Au moment Jean-Marc Rouillan fait paraître un livre consacré à « la maladie et la mort en prison » annonçant en quatrième de couverture que, « longtemps témoin des ravages de la maladie en milieu carcéral, l’auteur témoigne désormais d’une expérience plus directe encore : la sienne », ce texte daté d’un ou deux lustres nous a semblé d’une certaine actualité.
La peine de mort existe toujours dans les prisons françaises. Il est vrai que la tête du condamné ne roule plus dans la sciure. Le spectacle sanguinaire était trop obscène à la tragi-comédie de nos sociétés aseptisées. Mais de nos jours la peine de substitution perpétue le meurtre. Ce n’est qu’un lent assassinat façonné de mille morts quotidiennes. Une exécution consommée sur vingt ans, parfois davantage, mais tout aussi infaillible que la lame du couteau. La mort a été déléguée à la besogne des arbitraires, des violences « nécessaires », des jours sans vie, du désespoir.
Avant guerre, lorsque les exécutions publiques ne servirent plus au décorum de la violence d’État, elles furent refoulées dans l’ombre des « cours d’honneur » de l’administration pénitentiaire (AP). Aujourd’hui, on ne coupe plus le cou, ni en public ni en douce dans ce meilleur des mondes : la mort du détenu est présentée comme « naturelle » – suicides, maladies et folies. Ultime négation puisque ces défunts ne sont pas comptabilisés comme étant des prisonniers. Car si les conditionnelles médicales ont quasiment disparu de la réalité carcérale, l’administration se charge d’évacuer le mourant dans un hôpital extérieur avant qu’il ne trépasse. Quelquefois, ils attendent jusqu’au dernier coma, jusqu’au dernier souffle avant de l’effacer de leur registre. Ils craignent la rémission miraculeuse et surtout que le moribond puisse bénéficier de quelques jours supplémentaires de « liberté volée ».
De stratagèmes en dissimulations, l’administration masque encore l’évidence de cette gestion mortifère. Peu nombreux osent faire le lien entre les ravages de la mort lente et les verdicts en additions incompressibles, la psychiatrisation des centrales, le pourrissoir général des prisons entretenu par l’AP et un corps judiciaire entièrement dévoués aux thèses sécuritaires.
La peine de mort est devenue impalpable. Sans nom ni contour. Elle est administrative. Elle n’a pas de visage. Comme les juges d’application des peines ou les bureaucrates de la place Vendôme qui l’utilisent avec minutie et « innocence ». Le bourreau portait cagoule. Ces gens-là se cachent derrière les règlements, les arithmétiques pénales, le conformisme réactionnaire ambiant.
De soumissions en fausses révoltes, nous sommes tous responsables de l’instauration du nouvel ordre carcéral. Presque sans broncher, sans nous révolter, dans les prisons comme à l’extérieur, nous avons abandonné le terrain à l’institution de la mort lente. Et c’est un nouveau bagne…
La guillotine était réservée à quelques-uns, aux pires, aux moins chanceux, aux plus misérables. Le système administratif de la mort lente affecte des milliers et des milliers d’hommes et de femmes :
— les perpétuités, d’abord, dont le nombre ne cesse de croître depuis deux décennies. Avec les nouvelles politiques d’application de peine, ils ne seront plus commués. Par le passé, la perpétuité était encore, dans l’horreur, une peine à échelle humaine. Peu ou prou, le condamné savait qu’il effectuerait dix-sept ou dix-huit ans. Aujourd’hui, avec la peine de trente ans et la perpétuité « réelle » (comme s’il existait des perpétuités fictives !), les détenus ayant effectué plus de vingt années ne sont plus des exceptions ;
— les détenus accumulant plusieurs peines non « confusionnables » et à qui il faudrait au moins deux vies pour effectuer leurs condamnations ; ainsi les prisonniers libérables en 2056 ou en 2062 ne sont pas rares…
— les détenus ayant des peines incompressibles au-delà de quinze années ;
— mais la mort lente touche également des milliers de prisonniers qui ne trouvent pas en eux les ressources pour résister au rouleau compresseur de l’anéantissement produit par l’élimination carcérale et en particulier par le régime des quartiers d’isolement (QI) et des quartier de haute sécurité (QHS).
Tout dernièrement encore, la grâce croupion octroyée pour l’an 2000 et le verdict de la cour d’assises de Troyes contre les évadés de Clairvaux (comment peut-on présenter une peine de prison assortie de quinze ans de sûreté comme un verdict de clémence !) démontrent que rien ne pourra changer sans combat.
Nous sommes dos au mur. En particulier tous ceux dans les QI, soumis à la torture blanche ; tous ceux détenus dans les centrales de sécurité ; tous les prisonniers malades qui attendent en vain des libérations médicales.
Combien d’illusions perdues ? De combien de fausses promesses faudra-t-il attendre en vain l’accomplissement ?
La révolte contre la mort lente prendra-t-elle la forme d’un nouvel embrasement carcéral aussi violent que les mouvements de l’été 1974 avec sa cohorte de morts anonymes ou assumera-t-elle les formes de la guérilla telle la lutte contre les QHS ? Il est encore impossible de l’anticiper dans les contours du nouvel emprisonnement et des résistances sourdes qu’il provoque. Une chose est certaine, la prison actuelle n’est déjà plus la prison des années 1970-1980. Le carcéral se périodise avec la société dont elle est la forme supérieure de répression. Il y avait un lien évident entre les masses ouvrières de la Grande Fabrique en bleu de travail et les files prisonnières dûment numérotées en uniforme pénitentiaire. Un lien entre la chaîne de production et les entraves collectives. Entre les grands ateliers et le travail carcéral obligatoire. La prison se transforme avec la société : ses nouveaux caractères renvoient aux qualités des rapports sociaux à l’extérieur. Aujourd’hui, la mort lente est une des formes dominantes de la prison de la société néolibérale. Le « tout-prison » et les longues peines portent la marque du « zéro défaut » et du « total control » du travail flexible. Finalement la mort lente est le degré ultime de la prison précaire. Et, comme telle, cette condition déshumanisée est le reflet des populations en fin de droit.
Comme au-dehors, si le système produit l’inexorable destruction, il assure simultanément la survie minimale, juste assez pour travestir son crime et échapper aux révoltes radicales.
Les débats actuels autour du livre du docteur Vasseur ne s’attaquent en rien aux réalités du nouveau bagne[1]. Ils finissent par être phagocytés à l’institutionnalisation de la mort lente. Ils tendent simplement à améliorer la survie. En quelques jours, le thème des longues peines a été évincé au profit de l’orientation même des projets ministériels de prisons modèles – mais en son temps Fleury ne fut-elle pas une prison modèle, comme la centrale de Moulin ?! Demain, les cellules seront peut-être propres et fonctionnelles, mais les détenus y crèveront de solitude, d’indifférence, des pathologies physiques et psychiques de la prison « clean ». Car tout le décisif de la prison actuelle réside dans l’explosion des peines prononcées. Aujourd’hui, les cours d’assises condamnent à vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-huit ans des personnes qui, il y a dix ans encore, se seraient vu infliger douze, quinze ans peut-être – mais jamais plus. Les procureurs soutiennent leurs réquisitoires inflationnistes avec les contes et légendes de futures mises en liberté conditionnelle à mi-peine. Alors qu’ils savent pertinemment que les libérations conditionnelles sont désormais exceptionnelles.
La présentation des statistiques sur la longueur des peines en France est fallacieuse. Le turn-over des petites peines interdit toute compréhension du prolongement de la durée effective du nouvel emprisonnement. Et les personnes emprisonnées pour des délits mineurs qui, hier encore, n’auraient pas occasionné d’incarcération, permettent de dissimuler la réalité actuelle. D’autant plus qu’ils bénéficient, comme les VIP, de libération conditionnelle et autres mesures de l’application des peines[2]
Nous sommes également révoltés par le battage médiatique autour de la pétition des ex-prisonniers VIP[3]. Non, M. Marest, ce genre de témoignage ne nous fait pas avancer même d’une seule année. Il nous renvoie plutôt aux vieux fantasmes sur la prison. Le carcéral se réduirait, selon eux, au sanctuaire brutal du rapport de force et du viol entre prisonniers. Quelle savoureuse pitrerie lorsque la leçon vient d’un Bob Denard ! Cette barbouze française, serviteur du régime sud-africain de l’apartheid, qui a vécu à la tête des hordes mercenaires par la violence et le viol… Et Le Floch-Prigent, ce bon manitou d’Elf, plus prompt à dénoncer la petite violence quotidienne dans les cellules d’arrivants que celle imposée par les monopoles des multinationales, dont son employeur : le plus important réseau de corruption, de racket et de violence néocoloniale des années 1980 !
Le rapport de force dans les sociétés néolibérales est plus dur à l’extérieur que dans les prisons. Où la violence et les arbitraires de l’administration sont d’une violence sans commune mesure avec les pressions entre prisonniers. Et il ne fait pas de doute que les viols sont beaucoup plus nombreux dans les bureaux des responsables du personnel, les instituts religieux ou le simple cadre familial que dans nos cellules collectives !
Nous le répétons, toute cette fausse polémique n’a pour seul but que de faire passer la réforme des prisons dans le sens voulu par Guigou et consorts. En ignorant les longues peines, l’isolement, les dysfonctionnements de l’application des peines et toute mesure véritablement favorable à la réinsertion des détenus. Les réformes de la survie n’assurent que la gestion de la mort lente.
Nous sommes déjà des centaines, bientôt des milliers, à prendre conscience de notre condition de condamnés à mort. Et nous sommes face à cette vérité crue : seule l’insurrection répond à la fin innommable à laquelle ils nous destinent ; et notre humanité ne dépend que l’insurrection. Face au crime administratif, nous n’avons plus seulement le droit de refuser, le droit de nous révolter mais, aujourd’hui, c’est devenu un devoir pour celui qui en a la possibilité, où qu’il se trouve, avec ses tous les moyens nécessaires, individuellement et collectivement.
Le combat contre l’institution des tortionnaires et des bourreaux sera sûrement sans concession. La répression sera féroce. Nous avons déjà goûté aux vendettas de l’administration pour avoir une idée de ce qu’ils nous réservent. Les crimes masqués en suicides, les tabassages, les années et les années de QI, les insultes et les vexations… Enfin, tout ce dont ils sont capables sous le couvert de la loi et des règlements. Néanmoins, notre refus ne craint plus la trique. Et que peut-il nous arriver de pire ? Si rien ne change radicalement, nous sommes déjà morts – et enterrés vivants.
Il y a urgence dans les prisons de France :
— fermeture sans condition des quartiers de torture blanche que sont aujourd’hui les QI après les QHS ;
— remise en fonctionnement des procédures d’aménagement des peines conditionnelles, commutations, compressions, permissions, extension des délais pour l’octroi de la semi-liberté ;
— libération des prisonniers ayant accompli vingt années effectives ;
— libération immédiate de tous les prisonniers malades et en fin de vie.
Notes
[1] En référence au livre de Véronique Vasseur, Médecin chef à la prison de la santé, Le Cherche Midi, 2000. [ndlr]
[2] Les « VIP [very important person] », qui connaissent des conditions d’incarcération séparées du reste de la détention, bénéficient, en plus de ce régime particulier, du régime d’application des peines défini par la loi : conditionnelle au tiers de la peine et suspension de peine semble-t-il au moindre problème de santé. [ndlr]
[3] Plusieurs autres VIP avaient signé, derrière Loïk Le Floch-Prigent, un texte dénonçant l’état des prisons de France. Signalons que ce dernier, condamné pour abus de biens sociaux, libéré pour raisons de santé après vingt mois de détention, a vu sa libération conditionnelle révoquée en juin 2009 pour n’avoir pas respecté les obligations de son contrôle judiciaire. [ndlr]
http://blog.agone.org/post/2010/01/20/Notre-devoir-de-resistance
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