuse classique, c’est de dire que le roman noir a pris en charge la réalité sociale. Mais là, encore une fois, c’est vouloir enfermer les gens dans des ghettos ou des catégories. Si l’on regarde les séries américaines, elles sont, sur le plan de la narration et de la qualité de l’écriture, très en avance sur le cinéma. Il y a aujourd’hui, avec la télévision, une opportunité pour inventer de nouvelles formes dans l’art le plus populaire qui soit, qui est le cinéma. Et moi j’ai eu ce sentiment-là. En tournant les Vivants et les Morts, je faisais mieux du cinéma qu’en tournant bien des films qui se tournent aujourd’hui.
Certains de vos acteurs
se sont d’ailleurs battus
pour être dans votre fiction, même avec un second rôle…
Gérard Mordillat. Ma grande fierté c’est de ne pas m’être trompé sur les acteurs. Il y a à la fois une qualité d’interprétation et une cohérence quasi sociologique entre tous, qui est absolument magnifique à mes yeux. Leur part d’engagement personnel était pour moi indissociable de leur talent. Pour ce film, il fallait qu’ils soient bien conscients de la chance que nous avions de tourner ça à ce moment-là, de la responsabilité supplémentaire que ça nous donnait, puisque, comme vous le souligniez, c’est rarissime qu’on aborde le monde du travail à l’écran. Avant d’entamer le tournage, nous nous sommes réunis, avec les 50 comédiens, pour lire les huit épisodes de la saga. J’ai réécrit le scénario au fur et à mesure de nos lectures pour toujours ramener le rôle au plus près possible de l’acteur qui l’incarnait. Qu’on ait l’impression que c’était improvisé, que j’ai saisi une chose au vol. Cette conscience politique et artistique des acteurs, c’est la force de leur interprétation.
Votre roman, comme votre saga, décrit avec minutie un processus économique écrasant. Vous vous êtes documenté ?
Gérard Mordillat. Il n’y a pas derrière une œuvre littéraire de témoignages, d’enquêtes. J’ai écrit à partir de mes propres expériences et d’une connaissance des processus économiques qu’il n’est pas si difficile d’acquérir. Partout, à Brest, Cherbourg, à Romorantin, chez Lustucru, je rencontre des gens qui ont l’impression que j’ai écrit sur leur vie, en m’appuyant sur l’histoire de leur usine, dont je n’avais parfois jamais entendu parler… Or, je le répète : je ne décris qu’un processus. Et d’ailleurs, ça fait partie de mes étonnements, voire de mes exaspérations parfois : comment les ouvriers et les syndicats peuvent-ils encore se laisser embarquer dans un scénario écrit d’avance, comme s’ils ne savaient pas ce qui s’est passé ailleurs, ce qui va se passer chez eux ? Je n’arrive pas à le comprendre. Qu’il n’y ait personne pour leur expliquer, ou même qu’ils n’aient pas conscience eux-mêmes qu’ils se font absolument piéger. Ça repose aussi sur cette chose que j’évoquais tout à l’heure : cette idée individualiste que, « au moins, moi, j’aurais ça ». Mais quand les 20 000 euros de prime sont éclusés, c’est-à-dire vite fait, ils n’ont plus rien. C’est là où il y a à mon avis un grand travail politique et pédagogique à faire, pour leur expliquer que dans la situation de l’emploi en France, seules la solidarité, la mobilisation et la revendication sont de mise.
On pourrait diffuser les
six premiers épisodes de la série dans les stages syndicaux…
Gérard Mordillat. Dans Notre part des ténèbres, le livre que j’ai écrit après les Vivants et les Morts, je parlais du fonctionnement des fonds d’investissement. C’est une discussion que j’ai depuis toujours avec mon éditeur, Jean-Étienne Cohen-Seat, chez Calmann-Lévy. Il me disait toujours : « Il ne faut pas qu’on puisse disqualifier ton livre sur l’argument économique. » Et ça n’a jamais été le cas, même dans le Figaro. Le roman, parce qu’il ne connaît pas les barrières de l’argent, permet de porter en lui non seulement du savoir, des expériences, mais, à travers le récit, de les incarner. Et donc de renvoyer le lecteur à sa propre histoire, puisqu’on se lit toujours soi-même dans les livres. Le roman est un outil à la fois littéraire et politique. Selon un article du Guardian paru dans Courrier International, Marx fait plus de citations littéraires que de citations économiques dans le Capital. Ce n’est pas un hasard. Quand il parle du travail des enfants et qu’il s’appuie sur Dickens, c’est absolument magnifique. La lecture du monde par les œuvres romanesques, cinéma ou audio, n’est pas infantile. C’est une lecture qui passe par d’autres chemins que l’essai ou l’argumentaire économique.
Vous avez tourné dans
deux usines, une fermée,
une en activité…
Gérard Mordillat. Ce qui m’importait, c’était de montrer une usine ultramoderne. Pas une vieille fabrique avec de la graisse et des briques. Car ce qui se joue, aujourd’hui, c’est que les fermetures touchent des entreprises qui sont vraiment performantes, au top. Et ce qui leur arrive advient uniquement pour des raisons financières. De la même manière, je voulais que mes protagonistes soient jeunes. Il m’importait de montrer que c’est bien la population la plus active, des jeunes de 20-30 ans, qui est touchée par ces restructurations. Ce sont des entreprises ultramodernes, avec des gens tout à fait compétents, jeunes, en pleine santé. Ce qui a donné de la chair et de la tension au film, c’est que nous avons tourné, dans les deux usines, avec les ouvriers. Nous avons engagé d’anciens salariés de l’usine désaffectée, à l’équipe déco et aux accessoires. Dans l’usine qui fonctionnait, on travaillait avec les ouvriers qui nous montraient leur métier.
Pourquoi ce titre, les Vivants et les Morts ?
Gérard Mordillat. C’est mon éditeur qui l’a trouvé. Je lui ai demandé ce qui le touchait dans le roman. Il m’a répondu : «Ils sont vivants. Parce que les vivants sont ceux qui ne renoncent pas.»
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