Hier, ouvrier chez Renault Billancourt, aujourd'hui travailleur intérimaire sans papiers exploité, Le vieux Doucouré occupe depuis deux mois l'ancien Hôtel Majestic, à Paris.
Reportage sonore* (4') :
Avec mille précautions, il étale sur la table des documents jaunis. Pour un sans-papiers, Doucouré ne manque pas de paperasse : carte d’identité consulaire, certificat de formation professionnelle, attestation de visite médicale, déclarations d’impôts... Sur les photos d’identité en noir et blanc des années 70, un jeune malien de vingt ans à la coupe afro, tout juste débarqué à Paris, vous sourit. Quarante ans plus tard, Doucouré a le même sourire généreux ; un collier de barbe blanche orne désormais son visage. A 61 ans, il est le doyen des 6000 travailleurs sans papiers en grève depuis la mi-octobre pour obtenir une circulaire de régularisation. « Dans la culture africaine, la parole des anciens est très respectée, il est le sage », explique Maryline Poulain, de l’association Autremonde, qui soutient de mouvement. Le comité des délégués CGT l’a nommé coordinateur du mouvement, un titre honorifique qui en dit long sur son aura.
Yeux pétillants et sourire malicieux, « le vieux Doucouré » comme le surnomme les grévistes a effectivement des airs de sage. Il dit : « Un seul oiseau ne peut pas peser sur la branche ». C’est donc avec soixante et un « frères » qu’il occupe, jour et nuit depuis plus de deux mois, l’ancien hôtel Majestic de l’avenue Kleber à Paris. Un lieu chargé d’histoire : sous l'Occupation, le haut commandement militaire allemand y avait pris ses quartiers et c’est dans ses salons que sont signés, en 1973, les accords de paix entre le Vietnam et les Etats-Unis d'Amérique. Vendu par l’Etat français à une société qatarienne pour 460 millions d’euros, l’immeuble doit devenir l’un des plus luxueux palaces de la capitale. Bouygues a récupéré le marché et sous-traité la démolition des lieux à la société Adec.
Mais au bout de la chaîne, pour déblayer les futures suites et spas, ce sont des intérimaires sans papiers qui bouffent la poussière, le plomb et l’amiante. Doucouré : « On vient se sacrifier ici, faire ce travail d’esclave, pour nourrir nos vieux parents et nos enfants. On est bien utiles à la France ». Anciens travailleurs exploités, ils deviennent des grévistes harcelés. Tous les moyens sont bons pour leur faire quitter les lieux. Le 20 octobre, un incendie criminel ravage l’un des salons du rez-de-chaussée. Les grévistes sont évacués. Une fois le feu éteint, toutes les entrées du bâtiment ont été cadenassées. Sauf une : une fenêtre a été oubliée par laquelle les sans papiers réinvestissent le bâtiment. « On est prêt à tenir un an, assure Doucouré. La liberté n’a pas de prix. Plus que pour le travail, on se bat pour notre dignité.»
Doucouré est né au Mali en 1948, dans la région de Kayes, de parents agriculteurs. La première fois qu’il met les pieds en France, il a 21 ans. Il multiplie les petits boulots avant d’être embauché comme OS (ouvrier spécialisé) chez Renault-Billancourt. Tuberculeux, il doit arrêter la chaîne, il devient électricien. Arrivé sous de Gaulle, Doucouré voit peu à peu se durcir les lois sur l’immigration. « Quand je suis arrivé, raconte t-il. On n’avait pas besoin de carte de séjour pour travailler en France, il suffisait d’une carte consulaire et d’un certificat médical ». La présidence Giscard marque le début de la fermeture des frontières. Doucouré obtient une carte de séjour « salarié » de trois ans qui lui est renouvelée une fois. En juin 1981, un mois après l’élection de François Mitterrand, sa prolongation lui est refusée. En août, une circulaire permettra la régularisation 130 000 sans papiers. Mais Doucouré n’en profitera jamais. « Je ne voulais pas rester clandestin en France, je suis rentré au Mali ». Il y restera jusqu’en 2003 à cultiver mil, mais et arachide. Avant de revenir parce que « la souffrance est trop grande ».
Mais les temps ont changé, la politique s’est encore plus durcie. Depuis 2003, Doucouré a eu beau demander une carte de séjour en vain. Il est toujours resté sans papiers. « Je vis la peur au ventre, je ne dors pas bien.» Au pays, ses salaires aident parents et enfants. « Je suis venu me sacrifier pour mes enfants, pour leur nourriture et leur éducation. » Sa fierté : deux de ses sept enfants ont bac + 5. Aujourd’hui, « le vieux Doucouré » ne rêve que d’une chose : une retraite paisible, entre le Mali et la France.
Photo : Pierre Pytkowicz
Portrait paru dans l'Humanité du 31 décembre 2009
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