Délinquance, violence, insécurité : les mots et le sens qu’on leur donne
À l’heure où un même gouvernement d’extrême droite plurielle tente de démanteler ce qui reste d’État social (et notamment du système des retraites) et de libertés publiques (et plus encore de droits des étrangers), à l’heure des réformes Woerth, Besson, Hortefeux, à l’heure de LOPPSI 2 et de la loi anti-burqa, et alors que la longue tradition d’impunité policière se perpétue avec – coup sur coup – un non lieu requis pour les policiers impliqués dans la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois et un non-lieu prononcé pour les policiers impliqués dans la mort d’Abdelhakim Ajimi à Grasse, il n’est pas inutile de revenir sur le sens même de ces trois mots qui « font l’agenda » : délinquance, violence, insécurité – et sur leur usage singulier, pour le moins partiel et partial.
Une règle élémentaire de méthode veut qu’on commence toujours par définir les termes qu’on utilise. C’est précisément ce que se gardent bien de faire les journalistes et les élus qui partent en croisade contre les « violences urbaines » et « l’insécurité ». Ces derniers font en effet comme si le sens des mots violence, délinquance et insécurité allait de soi, comme si ces mots étaient interchangeables et comme s’ils étaient tous synonymes de :
Jeune homme basané vêtu d’une casquette insultant une vieille dame avant de lui voler son sac.
Ils occultent de ce fait d’innombrables formes de délinquance, de violence et d’insécurité – et notamment toutes celles dont sont victimes ces jeunes hommes vêtus de casquettes.
Tout d’abord, violence n’est pas synonyme de délinquance :
il existe des formes de délinquance qui sont peu ou pas du tout violentes, et ce sont justement celles-là qui contribuent à faire augmenter le chiffre global de la délinquance [1] (l’outrage à agent, par exemple, ne peut pas sérieusement être considéré comme un acte très violent, et la consommation de cannabis encore moins) ;
inversement, les formes de délinquance les plus violentes, comme les homicides volontaires, ne sont pas en hausse (ils stagnent autour de 600 cas par an – soit : pas plus que les décès causés par des accidents de travail, et dix à vingt fois moins que les décès par accident de la route ou par suicide), et pas davantage les homicides volontaires commis par des mineurs (autour de trente cas par ans), ni les homicides commis contre des policiers (autour de vingt cas par an).
Quelle violence ?
Par ailleurs, il y a des formes diverses de violence, plus ou moins graves, et plus ou moins légitimes. Quoi de commun entre un vol à l’arraché, une injure, une gifle, un meurtre, un viol, et une émeute consécutive à une « bavure » policière ? Quel est l’intérêt, pour la compréhension de ces phénomènes, de les ranger tous sous la même rubrique ?
Aucun. Le seul intérêt de cette catégorie d’amalgame est qu’elle permet d’imposer sans le dire une thèse implicite : la thèse selon laquelle il existe une réalité homogène, « la violence », qui commence dès le premier mot de travers, dès la première « incivilité », et qui se poursuit inéluctablement, si on n’y prend garde, dans une escalade qui culmine avec la criminalité organisée et l’homicide [2].
En d’autres termes : lorsqu’on se refuse à distinguer entre délinquance et violence, ou entre différents types et degrés de violence, on aboutit très vite à la « théorie de la vitre cassée » [3] et à la doctrine de la « tolérance zéro » [4].
Par ailleurs, l’essentiel de la violence qui s’exerce dans les quartiers dits sensibles n’est pas le fait des « jeunes de cité ». Les responsables ne sont en vérité ni jeunes ni de cité. Harceler, racketter et frapper sont bien des violences, et ces violences ne sont pas mineures, mais ces violences, et encore moins les murs taggés, les abribus cassés et les voitures brûlées, ne sont pas les seules qui « empoisonnent » la vie dans les cités. Dans les cités comme ailleurs, et sans doute plus qu’ailleurs, il existe bien d’autres formes de violence ou d’insécurité, dont les autorités se scandalisent beaucoup moins : la discrimination à l’embauche ou dans l’accès au logement par exemple, les plans de licenciement, notamment dans des entreprises bénéficiaires.
Quelle insécurité ?
Ce dernier point mérite qu’on s’y arrête. Car en se « réconciliant avec l’entreprise », la gauche s’est aussi réconciliée avec toute une série de violences qui s’y exercent. Outre la menace permanente du licenciement, il y a aussi la précarité : aujourd’hui, un salarié sur dix travaille en contrat à durée déterminée, en intérim, en stages ou en contrats aidés. Et la proportion ne cesse d’augmenter : CDD et intérim représentent 90% des recrutements dans les secteurs privé et semi-public. Ne s’agit-il pas de violence et d’insécurité ? L’angoisse d’être licencié, de ne pas voir son contrat renouvelé, n’est-ce pas l’insécurité la plus radicale et la plus répandue ? Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement d’un sentiment d’insécurité, puisque le travail précaire s’accompagne d’une série de violences physiques et morales bien réelles :
les maladies ou accidents de travail (qui se développent à cause du non-respect des normes de sécurité et de l’intensification des cadences) ;
le harcèlement moral infligé par les supérieurs hiérarchiques, dans un contexte où l’on entend chaque jour qu’il faut tout accepter pour conserver son emploi.
Et même lorsque ces « difficultés » ne sont pas identifiées comme violences, elles n’en sont que plus redoutables, car ce qu’on ne conscientise pas ou qu’on ne verbalise pas, on le somatise. Ce constat que Freud faisait déjà il y a un siècle, des psychiatres le font aujourd’hui à propos de l’entreprise, dans des livres qui ont rencontré un certain succès : Le harcèlement moral, de Marie-France Hirigoyen, et surtout Souffrance en France, de Christophe Dejours [5].
Quelle incivilité ?
Parlons aussi d’incivilité puisque, dans l’agenda gouvernemental, c’est devenu une priorité. Dès 1999, le mouvement Stop la violence rejoignait sur ce point Lionel Jospin ou Jean-Pierre Chevènement : des jeunes qui se « parlent mal », pouvait-on lire dans le manifeste, c’est déjà une violence. Assurément, mais ce que ne disait pas le manifeste, et que les gouvernants ne disent pas non plus, c’est qu’on se parle plus mal encore dans le monde du travail, de chef à subordonné. Quant à ceux qui sont privés de travail, ils subissent de véritable et innombrables violences et incivilités, quotidiennement et à peu près partout, jusque dans leur plus proche entourage. Sophie Badreau l’a très bien décrit :
« La recherche d’un emploi recèle une quantité insoupçonnée de petites violences, dont l’accumulation finit par fatiguer les organismes les plus résistants et par épuiser les volontés les plus affûtées. Cette usure psychologique est en grande partie générée par le fait que vous êtes sans cesse confronté plus ou moins directement à des personnes qui s’autorisent à porter des jugements sur vous, à vous expliquer pourquoi vous ne trouvez pas d’emploi, à critiquer vos choix et surtout à vous donner des conseils, alors que de toute évidence, elles sont totalement coupées des réalités du chômage en général, et totalement ignorantes de votre situation en particulier. Ces personnes expriment des opinions qui, pour la plupart, peuvent être rangées dans les catégories "tout le monde peut s’en sortir", "il y a du travail pour tout le monde", "vous ne savez pas vous y prendre". Inutile d’insister sur les effets dévastateurs que ce genre de théorie peut avoir sur le moral et sur la confiance en soi de ceux qui ne s’en sortent pas. » [6]
Cette violence sournoise et dévastatrice, non seulement nos dirigeants politiques ne la combattent pas, mais ils l’exercent : n’est-il pas violent, quand on cherche en vain un emploi depuis des mois ou des années, d’entendre un Président de droite [7] déclarer qu’« il y a du travail pour ceux qui veulent se bouger », ou un Premier Ministre de gauche [8] ne concéder qu’une « prime de Noël » dérisoire aux chômeurs en lutte en leur expliquant qu’il est « impossible d’en demander plus à la France qui travaille » – sans parler des actuels discours décomplexés opposant « la France qui se lève tôt » à celle qui se lève tard ? Ces discours culpabilisateur ne sont-ils pas des incivilités caractérisées ? Ne font-ils pas au moins autant de ravages que le parler cru de certains jeunes ?
Enfin, si l’on parle d’incivilité, que penser du ton de beaucoup de policiers ? Ou de ministres de l’Intérieur [9] qui parlent de « sauvageons », de « racailles » ou de quartiers à « nettoyer au Karcher » ?
Un art de l’ellipse et de l’euphémisme
Quant aux livres, rapports ou articles de presse qui prolifèrent depuis des années sur « la montée de la violence », au mieux ils mentionnent en passant le lien qui existe entre la violence des jeunes et « l’omniprésence de la violence dans les rapports sociaux » [10]. Dans ces écrits, la violence sociale est évoquée, mais jamais sérieusement prise en compte, ni dans l’analyse de fond ni dans les solutions proposées : la chose est dite, et aussitôt oubliée, comme s’il s’agissait d’un détail.
En d’autres termes : les gouvernants et leurs conseillers semblent savoir que le chômage et la précarité existent, il leur arrive même d’en parler, mais ils ne semblent pas en mesurer l’étendue ni la gravité – et surtout, il ne vient à l’esprit de personne de les ranger sous la catégorie de violence. On préfère inventer de nouveaux mots, qui effacent toute trace de violence : on ne dit pas qu’on licencie mais qu’on « dégraisse », qu’on « restructure » – on parle même de « plan social », ou de « plan de sauvegarde de l’emploi ». On ne dit pas qu’on exploite ou qu’on précarise mais qu’on « modernise », qu’on « rationalise » ou qu’on « assouplit »...
De même, l’État, qui est censé – suivant la formule de Max Weber – exercer « e monopole de la violence légitime », semble en vérité si peu sûr de sa légitimité qu’il préfère nier le caractère violent de son action : on ne dit pas qu’on enferme et qu’on expulse de force des gens installés en France, dont le seul tort est de ne pas avoir de papiers, mais plutôt qu’on place en « rétention » des « immigrés en séjour irrégulier » et qu’on les « reconduit à la frontière » [11]. Et il en va de même avec les mesures de police et de justice prises à l’encontre des jeunes délinquants :
pour ne pas dire qu’on enferme un mineur, on dit aujourd’hui qu’on l’ « éloigne » et qu’on le place dans un « centre strictement surveillé » ;
on ne dit pas qu’on sanctionne les parents pour les fautes de leurs enfants, mais qu’on prend des « dispositions coercitives » afin de les « responsabiliser » et de leur faire « prendre conscience de leur rôle d’adultes » [12] ;
et bien entendu, on ne parle pas de violence ou de brutalité policière, d’homicides ou de crimes policiers, mais d’interventions « musclées », de « bavures » ou de simples « décès ».
Une étrange échelle
À côté de ces violences invisibles, innommables ou euphémisées, il y a la violence que l’on voit et dont on parle : la fameuse « violence des jeunes ». On ne voit même qu’elle, et on ne parle que d’elle. Et lorsqu’il est question de cette « violence des jeunes », on n’a plus peur des mots : les auteurs du manifeste « Républicains n’ayons plus peur » [13] nous ont par exemple expliqué que « la violence scolaire commence avec l’usage du baladeur sous les préaux et les tenues délibérément provocantes des garçons comme des filles ». Et pour analyser ce qui se passe en banlieue, les dirigeants, les experts et souvent même les journalistes journalistes ont à l’unisson repris, au milieu des années 1990, une grille construite par une commissaire des Renseignements Généraux, Lucienne Bui-Trong, qui fait d’un simple attroupement de jeunes dans une cage d’escalier le premier échelon de la violence, sur une échelle qui va jusqu’à huit :
« Au premier rang figurent les conduites qui ne sont pas délictueuses aux yeux de la loi mais qui peuvent empoisonner la vie collective, comme les attroupements de jeunes dans les halls d’entrée, l’occupation intempestive des escaliers. » [14]
Les choses sont claires : il n’est pas question ici de racket ou d’agression, ni même d’injures ou de tapage nocturne, mais de la simple présence de quelques jeunes. Il s’agit donc bien, au sens strict, d’une « tolérance zéro », c’est-à-dire d’une sordide et pathologique intolérance : on reproche à des jeunes le simple fait d’être là, trop visibles, au lieu de rester chez eux, enfermés entre quatre murs. Leur simple existence est vécue comme une agression.
La grille de Lucienne Bui Trong présente une autre particularité : elle place les émeutes à un échelon plus élevé que l’homicide, alors qu’elles n’ont jamais provoqué le moindre décès. Comment dire plus clairement que désormais, selon le point de vue policier, une vie humaine – du moins celle d’un « banlieusard » – est moins précieuse que « l’ordre public » ?
De même, le Guide pratique pour les Contrats Locaux de Sécurité, édité par le Ministère de l’Intérieur, définit « l’incivilité » comme une « petite malfaisance (infraction mineure, impolitesse) dont la répétition quotidienne rend pénible la vie en société », et mélange sous cette catégorie de véritables violences (sur des biens) (« vandalisme, tags, poubelles renversées, vitres cassées, etc. ») et des « rassemblements d’individus oisifs » qui sont « ressentis » comme « une obstruction ou une menace » [15].
Voici donc sur quelles étranges définitions sont bâtis les « contrats locaux de sécurité » :
exploiter, expulser ou tabasser dans un commissariat, ce n’est pas une violence ;
écouter un Walkman, porter une jupe trop courte ou un foulard trop islamique, ou rester assis dans une cage d’escalier, c’est une violence.
L’un des résultats de ces singulières constructions conceptuelles, c’est un traitement également singulier de la déviance et de la violence sociale : si, comme nous l’avons vu, nos dirigeants et nos juges savent se montrer sévères à l’égard d’un mineur, d’un SDF ou d’un sans-papiers, il existe en revanche de nombreuses violences sociales pour lesquelles on peut parfaitement parler de laxisme, d’impunité et de culture de l’excuse. Il est utile de le rappeler car tout est fait, politiquement et médiatiquement, pour qu’on l’oublie : quand les pauvres, les immigrés ou leurs enfants ne sont pas coupables mais victimes, la police sait se montrer discrète, la justice clémente et le journalisme laconique. Il faut rappeler notamment que les entreprises, les commissariats ou les prisons sont à de nombreux égards de véritables zones de non-droit, et que certains coupables, qui ne sont ni pauvres ni banlieusards, ni jeunes ni issus de l’immigration, bénéficient d’une réelle impunité. Il faut rappeler enfin que face à ces violences, les gouvernants font de manière à peu près systématique ce qu’ils reprochent aux « gauchistes », « droits-de-l’hommistes » et autres « sociologues bien-pensants » de faire avec les petits délinquants : minimiser la souffrance de la victime, et chercher des excuses aux coupables.
C’est à toutes ces autres violences, et à la singulière indulgence dont elles bénéficient, que vont être consacrées les parties suivantes.
P.-S.
Une première version de ce texte est parue dans Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, de Pierre Tevanian, paru aux éditions L’esprit frappeur en 2004.
http://lmsi.net/L-insecurite-dont-on-ne-parle-pas
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