D’aucuns ne pensent qu’à ça, mettre des bâtons dans leurs roues. Mais il faut bien l’avouer : ceux d’en face sont bien meilleurs à ce jeu-là, dominant la partie de la tête (casquée) et des épaules (bovines). Parce qu’ils sont mieux équipés ? Sans doute. Parce qu’ils sont plus bêtement violents ? Peut-être. Parce qu’ils sont mieux entraînés ? Soit. Mais aussi pour une raison moins triviale : ils nous connaissent par cœur, quand la réciproque n’est pas forcément vraie. Sortis des incantations, aussi motivantes que faciles - "CRS-SS", "flics, porcs, assassins", etc… - et de la posture idéologique, l’évidence s’impose : s’ils se targuent un brin rapidement d’avoir fait de leur métier une science, les acteurs du maintien de l’ordre à la française maîtrisent leur sujet. Eux évoluent sans cesse, réfléchissent, multiplient les ReTex [2] après chaque manifestation, encadrent minutieusement les mouvements sociaux (par la discussion comme par la force), tentent de prévoir chaque débordement - jusqu’à établir un prévisionnel de la casse "acceptable" - et s’ingénient à ne guère laisser d’espace à tous ceux qu’ils voient comme des perturbateurs.
Connaître l’ennemi, eux le font très bien. Corollaire logique : il nous faudra en passer par là si nous souhaitons un jour infléchir - voire inverser - le rapport de force. Comprendre comment ils fonctionnent et s’organisent. Découvrir leurs modes opératoires. Et saisir leur logique - parfois, leur absence de logique.
Connaître l’ennemi, eux le font très bien. Corollaire logique : il nous faudra en passer par là si nous souhaitons un jour infléchir - voire inverser - le rapport de force. Comprendre comment ils fonctionnent et s’organisent. Découvrir leurs modes opératoires. Et saisir leur logique - parfois, leur absence de logique.
Pas sûr que le journaliste indépendant David Dufresne ait écrit Maintien de l’ordre, enquête [3] dans cet esprit. Qu’importe : son livre, précis et passionnant, fournit la meilleure des clés d’entrée dans ce monde, étrange et bizarrement fascinant, du maintien de l’ordre. De la répression de la révolte de novembre 2005 aux discussions conduites entre les représentants des étudiants et ceux du préfet de Paris à la veille de la manifestation anti-CPE du 23 mars 2005 [4], de la création des CRS à la Libération aux récentes théories de gestion des foules [5], des bureaux de la place Beauvau aux geôles de garde-à-vue des commissariats, David Dufresne livre un complet panorama. Et dresse un très instructif tableau des enjeux et stratégies du maintien de l’ordre, ainsi que de leurs évolutions.
L’auteur (dont tu peux retrouver une partie du travail sur Davduf.net) est depuis passé à autre chose - le livre date de la fin 2007 - , réalisant notamment un très remarqué webdocumentaire sur le système carcéral américain, Prison Valley, avant de se plonger dans la rédaction (en cours) d’un livre sur l’affaire de Tarnac - ouvrage qui s’annonce prometteur [6]. D’avoir les neurones plongés en plein plateau des Millevaches ne l’a pas empêché de répondre par le détail à nos questions. Démonstration.
L’auteur (dont tu peux retrouver une partie du travail sur Davduf.net) est depuis passé à autre chose - le livre date de la fin 2007 - , réalisant notamment un très remarqué webdocumentaire sur le système carcéral américain, Prison Valley, avant de se plonger dans la rédaction (en cours) d’un livre sur l’affaire de Tarnac - ouvrage qui s’annonce prometteur [6]. D’avoir les neurones plongés en plein plateau des Millevaches ne l’a pas empêché de répondre par le détail à nos questions. Démonstration.
Tu abordes dans ton livre la question de la « co-production » du maintien de l’ordre, par les manifestants et les forces de l’ordre. C’est quelque chose d’assez peu connu…
Il faut préciser que c’est un phénomène essentiellement parisien, les choses étant différentes en province. A Paris, où la préfecture de Police est un véritable État dans l’État, une manifestation doit obligatoirement être déclarée : si tel n’est pas le cas, la manif est jugée illégale. Dès lors, la préfecture de Police considère qu’elle peut intervenir dès les premières minutes de l’attroupement, sans attendre le moindre début d’incident. Reste que certains manifestants parisiens préfèrent ne pas déclarer leur manifestation, avec l’espoir de l’effectuer en catimini sinon… en paix. Ce qui n’est pas garanti : l’encadrement policier des manifs “sauvages” est présent la plupart du temps, et se montre d’emblée plus violent, plus dur, en tenue offensive (dite « Robocop » dans les rangs mêmes de la police), qu’en cas de manifestation déclarée [7].
Dans le cas où l’itinéraire du cortège est préalablement déposé en préfecture, policiers et manifestants entament alors des discussions. C’est une forme de marchandage, où tout est calculé. Par exemple : si le pouvoir (la mairie, le gouvernement, un ministère, que sais-je) veut montrer que la manifestation sera un flop, et si les organisateurs confient aux policiers qu’ils n’attendent pas grand monde, la manif sera envoyée sur les grands boulevards, car les larges avenues, c’est la meilleure manière de donner une impression de vide, de raté militant. Autre exemple : la manifestation ne pourra s’approcher de « quartiers interdits » (c’est l’expression) — notamment l’Élysée ou les alentours de l’Assemblée Nationale —, sauf si cette manif est plutôt bien vue des pouvoirs en place. Ou, mieux encore, si cette manifestation sert des luttes internes au pouvoir. Ce fut le cas, par exemple, lors du mouvement anti-C.P.E., où la rivalité Sarkozy (à l’Intérieur) versus Villepin (à Matignon) a pu jouer sur certaines décisions de la préfecture de Police de Paris, alors aux ordres du premier.
D’une manière générale, il existe un certain nombre de points de « co-production », sur lesquels flics et organisateurs ont les mêmes intérêts ; ils se retrouvent notamment sur l’idée d’éviter à tout prix la mort d’un manifestant. Des deux côtés, et même si ce n’est pas pour les mêmes raisons, personne ne veut revivre le drame de la mort de Malik Oussekine de décembre 1986.
Comment s’organise le rapport de force dans ce type de discussions ? Dans ton livre, tu reviens sur le cas de la manif des Invalides pendant le CPE, et, à te lire, on a l’impression que les étudiants ont été complètement manipulés…
A partir du moment où il y a discussion avec les forces de l’ordre, il y a compromis, généralement défavorable aux organisateurs. Ces derniers acceptent de donner beaucoup — annonce de la taille du cortège, des slogans, des mots d’ordre de dispersion — contre l’engagement de ne pas se faire taper dessus, voire désormais de se faire protéger d’éléments dits « extérieurs » à la manif.
Mais il reste des données que ni les organisateurs ni les manifestants ne peuvent maîtriser. A commencer par cette réalité : bien souvent, la violence ne se déclenche plus aux marges de la manif mais au sein même du cortège — par exemple, avec des individus venus en piller d’autres. Ça complique évidemment l’équation. Voilà pourquoi, pendant le mouvement anti-CPE, on a vu des membres de la BAC intervenir en plein cortège pour choper un mec, avec le risque que la foule se retourne contre eux. Pour les policiers, et même s’ils sont rodés, c’est plus dangereux. D’où des démonstrations de force policière pas toujours… proportionnées. Or, la proportion, c’est la base même de la doctrine du maintien de l’ordre « à la française ».
Dans le cas de cette manifestation des Invalides — un moment capital dans l’histoire du maintien de l’ordre — , l’idée des flics était d’isoler les « casseurs » des autres manifestants. Cela consistait à les laisser agir en tête du cortège, jusqu’à ce que ces derniers se détachent naturellement de la tête de la manifestation, pour ensuite les isoler et les coincer dans les petites rues adjacentes. C’était du moins le plan policier, tel que j’ai pu le recueillir. Sauf que… ça ne s’est pas passé comme ça, notamment parce que le cortège était très long, très imposant. Cette gestion des troupes (policières) et de la foule ressemble beaucoup dans les faits à un « wargame » en temps réel ; là, le temps de faire revenir, de la place d’Italie aux Invalides, quelques escadrons de gendarmerie mobile ou de CRS, c’était trop tard.
Tu ne crois pas qu’ils ont volontairement laissé pourrir les choses ?
En partie… J’essaye de montrer dans le livre que certains policiers avaient été alerté sur ce qui allait se passer et qu’ils n’ont rien fait ; d’autres — des membres des RG — l’avaient annoncé, mais ils n’ont pas été écoutés pour des raisons de rivalité entre les différents services. En fait, c’est un vrai panier de crabes : difficile de tirer des conclusions catégoriques.
On peut analyser ce qui s’est passé comme la conséquence d’une bataille entre Villepin et Sarkozy ; à l’époque, le premier était à Matignon et présidentiable, le second à l’Intérieur et… présidentiable. Pour Sarkozy, le mouvement anti-CPE était une forme de revanche après le fiasco des émeutes de 2005 dont il était sorti (temporairement) très affaibli. Soit tout le contraire de Villepin, grand « vainqueur » affiché des émeutes parce qu’il était perçu comme l’homme qui avait remis la France en marche et décrété l’état d’urgence — état d’urgence totalement inutile et souhaité par personne d’autre que lui même, soit dit en passant. J’explique dans le livre pourquoi les flics eux-mêmes n’en voulaient pas…
Et donc, au moment du CPE, Sarkozy va jouer deux rôles pour griller Villepin : d’un côté, il se pose en homme capable de rétablir l’ordre en intervenant dans la gestion de la logistique des manifs avec les syndicats ; de l’autre, comme le seul membre du gouvernement prêt à discuter avec les manifestants, tandis que Villepin, lui, faisait la sourde oreille. C’est là où l’on perçoit la dimension politique de la gestion de l’ordre et du désordre. J’ai ainsi recueilli des témoignages de responsables syndicaux présentant Sarkozy comme opposé au CPE et les encourageant en sous-main à organiser des manifestations. Sarkozy jouait sur deux tableaux : le chef-policier qui discute avec les services d’ordre et le politique qui discute avec les étudiants et les syndicats. C’était le même homme, dans les mêmes réunions ; passant de la flicaille à la politicaille.
Il y a en fait de nombreuses lectures possibles de ce qui s’est déroulé aux Invalides et toutes contiennent une part de vérité : c’est plus complexe qu’on ne l’imagine. Ce qui est certain, c’est que les flics ont merdé. Et ça, c’est intéressant à étudier car, en la matière, ça n’arrive pas si souvent.
Ça détonne même au regard de ton livre qui donne l’impression d’une maitrise quasi totale des événements par les forces de l’ordre.
C’est ce qui constitue la science du maintien de l’ordre : il y a une connaissance policière du terrain, du mouvement des foules et d’une psychologie très aiguë, très poussée. Hormis la manif sauvage, qui reste quantitativement limitée, qui n’est dotée de quasiment aucune visibilité et qui n’existe que pour ses participants, toutes les manifestations sont ultra cadrées. Et les forces de l’ordre en sont très fières, considérant qu’il s’agit là, avec la police judiciaire, d’un de leurs pôles d’excellences. D’ailleurs… si leurs responsables m’ont laissé enquêter sur le sujet sans me mettre trop de bâtons dans les roues, au moins au début, c’est justement pour cette raison. Ceux qui me parlaient étaient désireux de me raconter leur travail, d’étaler leur doctrine, qui consiste à montrer sa force pour ne pas s’en servir, à ne surtout pas faire de mort.
Au regard de cela, les événements violents des Invalides font tache ; d’autant que personne n’ignorait que, avec sa configuration, c’est une place propice à ce genre de débordements — elle le fut déjà par le passé, en 1986. Il s’agit d’un réel fiasco. Et d’une véritable démonstration d’improvisation : les RG se sont mis à frapper des gens alors que ce n’est pas leur boulot, des syndicalistes policiers, qui encadraient le cortège en tant que services d’ordre des syndicats, sont intervenus, etc… Tout ça pose problème.
Ça les a conduits à réviser leur stratégie ?
Comme à chaque fois. Après chaque manifestation, il y a un débriefing ; c’est le RetEx, le « RETour sur EXpérience », comme dans l’armée. L’idée est d’étudier très précisément ce qui s’est passé, comment les choses ont tourné. Et d’en tirer des leçons.
C’est ce qui explique que l’équipement des forces de l’ordre évolue beaucoup plus rapidement que par le passé : il s’adapte à chaque évolution. Chaque grand moment, chaque bataille de rue, sont pour la police comme un stage de perfectionnement. C’est le paradoxe. La police est finalement très réactive.
Jusqu’à donner l’impression d’une complète maîtrise…
Il faut se méfier des impressions… Dès qu’on parle de maintien de l’ordre, il y a fantasmes ; et les flics tablent énormément dessus. Un exemple simple : tu as 4 000 manifestants contre 150 flics, et pourtant personne, ou presque, n’aura l’idée d’aller au clash parmi les manifestants. Parce qu’il y a un fantasme, un conditionnement, une psychologie, une histoire, et les policiers savent en jouer. Ça peut aller jusqu’au commandant des RG qui se laisse voir ouvertement, pour occuper les esprits, pendant que d’autres, plus discrets, infiltrent la manif. D’ailleurs, pour le documentaire qui accompagnait le livre, Quand la France s’embrase (France 2), j’avais retrouvé des images filmées par un flic en civil en caméra cachée à la boutonnière, déambulant au cœur des casseurs dits « de banlieue », place d’Italie. A ce moment là, dans sa position, le policier ne pouvait être que d’une complicité passive, voire active.
Plus récemment, à Strasbourg, lors des manifestations du contre-sommet de l’OTAN (2009), un poste de douane a été saccagé et brûlé. Il faut savoir que ce poste était à l’abandon, et promis à la démolition. La police avait ainsi prévu qu’il était possible qu’il soit attaqué et détruit par les manifestants ! C’est classique, en fait : il y a souvent des éléments sacrifiés pour relâcher la pression. Ils appellent cela la « gestion patrimoniale », qui consiste à déterminer jusqu’où la préfecture ou le ministère de l’Intérieur peuvent laisser casser des bagnoles, des lampadaires ou des vitrines. C’est une question de soupape. Lors des manifestations contre le CIP (en 1994) et avant une manif à risques, Pasqua avait annoncé : « On payera. » Du coup, les flics avaient laissé faire, l’État s’étant engagé à rembourser les assurances. Il y a ainsi des calculs de ce type réalisés en aval de la plupart des manifs, avec quasiment un chiffrage des dégâts possibles.
Si les autorités demandent à ce que les parcours soient déclarés, c’est notamment pour « nettoyer » les lieux : il faut évacuer les voitures stationnées sur l’itinéraire, de même que tout ce qui pourrait servir d’arme — par exemple, les chantiers. La toute première manif qui s’est emballée lors du mouvement anti-CPE passait au carrefour Sèvres-Babylone à Paris : les policiers n’avaient pas prévu que des jeunes allaient enjamber les grilles d’un square fermé, où l’on trouvait beaucoup de pierres d’ornement, donc des projectiles potentiels. C’est dans ce genre de détails que tout se joue. Il est certain que le ReTex de la manif en question a dû insister sur ce point et que plus aucune manif autorisée à proximité ne se retrouvera dans cette configuration...
Un des effets secondaires de cette « gestion patrimoniale », c’est de laisser casser un peu pour… arrêter beaucoup. C’est ainsi la meilleure manière pour la police de renouveler ses fichiers : ça lui permet d’avoir un tableau réactualisé des nouveaux militants radicaux, notamment les plus jeunes, moins aguerris, et qui se font interpeller.
On a eu cette impression lors d’une manif sauvage où ils avaient arrêté tout le monde [8]. C’était une aubaine pour eux, en fait...
Du pain bénit, si on peut dire. Ce genre de manifs est perçue comme un poste d’observation sur l’état des troupes radicales. Il y a eu des rassemblements autour de l’affaire dite de Tarnac – à Châtelet, devant la Santé, à Barbès – , qui ont été l’occasion pour les flics de faire un état des lieux et de renouveler leur stock de photos. Ils ne s’en sont pas privés.
Tout ceci ne signifie évidemment pas qu’il ne faudrait pas manifester, mais cela démontre que la science de la rue est une… science exacte ou, plutôt, qui se voudrait comme telle. En fait, deux phénomènes se superposent : d’un côté, la connaissance mutuelle du terrain, les subtilités des rapports de force, subtilités partagées par tous, en un mot, la science exacte, et, de l’autre côté… l’imprévu. Par exemple peuvent surgir une exaltation particulière, un mouvement de foule inattendu, une bavure, quelque chose que les policiers ne contrôlent pas. Ainsi du cas de ce syndicaliste de Sud, frappé par les policiers et tombé dans le coma après une manifestation anti-CPE finissant place de la Nation. Ça s’agitait sévère dans les hautes sphères, ils ont eu peur. Si l’homme était mort, tout basculait. Même si, comme souvent, la ligne de défense était toute trouvée : « Il était bourré », prétendaient-ils. C’était déjà la même chose avec Malik Oussekine : « Il était sous dialyse », se défendaient-ils. A croire que c’est toujours la faute du mec qui s’est fait matraquer...
Comment les gestionnaires du maintien de l’ordre jugent-ils la situation actuelle ?
Le constat avancé par les flics en ce moment, c’est que la violence advient plus rapidement lors des manifs, sans ce jeu du chat et de la souris qui existait avant, entre eux et les manifestants, jeu qui leur laissait le temps de prendre les mesures stratégiques nécessaires. Ce phénomène rejoint sans doute ce pli, amorcé sous l’ère Sarkozy, de placer énormément de policiers aux alentours d’une manifestation : c’est ce que le ministère de l’Intérieur appelle un effet de saturation — saturation de l’espace et sidération des participants. Et c’est aussi en partie pour cela qu’ils mettent en place des techniques plus offensives, consistant à aller chercher des personnes au cœur de la foule avant que la violence ne s’installe.
Dans l’approche générale du maintien de l’ordre à la française, cette évolution — vers des techniques plus offensives — est une régression. Depuis les grandes grèves de la fin du 19è siècle, l’idée forte était de ne plus tirer sur la foule. On y revient désormais, même s’il n’est pas question de balles réelles : mais les flashballs visent directement les gens, contrairement aux grenades lacrymogènes censées être tirées avec un angle de 45° minimum. C’est un changement très symbolique — notamment au niveau de l’imaginaire collectif. Et pas seulement. Ceci explique, par exemple, les incidents survenus à Nantes et à Montreuil, où des manifestants ont été grièvement blessés, en 2008 et 2009.
Depuis la publication du Livre blanc de la Défense et de la sécurité nationale [9], on a l’impression que le militaire s’immisce dans le maintien de l’ordre, notamment dans les banlieues…
Je suis partagé sur cette question de la militarisation. Il est exact qu’une dimension du maintien de l’ordre lorgne désormais vers l’armée, notamment au niveau de l’équipement (drones, hélicoptères, lunettes à intensificateur de lumière, caméra embarquée sur les casques, etc). Le Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale dont vous parlez s’inscrit dans cette logique. Ansi, quand Sarkozy écrit dans la préface que « Le clivage traditionnel entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure s’est encore davantage effacé [au fil des années] » , le message est très clair. Il obéit à une certaine logique : si face à la police, des techniques se rapprochent de la guérilla ; alors, le matériel suit. Quand quelqu’un pète tous les lampadaires pour obtenir l’ascendant tactique dans une zone précise, alors il y a en retour utilisation d’un matériel spécifique pour éclairer. Le travail de Mathieu Rigouste et de son Ennemi intérieur [10]. est en ce sens remarquable. Mais, disons, que lui a étudié plus spécifiquement… l’armée et, moi... la police. Nos prismes convergent, mais nos objets d’étude diffèrent.
Pour ma part, je vois un point sur lequel on n’insiste jamais assez, c’est l’importance de la guerre des polices. Elle a toujours existé et reste un déterminant essentiel. Dans le contexte du maintien de l’ordre, il est difficile d’imaginer que les flics cèdent du terrain aux militaires. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à observer les vieilles guerres intestines, quasiment de tranchée, entre les Gendarmes mobiles, les Compagnies d’Intervention et les C.R.S. Bien sûr, les policiers adoptent certaines techniques militaires et s’inspirent de leur entrainement, mais je ne crois pas aux chars en banlieue du jour au lendemain. Qu’il y ait menace, que des expressions martiales soient dorénavant employées au plus haut sommet de l’État, qu’un Livre blanc d’orientation et de réflexion aille dans ce sens, tout ça donne un affichage évident. Reste qu’à ma connaissance, même en 2005, cette option n’a pas été étudiée sérieusement, quand bien même certains militaires auraient sans doute aimé qu’on fasse donner l’armée. Tout l’enjeu est de rester très vigilant sur ce point. Il y a une explication à cette « hésitation » entre le civil et le militaire. En France, le maintien de l’ordre demeure sous les ordres d’une autorité civile : le préfet. C’est toute la différence, par exemple, entre ici et les États-Unis. Et cette différence là n’est pas que symbolique. À l’inverse du militaire, pour schématiser, l’autorité civile a des comptes à rendre.
Oui, le Préfet rend des comptes aux politiques, qui encouragent justement une certaine vision du maintien de l’ordre...
C’est en partie là que réside le problème. Devenu Président, Sarkozy a particulièrement mis la pression sur la préfectorale ; en virant Untel ; en nommant tel autre. La nomination en 2010 d’un ancien patron du Raid et des C.R.S., Christian Lambert, à la tête de la Préfecture de Seine-Saint-Denis, ou celle à Grenoble d’Eric Le Douaron - ancien chef de la Sécurité publique, à la manœuvre lors des émeutes de Villiers-le-Bel - juste après les événements de La Villeneuve, sont éloquentes. J’ai vécu huit ans à Saint-Denis, il n’y a pas si longtemps, et j’y ai vu arriver une forme de durcissement des techniques du maintien de l’ordre, notamment quand il a été décidé d’utiliser des unités censées être réservées aux situations d’exception, à savoir les C.R.S., pour des situations relevant du quotidien. C’est aberrant : les C.R.S. reçoivent justement une formation, une tenue et des techniques, qui ne sont pas celles des flics ordinaires. Prétendre que cette démonstration de force d’« exception » n’a pas eu d’effets directs sur les populations, c’est refuser de voir la réalité.
Le soir de la dalle d’Argenteuil, le 25 octobre 2005, deux jours avant le déclenchement des émeutes de Clichy-sous-Bois, tout le monde a retenu l’utilisation du mot « racaille » par Sarkozy, mais il y avait plus important. Il y avait la doctrine, la pensée de fond, l’idéologie. Ce soir-là, Sarkozy a annoncé qu’en raison d’un nombre réduit de manifestations (c’était avant le CPE…), les C.R.S. allaient être transférés en banlieue. Et qu’ils allaient donc y être présents en permanence, faire la circulation, contrôler les identités, etc... « On est comme une armée d’occupation », ont protesté certains syndicats de police eux-mêmes. Voilà la forme de militarisation la plus importante à mes yeux, plus encore que l’emploi de techniques militaires, et c’est un signal désastreux.
Ton livre a paru en septembre 2007, juste avant l’explosion de Villiers-le-Bel. Des émeutes de 2005 à Villiers-le-Bel, est-ce que les flics se sont adaptés ?
Villiers-le-Bel est justement un cas intéressant, parce que ce sont surtout les leçons mal apprises de 2005 qui ressortent. Du point de vue du maintien de l’ordre — disons : de la doctrine — , il y a d’évidentes fautes commises côté policier. D’abord parce que les flics débarquent avec une seule voiture, une fois la mort des gamins connue ; c’est ainsi qu’un commissaire se fait tabasser. Et ensuite parce que, dès le premier soir, les différents services communiquent très mal entre eux : une rivalité entre la Direction centrale de la sécurité publique et la Direction centrale des CRS — ils se détestaient alors mutuellement, notamment les patrons — les empêche de s’accorder. Du coup, ils n’ont pas envoyé leurs hommes dans les temps, ni dans les bonnes conditions.
Ces faits renvoient à une réalité : très souvent, quand les évènements dégénèrent, il faut remonter aux erreurs commises par les forces de l’ordre. Ce sont des fautes, en fait, mais on les appellera erreurs au point de vue de la doctrine. Quand une lacrymo est envoyée dans une mosquée de Clichy-sous-Bois, tu mets le feu aux poudres, c’est évident.
Concernant les émeutes de 2005, on se rend compte que cet élément déclencheur (la mort de Zyed et Bouna, les brûlures de Muhittin, puis les erreurs policières dans les jours qui ont suivi) a résonné partout, dans toute la France. C’est un fait rarissime – ça ne l’a pas été pour Villiers-le-Bel (2007) ni pour Grenoble (2010). Ça ne l’a pas été non plus quand, il y a quelques jours, le parquet de Bobigny a requis un non-lieu contre deux policiers de la BAC impliqués dans la course poursuite vers le transformateur EDF de Clichy-sous-Bois. Si les juges d’instruction optent à leur tour pour le non-lieu, ce sera la preuve absolue que justice et société n’ont absolument pas pris la mesure de ce qui s’est passé en 2005. Ce serait une décision odieuse, sidérante, une insulte.
Dans ton livre, tu n’es pas vraiment dans la dénonciation : il s’agit plutôt d’un tableau très précis…
Ce livre est le fruit d’une enquête, menée selon quelques impératifs méthodologiques ; voilà pourquoi je suis un peu effacé, même s’il me semble que consacrer un an et demi à enquêter exclusivement sur le sujet est, en soi, une forme d’engagement. Hormis le chapitre sur la mort de Malik Oussekine, un événement qui m’a profondément marqué puisque j’étais dans la rue à côté, avec d’autres, les voltigeurs aux trousses, je reste en retrait dans ce livre, vous avez raison. Et pour tout dire, je m’interroge dorénavant sur cette… position que j’ai prise et sur ces « impératifs méthodologiques ». Pour mon travail suivant, le webdocumentaire Prison Valley, sur l’industrie carcérale américaine, le narrateur est à la première personne. Je compte aller plus loin dans l’implication personnelle pour mes travaux futurs. Néanmoins, certains policiers ont très mal pris Maintien de l’ordre. Notamment parce que j’y dévoilais quelques techniques et stratégies policières récentes – par exemple, ces techniques plus offensives désormais privilégiées par les C.R.S…
C’est à mes yeux la base du travail du chercheur, qu’il soit universitaire, journaliste, ou simple curieux : aller voir des deux côtés. Ne pas se focaliser sur un seul bord de la ligne de front. En se méfiant, évidemment, des techniques de « charme » de la machine policière : souvent, tu te retrouves à interroger des gens qui ont un discours et une présentation bien rodés, qui savent plus ou moins qui tu es, et quel discours tu tiens. Depuis une dizaine d’années, la police a évolué comme le reste de la société : elle s’est formée aux méthodes de com’. Notre tâche est de ne jamais oublier de remettre son discours en regard avec son action.
Ce qui m’intéresse quand je mène un travail de ce genre, c’est avant tout de comprendre les logiques à l’œuvre : je n’arrive pas avec des grilles de lecture, ou du moins j’accepte d’en changer. Je cherche à confronter les sujets que j’interroge. A l’inverse de certaines personnes que vous avez pu interviewer sur Article11, j’ai moins de certitudes ; en dehors, bien entendu, de ce que je pense des lignes de force, des doctrines de fond. L’image monolithique de LA police, d’UNE seule police, induit en erreur. Il y a des flics de gauche, des flics de droite, des flics républicains et des flics fachos, et parfois ils travaillent ensemble, dans la même bagnole. Une partie d’entre eux sont d’une critique radicale à l’égard de Sarkozy, qui les a à la fois mis sur un piédestal et dans la merde ; par exemple, la politique du chiffre est une chose qu’ils désapprouvent fréquemment. Certains en viennent à regretter l’idée de la police de proximité. Et, donc, ils s’élèvent par là contre l’idée désormais en vogue qui veut que le maintien de l’ordre doit primer sur le reste (la prévention, l’enquête, etc).
On ne les entend pas beaucoup, ceux-là…
Dans la majorité des cas, les policiers se comportent en techniciens sur le terrain, mettant de côté leurs convictions. Ils obéissent à des ordres. Et c’est dans les ordres, donnés tout en haut, que tout se joue. C’est en quoi s’intéresser au maintien de l’ordre, c’est s’intéresser en la police dans ce qu’elle a de plus… politique. Quoi de plus politique que la gestion de la cité, que la prise et le contrôle de la rue ? Un exemple parmi cent : les ordres n’ont pas été les mêmes contre la jeunesse des cités en 2005 et contre la jeunesse étudiante des centres-villes en 2006, pour qui on sortira rarement les flashballs, sauf en cas d’extrême nécessité. En banlieue, les flashballs sont toujours brandis. Pourquoi ? Pour moi, c’est ce type de questions qui est fondamental.
Notes
[1] Photo du camarade Ubifaciunt, prise lors d’une manifestation à Montreuil en juillet 2009 ; compte-rendu ICI.
[2] Retour sur expérience, une phraséologie empruntée au domaine militaire sur laquelle David Dufresne revient au cours de l’entretien.
[3] Aux éditions Hachette.
[4] Celle qui ’est terminée dans le chaos aux Invalides.
[5] « Réagir face à une foule, c’est aussi éduquer la foule. L’influencer, l’amener à agir de telle ou telle façon. Tout doit être pris en compte car une foule ne réagit jamais de la même façon. C’est une question de psychologie », affirme ainsi Pierre Marchand Lacour, de la Direction centrale des CRS (cité par David Dufresne).
[6] On ne peut pas en dire plus, on a promis…
[7] Parfaite illustration, ce compte-rendu d’une manif sauvage en février dernier : après quelques centaines de mètres de balade, arrestation générale, une trentaine de personnes ont fini au poste.
[9]
http://www.article11.info/spip/David-Dufresne-Chaque-bataille-de
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