Une histoire perso pour débuter.
Mars 2004, j’étais jeune journaliste, tout juste embauché au Républicain Lorrain à Sarreguemines. Par hasard, en tuant le temps dans la salle des pas perdus entre deux audiences correctionnelles, j’ai prêté l’oreille à la conversation de deux hommes discutant non loin. Ils étaient ouvriers chez Smart, le plus gros employeur de la région, et travaillaient dans l’immense usine de Hambach. Ils parlaient d’une découverte faite le matin même par des collègues à eux, qui avaient mis à jour une caméra dissimulée au-dessus des toilettes. La direction de l’usine avait décidé de ne rien rater du passage de ses ouvriers au petit coin…
La chose n’avait pas été rendue publique, cantonnée au petit monde de Smart. Je suis rentré dare-dare à l’agence, tout content de tenir mon premier "vrai sujet". Et j’ai passé des coups de fil, aux syndicalistes et aux membres du service de communication de Smart : les premiers étaient enchantés de confirmer l’histoire, les seconds auraient adoré l’enterrer. J’ai alors découvert ce phrasé propre aux hommes de pouvoir cherchant à obtenir quelque chose de vous, ce mélange de douceur et de persuasion, de chantage et d’appel au sens des responsabilités. Surtout, j’étais content de foutre dans la merde les dirigeants d’une usine ayant pour réputation de traiter ses employés sans aucune considération.
Malgré quelques pressions de la direction de Smart, laquelle n’a pas manqué de rappeler le poids financier de ses publicités, le papier est sorti. Il a fait du foin dans la région, et un peu aussi au plan national, tant il est communément admis - même chez ceux qui votent Sarkozy - que le droit au flicage et à la surveillance doit connaître quelques limites. Les dirigeants de l’usine de Hambach se sont mollement défendus, conscients de la difficulté à nier l’évidence et convaincus (à juste titre) qu’on ne les embêterait pas trop. Ils ont prétexté l’initiative individuelle malheureuse d’un membre de la direction et ont argué d’une prétendue volonté de débusquer des auteurs de vol et dégradations. Un an plus tard, quelques-uns d’entre eux sont passés une première fois au tribunal, poursuivis pour atteinte à la vie privée. Les mêmes ont fait appel de leur (légère) condamnation, avant d’obtenir gain de cause : ils ont été relaxés, au motif que les toilettes étaient le prolongement du lieu de travail…
Encore aujourd’hui, je continue à trouver incroyable que la justice ait pu ainsi légitimer la vidéosurveillance dans les lieux d’aisance. Je ne devrais pas être aussi naïf : la société de surveillance ne s’arrête pas aux portes des entreprises. Au contraire, elle y étend largement son emprise, avec d’autant plus de facilité que les employés se trouvent en situation de faiblesse. C’était le cas chez Smart (ça l’est toujours, j’imagine). C’est le cas en bien d’autres lieux, à commencer par les centres d’appel.
Loïc et Rodolphe sont employés dans l’un de ces centres, l’entreprise Coriolis à Amiens. Ils sont aussi délégués syndicaux, ce qui leur permet de prendre la parole à l’extérieur pour dénoncer leurs conditions de travail. Samedi, ils étaient invités à s’exprimer dans le cadre d’une nouvelle édition de la "teuf à Babeuf", sympathique rassemblement amiénois - « avec le meilleur punch de la Somme et la meilleure sangria de Picardie » - organisé par les amis de Fakir [1]. Présents pour évoquer « le flicage tranquille », ils se sont partagés la tribune avec Ségolène et Yannick, du collectif Pièces et main d’œuvre.
L’ensemble était plutôt passionnant. Je me suis donc dit qu’il n’y avait pas de raison que tu n’en profites pas toi-aussi. Tu trouveras ci-dessous une bonne part de l’intervention de Rodolphe et Loïc. Demain, je te balancerai la suite, soit la prise de parole des deux représentants du collectif Pièces et main d’oeuvre.
Loïc. « La société de la surveillance, le monde du travail est dedans depuis 30 ans. Et c’est particulièrement vrai pour les centres d’appel. Le matin, mes collègues se badgent en arrivant, puis ils se loguent à l’ordinateur et au téléphone de leur poste de travail, leurs appels sont enregistrés - parfois écoutés - et toutes leurs activités sont tracées, décortiquées. »
Rodolphe. « Nous sommes surveillés par les outils informatiques, mais aussi directement par notre superviseur : nous travaillons sur un grand plateau ouvert, où tous nos gestes et nos conversations sont observés. Les salariés des centres d’appel n’ont qu’une seule échappatoire : l’absentéisme. Le taux dépasse largement les 20 %, soit bien plus que la moyenne nationale. »
Loïc. « Nous travaillons dans une atmosphère de flicage, mais aussi de harcèlement permanent et institutionnalisé. Quand un salarié rejoint un centre d’appel, il est immédiatement mis sous pression, avec des objectifs fixés dès le premier jour de formation. L’idée est simple : sous pression, le salarié ne réfléchit plus ; s’il ne réfléchit plus, il ne réagit pas non plus.
L’outil informatique facilite évidemment la surveillance. Depuis son écran de contrôle, le superviseur voit tout. Il sait si un salarié est en communication, s’il n’est pas en communication, s’il est aux toilettes, combien de temps il passe aux toilettes, etc… Et il n’a pas besoin de se déplacer pour faire des remarques, il lui suffit de passer un coup de fil. Le superviseur n’a même pas besoin de lever le nez de son écran, sinon pour nous mettre de temps en temps une claque symbolique. »
Rodolphe. « C’est un évident rapport de soumission, le téléconseiller subit son travail. Il n’a aucun moyen d’influer sur son métier et il doit juste se conformer au script de conversation qui lui a été remis.
Les salariés doivent s’adapter au système pour ne pas se retrouver accusés d’être responsable de l’échec de l’entreprise ou de l’équipe. Ils sont mis en concurrence les uns avec les autres, et les chiffres indiquant leurs performances tombent trois ou quatre fois par jour. »
Loïc. « Mis en permanence en compétition, les salariés ne réfléchissent plus et ne pensent plus qu’à jouer le jeu, quitte à se tirer dans les pattes. Quatre fois par jour, le superviseur leur balance les chiffres à la figure pour les "informer" du respect des objectifs, de leur situation par rapport aux meilleurs, de la situation de leur équipe par rapport aux autres, etc… C’est d’autant plus stressant que les objectifs sont inatteignables. En un temps de réponse par client arbitrairement fixé à 4 ’30, il est impossible de réussir à fournir au client une réponse et de parvenir – comme on nous le demande aussi – à lui vendre quelque chose dont il n’a pas besoin. »
Rodolphe. « Il en résulte une dégradation du travail des salariés, mais aussi de la satisfaction des clients. Quand les centres d’appel remplacent le contact humain direct, le client est forcément perdant, ne serait-ce que parce qu’il ne peut plus négocier. Seule l’entreprise est gagnante. »
Loïc.« Les salariés en difficulté se retrouvent placés sous une pression constante par le chef de service. Il les culpabilise, avec un discours qui tourne essentiellement autour de cette phrase : "Si tu n’es pas capable de résister à la pression, change de travail !"
Corialis, notre entreprise, est prestataire de France Télécom. Ce n’est pas un hasard : nous avons essuyé les plâtres des méthodes dont se plaignent les salariés de cette entreprise. Pendant dix ans, Corialis a été le laboratoire des actuelles méthodes de management de France Télécom. »
Rodolphe. « Le lieu de travail est logiquement vécu comme un lieu d’enfermement, de souffrance, d’où il ne peut rien ressortir de positif. Nous n’avons pas non plus le temps de discuter les uns avec les autres, encore moins de nous organiser. »
Loïc. « Dans les centres d’appel, il y a beaucoup de turn-over. Les salariés - en bonne partie, des gens qui viennent de finir leurs études - y effectuent souvent leur première expérience dans le monde du travail, ils sont très malléables et peu susceptibles de s’organiser collectivement.
Dès qu’ils ont fini leur journée, les employés fuient le centre d’appel. C’est logique : durant les heures de travail, ils ne peuvent bouger, littéralement attachés à leur poste de travail par le cordon du casque téléphonique. »
Rodolphe. « Notre seule protection est – en théorie – l’Inspection du travail. Mais en dix ans, elle n’a jamais répondu à nos lettres ou appels, elle n’a jamais réagi. Pas une seule fois en dix ans ! C’est la même chose pour la médecine du travail. »
Loïc. « Notre centre d’appel a plus de 20 % d’absentéisme : la médecine du travail ne peut qu’être au courant des conditions qui nous sont faites. Un ami s’est plaint récemment d’acouphènes, résultant de l’utilisation permanente du téléphone ; le médecin du travail lui a recommandé d’aller voir un psy. Pour lui, la faute ne peut venir que du salarié… »
Notes
[1] Dont le prochain numéro sortira dans un peu plus de deux semaines. Je te dis ça, je ne te dis rien…
http://www.article11.info/spip/spip.php?article679
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